Par Pierre Builly
Dupont Lajoie d’Yves Boisset (1974)
C’est la chenille qui redémarre
Oui, il y a deux films bien différents et très clivés dans Dupont Lajoie. Le premier est une sorte d’illustration narquoise, un prolongement cinématographique des dessins féroces de Cabu (les Beauf) ou de Reiser (Gros dégueulasse ou Vive les femmes). Le second est un pamphlet antiraciste à la Boisset, plutôt lourd et caricatural qui dénonce, s’il en était encore besoin, la stupidité collective des foules. C’est aussi pesant et démonstratif que le médiocre À mort l’arbitre de Jean-Pierre Mocky, consacré à la terrifiante stupidité des supporteurs de football.
Qui trop embrasse, mal étreint. Le vieil adage proverbial conserve toute sa pertinence. Misanthropie – qu’on devrait plutôt ici appeler populophobie – d’une part, antiracisme, d’autre part. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de rapport entre les deux notions : je dis qu’à les faire coïncider aussi étroitement, on jette sur les petites gens de notre pays un regard, le regard souverainement méprisant des possédants (possédants de l’argent, du savoir, de la culture, des bonnes manières, de tout ce qu’on voudra) sur les relégués de la France périphérique.
Et qu’on ne vienne pas me dire que les Lajoie (Jean Carmet et Ginette Garcin) exploitent leur café en plein Paris, à l’angle de la rue Beccaria et de la place d’Aligre. Cela, c’était en 1975. Désormais, à cette même place, dans un quartier voué à la boboïtude et à la branchouillerie, ce genre de bistrot n’a plus de place (et de fait, c’est une pâtisserie à la mode qui l’a remplacé). Mais dans Dupont Lajoie, on était encore dans un monde ancien où les rues de la Capitale ne sont pas entièrement tapissées de succursales d’agences bancaires et immobilières, avec, ici et là, des McDonalds et des kebabs. Il y avait aussi de vrais commerces ; et de vraies gens qui, devant le zinc du comptoir tenaient les propos accablants de connerie que tout le monde – tout ce monde ? – tenait à cette époque-là. Vulgaires, graveleux, rouspéteurs, imbibés, mesquins, envieux, tripatouillards, machistes et tout le tremblement.
Ce n’est pas un hasard si Jean Carmet – Dupont-Lajoie, donc – était dans l’excellente série Palace de Jean-Michel Ribes une des têtes d’affiche des Brèves de comptoir, compendium des sottises débitées au fil des ingestions alcoolisées ; Ricard, Côtes-du-Rhône ou whisky, ça ne change pas grand chose. Oui, vulgaires, graveleux, rouspéteurs, ainsi de suite… Et racistes aussi.
Ah ! Voilà le grand mot lâché. Le mot qui tue, discrédite, déshonore, qui est devenu aujourd’hui l’interdit absolu… Et il me semble pourtant, dût la chose faire frémir, qu’en 1975, on disait des mots bien minables et misérables sur les Arabes, mais qu’on en disait aussi, qui n’étaient pas de meilleur niveau sur les Corses (qui ne travaillaient jamais), les Auvergnats (grippe-sous comme les Écossais), les Marseillais (tous un peu truands), les Parisiens (têtes de chiens) et, d’une façon générale sur qui n’était pas de son pays, de sa région, de son département, de sa ville, de son quartier, de sa rue, de son immeuble… De nos jours, où l’antiracisme est comme une religion officielle, il me semble aussi qu’on n’a jamais autant massacré l’autre (n’est-ce pas colonel Beltrame, n’est-ce pas Mireille Knoll ?), celui qui ne vous ressemble pas.
Bon. Voilà une bien longue digression tout à fait scandaleuse sur un film où la grande qualité de l’interprétation permet de passer sur le simplisme du scénario, son caractère pédagogique et démonstratif et sur toutes les facilités qui permettent de susciter chez les spectateurs une indignation justifiée sur la profondeur abyssale de la bêtise humaine, vieille comme les pogroms, les lynchages, les ratonnades, les émeutes et les manifestations de foule.
Mais si Yves Boisset avait un peu de finesse et de doigté, ça se serait vu tout au cours de sa carrière taillée à la serpe, point toujours désagréable (je tiens Canicule pour un monument de mauvais goût, mais un monument tout de même).
Les saligauds du camping sont bien moches, c’est entendu et certains le sont plus que d’autres : Lajoie/Carmet au premier chef, mais aussi le visqueux huissier Schumacher/Michel Peyrelon ; l’ancien d’Algérie/Victor Lanoux (parfait, au demeurant) est à lui seul une montagne de connerie. Mais Colin/Pierre Tornade est un brave crétin aveuglé par la mort de sa fille Brigitte/Isabelle Huppert une sacrée allumeuse. Le patron du camping, Loulou/Robert Castel, a de l’humanité et du cœur comme l’Italien Vigorelli/Pino Caruso… Les autres ? Ceux qui suivent. Dans tous les massacres, il y a ceux qui suivent. Le malheur c’est qu’ils sont nombreux. Et nous, où en sommes-nous ? ■
DVD autour de 14 €
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.
Publié le 28.07.2019 – Actualisé le 09.12.2023
Ce film ne mérite pas qu’on lui consacre une analyse.
Mais, mon cher camarade, TOUS les films ou presque méritent qu’on leur consacre (le mot est fort !) une analyse ! Sur mon blog de cinéma, j’en ai rédigé presque 2000 (pour l’instant et je ne vais pas m’arrêter). Et tu ne t’étonneras pas qu’il y ait là-dedans beaucoup plus de mauvais films que de chefs-d’oeuvre…
Seulement un film, à de rares exceptions près, dit beaucoup, beaucoup de choses sur son époque, par ce qu’il dit et ce qu’il ne dit pas, par ce qu’il montre et ce qu’il ne montre pas. Si, dans un film l’intrigue est insignifiante et les acteurs médiocres, il demeure tout un environnement visuel : une rue de 2019 ne ressemble pas beaucoup à une rue de 1980 : la nature des boutiques, de la circulation, le nom des enseignes, la dégaine des passants sont, pour qui sait regarder, extrêmement significatives. La façon de s’habiller, de parler, les musiques qu’on entend, le regard jeté sur des questions « sociétales » sont toujours instructifs.
Et puis « Dupont-Lajoie », quoi qu’on en pense, c’est, dans le paysage cinématographique français, quelque chose qui compte ; le terme est presque devenu proverbial et, par une sorte de bizarre alchimie, la réunion singulière des acteurs réunis par Boisset lui donne une notoriété qu’il ne mérite pas, si l’on se place au strict point de vue artistique, mais qui est importante. Il y a des tas de « films-culte » qui présentent ces mêmes caractéristiques…
«Dupont la Joie» est l’exemplaire type de ce qu’explique Pierre Builly… Certes, on ne saurait tolérer la double insupportable sottise des personnages mis en scène et de celui qui en réalise les couplets cinématographiques. Cependant, l’espèce d’adéquation entre ces deux sottises conjointes me semblent constituer toute la «valeur» d’un tel film, dont aucun autre qu’Yves Boisset ne saurait toucher la crétinerie nécessaire à son élaboration.
Pierre Builly évoque Jean-Pierre Mocky, c’est faire trop d’honneur à Boisset, selon moi ; en effet, je connais deux ou trois films de Mocky très remarquables, au premier chef «Solo» (sauf confusion de titre) qui est dans la lignée de Melville – sans équivaloir, certes, mais, tout de même ! Très très beau film. Et puis il y a l’anarchisme galopant du galopin, dont on peut trouver à rire, car il est bien drôle… En revanche, Boisset se prend pour quelqu’un qui pense – mais alors, qu’est-ce qu’il pense !… Et c’est un médiocre, mais d’une médiocrité organisée de telle manière qu’elle s’illustre elle-même et prend ainsi sa propre mesure, de manière pour ainsi dire documentaire. «Dupont la Joie, c’est moi!», aurait-il pu flaubertiser… Et c’est bien lui, bête et méchant, à tel point que c’est un «Hara-Kiri» constitué déjà en le «Charlie» surfait.
Son méchant film bénéficie du talent délirant de Jean Carmet, de l’admirable caractère dramatique de Victor Lanoux, un des plus remarquables acteurs français de cette génération ; du reste. LE film en tant que tel, c’est eux. L’intention du film est malsaine, confortable, pleine de componction, à peine digne d’une mauvaise bande dessinée (formule pléonastique), mais «ça marche», comme une bonne vieille «bleue» de mobylette d’avant les bourgeois biclous électriques. À. cet égard, je suis bien persuadé de ce que peut produire le revoir de cette place d’Aligre comme elle était du temps où j’y allais chaque matin faire marché de bouquins précieux vendus 3 francs 6 sous – et j’en trouvais, de plus précieux que l’on pourrait imaginer –, et des jolis fume-cigarettes en ivoire, en ambre, à un franc tout rond, dont j’avais une jolie collection pour mon bec… Aaaah ! Oui, «en ce temps-là», les petites mains du Parti communiste se distrayaient à la vesprée en allant ratonner, bel et bien, dans l’coin d’Saint-D’nis, à moins que, plus snobs, ils n’aillent du côté des Tuileries se payer un peu du «pédé», aussi méchamment que Boisset se paye Dupont… Je ne dis pas n’importe quoi, mon vieil ami Jean-Claude (dont je tais le patronyme, car il est un comédien connu, désormais) s’est ainsi fait assaisonner sévèrement, un soir qu’il allait draguer un peu, après une représentation de «La Grande Eugène» (allez voir ce que c’était que ce cabaret «des Champs»)…
Aaaah ! c’était pourtant l’bon temps, j’vous l’dis, que ces débuts de soixante-dix, j’en ai les larmes aux yeux… «Soixante-dix s’efface», c’est le titre du «Journal» d’alors, en deux volumes, d’Ernst Jünger… Cohabitaient donc Jünger et Boisset, et Mac Avoy et moi, Léo Ferré et Jean-Pierre Melville qui auraient dû collaborer pour un film dont la Camarde n’a pas voulu qu’il se fît, tandis que Mocky avait auparavant demandé une musique à Ferré pour «L’Albatros», ce qui fit que les deux anars réussirent à se détester épouvantablement – on se demande bien pourquoi, mais c’est ainsi : Ferré n’avait pas de mots suffisamment grinçants pour évoquer le réalisateur…
Pour avoir été assistant de Melville («L’Aîné des Ferchaux»), Boisset en vint à tâcher de l’imiter quelquefois, sans savoir exactement de quoi il s’agissait ; cependant, il est resté quelque chose de ce qu’il avait pu apprendre – quoique sans comprendre – auprès de ce «grand», si bien que ses films ont quelque chose de mieux qu’il n’est…
Je me suis trop étendu «à l’improviste», comme on disait aux temps baroques de la musique, dont j’ai plus intense nostalgie encore que de l’effacement soixante-dizard.
Jean Collet qui était un critique qui aimait le vrai cinéma , celui qui nous initiait à un monde a- idéologique , nous avait expliqué à une session de cinéma à la Saine Baume en 1977 combien le film « Dupont la joie » était au départ pervers puisque pour dévaloriser son triste héros il le filmait aux toilettes avec du papier sale. J’ai évidement refusé de de voir un film utilisant de si bas procédés. Le problème , c’est que pour des raisons idéologiques on a vanté ce film. Le drame d’un certain cinéma français est d’être submergé par des tracts sommaires idéologiques voulant nous délivrer un message en tordant la réalité, ce qui est aux antipodes de la vocation du cinéma, qui est de nous révéler , à travers les visages et leurs frémissements , l’ indicible, non caricaturé ou grossièrement moqué, un autre monde plus riche que notre vie. Pourquoi parler donc de ce film qui est cauchemardesque. pour nous humilier.
C’est Henri et non ires qui a posté ce commentaire
Je remets mon commentaire. Jean Collet qui était un critique qui aimait le vrai cinéma , celui qui nous initiait à un monde a- idéologique , nous avait expliqué à une session de cinéma à la Saine Baume en 1977 combien le film « Dupont la joie » était au départ pervers puisque pour dévaloriser son triste héros il le filmait aux toilettes avec du papier sale. J’ai évidement refusé de de voir un film utilisant de si bas procédés. Le problème , c’est que pour des raisons idéologiques on a vanté ce film. Le drame d’un certain cinéma français est d’être submergé par des tracts sommaires idéologiques voulant nous délivrer un message en tordant la réalité, ce qui est aux antipodes de la vocation du cinéma, qui est de nous révéler , à travers les visages et leurs frémissements , l’ indicible, non caricaturé ou grossièrement moqué, un autre monde plus riche que notre vie. Pourquoi parler donc de ce film qui est cauchemardesque. pour nous humilier.
@Henri : Pour être à tu et à toi avec le monde d’aujourd’hui, je trouve qu’il n’y a pas à se boucher le nez.
Je n’ai pas de sympathie filmique pour Yves Boisset, idéologue obtus, qui a réalisé un bien scolaire « Taxi mauve », d’après Michel Déon et une palanquée de mauvais films gauchistes. En revanche une « Canicule » grandiose de mauvais goût, d’outrance et de vulgarité ; mais je comprends fort bien qu’on puisse ne pas apprécier.
« Dupont Lajoie » me semble beaucoup plus intéressant : le regard jeté par le réalisateur est évidemment connoté dans le sens le plus gauchisant possible : et l’étalage des turpitudes des beaufs moyens est, j’en conviens, assez caricatural. N’empêche que ça fonctionne. Ce qui, pour un film, est essentiel.