Par Pierre Builly.
Testament de Denys Arcand (2023).
Sous l’œil des barbares.
Le Québécois Denys Arcand a posé d’emblée les bases, de façon très littéraire, très intelligente et même très intellectualisée : Le déclin de l’empire américain en 1986 et sa suite immédiate (si j’ose écrire) 18 ans plus tard, Les invasions barbares. On perçoit qu’on n’est pas dans l’exaltation heureuse, davantage dans ce que j’avais appelé la course à l’abîme qu’est la gangrène mentale du Monde occidental dans mon avis sur le deuxième film et son épuisement vital. Pourquoi pas, après tout ? Nous avons dirigé le monde pendant mille ans ; il est possible qu’il soit équitable de laisser la place à d’autres (et, dans cette optique, les trois dernières minutes de Testament, que je ne dévoilerai pas, ouvrent des pistes, qui se situent en 2042).
Testament dit dans son titre sans doute ce qu’il est : le regard que jette Arcand, âgé aujourd’hui de 82 ans, sur ce monde qu’il a scruté, peut-être un peu aimé et qu’il s’apprête à quitter. Il le fait avec élégance, dans un film impeccable, à la fois drôle et désespérant. Nous sommes nombreux à voir sombrer, par pans entiers, un monde qui avait sans doute plein de défauts, d’injustices et d’idioties, mais qui marchait tant bien que mal et que nous aimions bien parce que Jérusalem, Athènes, Rome, les Évangiles, le Parthénon, Notre-Dame de Paris, Versailles, Racine, Balzac, Victor Hugo, Mozart, Delacroix, Marcel Proust, ce n’était tout de même pas si mal. Pas mal du tout.
Le réalisateur se représente un peu lui-même dans le personnage qu’il met en scène : Jean-Michel Bouchard (Rémy Girard, acteur habituel d’Arcand), septuagénaire tranquille, ancien archiviste, qui achève sa vie dans une maison de retraite assez opulente, maison dirigée de main ferme et attentive par Suzanne Francoeur (Sophie Lorain). Bouchard a mené une vie sans passion et sans aspérités. Il n’a jamais vraiment aimé une femme, n’a jamais désiré avoir un enfant, n’a jamais trouvé une cause politique ou religieuse qui l’aurait incité à s’engager et à manifester. Il vieillit paisiblement, sans avoir vraiment peur de la maladie ou de la mort, à peu près certain de ne rien laisser sur terre, pas même les deux ou trois livres qu’il a jadis fait paraître. Il n’a plus d’amis, s’il en a jamais eu ; ses parents, son frère, les copains de sa jeunesse sont morts. Et depuis qu’il a presque pris sa retraite, qu’il ne peut même plus saluer ses anonymes collègues de travail, il n’a plus de contact avec personne, ou à peine.
Et malgré sa belle allure, la solitude lui pèse. D’ailleurs, dans la maison de retraite où il passe des jours paisibles en attendant la fin, chacun partage à peu près le terrible isolement de la vieillesse. Bouchard passe quelques heures, périodiquement, au siège des archives de la province, où il a travaillé, où on accepte encore sa présence et où il entretient une relation amusante et distante avec une très charmante jeune femme (Katia Gorshkova). Il s’offre aussi, chaque semaine une séance de câlinothérapie, qui est tout, sauf sexuelle, où une autre jeune femme ravissante (Marie Mai) vient, contre rémunération, l’écouter raconter n’importe quoi, le déroulement de sa semaine, ses souvenirs et ses rêveries en lui caressant les cheveux.
Ainsi aime-t-il les beaux vins blancs qu’il déguste avec gourmandise alors que les autres pensionnaires, tétanisés par les ukases médicaux gérontologiques, se restreignent sur tous les plaisirs de la vie. D’ailleurs une des scènes les plus drôles de Testament est celle où un vieillard de l’âge de Jean-Michel, féru de sport et qui chaque jour torture son corps avec passion, s’effondre après un effort trop intense : lamentation de sa veuve (Guylaine Tremblay) sur sa dépouille : il n’avait jamais fumé, il ne buvait plus la moindre goutte d’alcool depuis 40 ans, il mangeait bio, il prenait des vitamines, sa prostate était impeccable, il faisait exactement tout ce que les médecins nous conseillent et il vient de mourir !. Tous les êtres un peu éveillés ne peuvent que ricaner.
Ce qui fait moins rire, c’est l’insidieuse attaque simpliste de chaque jour dénoncée par le réalisateur : ridicule cérémonie de la remise de prix littéraires où Vagins en flamme reçoit le prix de poésie, mais aussi agression d’une quinzaine de jeunes crétins qui se haïssent devant la fresque importante de la maison de retraite, qui représente Jacques Cartier ouvrant les portes de la Civilisation aux Indiens Mohawks ; fresque qui va être vilipendée, honnie, détestée par une bande de salopards culpabilisés qui exigent que la fresque soit effacée : dictature de minorités agissantes à qui on n’ose pas donner la fessée. Et cela avant qu’on ne réhabilite l’ouvrage parce qu’il est une œuvre importante d’un peintre québécois.
Le scénario de Testament est extrêmement bien écrit : les regards s’enchâssent et la vision de notre pauvre aujourd’hui, de ses ridicules, de ses renoncements, de ses défaites fait à la fois rire et pleurer. Sous les sarcasmes de Denys Arcand, il y a de la rage : celle de voir notre civilisation ses suicider avec une sorte de consentement veule, en tendant le cou avec volupté aux étrangleurs.
Le film se termine bien (en tout cas avant les trois dernières minutes) : Jean-Michel et Suzanne vont aller passer ensemble les dernières années de leurs vies. C’est bien cela : Vivons heureux en attendant la fin. Pour moi, qui n’aime pas les happy ends, j’ai été heureux de celui-là. Peut-être parce que c’est celui de ma génération ? ■
29 novembre 2023
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.
Difficile, lorsqu’on a lu cette excellente critique, de ne pas avoir envie de courir voir Testament. Surtout lorsqu’on a vu, et aimé, les deux précédents films d’Arcand.
Ne nous privons pas. Ces raretés sont pour les rares !