Après la crise de l’enseignement du français (J.P. Brighelli – JSF d’hier), Olivier Rey alerte sur la baisse de niveau en mathématiques. Double déclin de l’Occident !
Entretien par Martin Bernier.
GRAND ENTRETIEN – Pour le mathématicien et philosophe*, les mauvaises performances des élèves français en mathématiques, confirmées par le dernier rapport Pisa, s’inscrivent dans une longue dynamique qui touche la plupart des pays occidentaux et interroge leur avenir.
«Il serait bizarre que, depuis les siècles et les siècles que l’on apprend à compter à des enfants, on s’y soit toujours mal pris, jusqu’à ce qu’enfin la lumière vienne de Singapour»
LE FIGARO. – Le dernier classement Pisa a fait état d’une baisse importante du niveau des élèves en mathématiques. Et si la chute concerne la plupart des pays de l’OCDE, la France fait pire, avec une baisse de 21 points par rapport à 2018. Comment expliquer cette « spécificité française » ? Faut-il s’en inquiéter ?
Olivier REY. – Les enquêtes Pisa ont des défauts, mais aussi de grands mérites. Répétées régulièrement, elles indiquent des tendances et, par leur caractère international, elles échappent au contrôle des hiérarques du ministère de l’Éducation nationale qui pendant longtemps, à l’aide de statistiques fallacieuses et avec l’appui de sociologues « touvamieusistes », ont prétendu que le niveau ne cessait de monter. Cela étant dit, de la baisse réelle du niveau scolaire depuis des décennies, l’école n’est que partiellement responsable.
À l’époque où elle apprit à connaître les États-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, Hannah Arendt fut frappée par la piètre qualité de l’école américaine en comparaison de ce qu’elle avait connu en Allemagne, et elle expliqua ainsi le décalage : « La réponse à la question de savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire, ou à la question plus large de savoir pourquoi le niveau scolaire de l’école américaine moyenne reste tellement en dessous du niveau moyen actuel de tous les pays d’Europe, cette réponse n’est malheureusement pas que ce pays est jeune et n’a pas encore rattrapé le Vieux Monde, mais tout au contraire que dans ce domaine, ce pays est le plus “avancé” et le plus moderne du monde (1). »
Le degré d’« avancement », de « modernité », coïncide avec l’extension de la société de consommation, et la société de consommation, qui persuade que toute satisfaction passe par la consommation d’un produit, est antithétique à la culture scolaire. Résultat : la France, qui dans les années 1950 disposait d’un des meilleurs systèmes scolaires du monde, a vu ce système continûment se déliter au fur et à mesure que le pays se « réformait », se « modernisait », se « youngleaderisait ». Aux méfaits de la société de consommation et du déferlement publicitaire se sont plus récemment ajoutées les atteintes à la faculté d’attention, essentielle aux études, par le branchement permanent, via le smartphone, au réseau mondial et à son flot d’images. Pour redresser l’école, on imagine toujours des réformes internes alors que, par exemple, un contingentement des temps de branchement à Facebook ou TikTok aurait sans doute des effets bénéfiques. Jusqu’ici, la Chine est le seul grand pays qui ait des dirigeants assez intelligents et puissants pour prendre ce genre de mesure.
À ces problèmes généraux, la France en ajoute qui lui sont spécifiques et qui expliquent sa dégringolade continue dans les classements, en mathématiques comme ailleurs – alors même que les moyens consacrés à l’école sont considérables. Il y a quarante ans déjà, Jean-Claude Milner, dans son ouvrage De l’école, a parfaitement décrit le mécanisme à l’œuvre, résultant de la triple alliance des « gestionnaires », de la « Corporation » et des « chrétiens-démocrates ». Les gestionnaires ne sont préoccupés que de flux : entre l’entrée et la sortie du système, rien ne doit venir perturber l’écoulement des flux, et surtout pas la transmission des savoirs, qui créerait autant de perturbations malvenues. Les représentants de la corporation enseignante (généralement des enseignants ayant fui l’enseignement) ont détrôné les savoirs au profit de la pédagogie, domaine d’expertise dont ils sont les maîtres. Quant aux « chrétiens-démocrates » évoqués par Milner, il s’agit, plus exactement, d’anciens chrétiens qui ont imaginé l’école comme une réplique de la cité céleste – une école de l’excellence pour tous (une contradiction dans les termes en ce monde). La triple alliance produit des effets redoutables – encore aggravés depuis par une immigration de masse qui, sans être responsable des problèmes, les amplifie.
Les résultats en lecture et en « culture scientifique » ne sont pas tellement meilleurs qu’en mathématiques. Faut-il déplorer une « perte de goût pour les maths », comme le fait Gabriel Attal, ou simplement constater une baisse générale du niveau scolaire ?
Les résultats en compréhension de l’écrit sont encore plus mauvais qu’en mathématiques, et les deux calamités sont liées. Quand, d’après une étude récente, seule une moitié des élèves qui entrent en sixième savent répondre à la question : « Combien y a-t-il de quarts d’heure dans trois quarts d’heure ? », il est probable que le problème tient autant à une maîtrise défaillante de la langue qu’à une ignorance des nombres fractionnaires. Le mathématicien Henri Poincaré a insisté, en son temps, sur l’importance de faire pratiquer aux enfants l’analyse logique et l’analyse grammaticale qui, en sus de leurs vertus propres, constituent la meilleure préparation possible au raisonnement mathématique.
L’ennui est qu’une telle pratique est contraire aux principes pédagogiques selon lesquels il ne s’agit non pas d’instruire les enfants, mais de les inviter à construire par eux-mêmes leurs savoirs, non pas d’apprendre à bien s’exprimer, mais de s’exprimer comme ils l’entendent – quand bien même cette expression souffre gravement des insuffisances linguistiques. On se rappelle la formule de Roland Barthes, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1977, selon laquelle la langue est fasciste. Ce genre d’ambiance intellectuelle n’est pas précisément propice à un apprentissage raisonné de la langue. Mais qui n’est pas attentif à la langue sera d’autant moins disposé à la rigueur requise par les mathématiques.
Pour remédier aux mauvais résultats en mathématiques, Gabriel Attal a annoncé vouloir employer la « méthode de Singapour » dès le primaire. En quoi consiste-t-elle ? Comment expliquer les si bonnes performances de tous les pays asiatiques en mathématiques ?
L’esprit de la méthode de Singapour peut être illustré par l’apprentissage des nombres et des opérations. Les élèves commencent par manipuler des objets, avant de passer à des représentations imagées (quatre cubes deviennent, sur le papier, une barre couvrant quatre carreaux), puis à la représentation symbolique par des chiffres. Au cours préparatoire, les quatre opérations sont abordées, mais sur de petits nombres et, pour les partages, avec des divisions qui tombent juste, afin que la compréhension des principes ne soit pas entravée par les complications algorithmiques qui seront abordées plus tard. Un autre point important est qu’il ne s’agit pas seulement de donner, à une question, une réponse juste, mais aussi d’expliquer le cheminement suivi pour y parvenir. Une telle méthode ressemble, par bien des points, à ce qui se pratiquait en France dans les années 1930. Ce qui n’a rien qui doive étonner : il serait bizarre que, depuis les siècles et les siècles que l’on apprend à compter à des enfants, on s’y soit toujours mal pris, jusqu’à ce qu’enfin la lumière vienne de Singapour.
Les Singapouriens n’ont pas élaboré leur méthode ex nihilo, mais en s’inspirant de ce qui s’était pratiqué de par le monde. Ils ont cherché à tirer la quintessence d’un héritage, pendant que de notre côté nous nous ingéniions à le dilapider. De là le fait qu’ils puissent aujourd’hui servir de modèle. N’était la détestation générale de la Russie qui nous est imposée, nous pourrions également nous inspirer de la façon dont les mathématiques y sont enseignées. En Union soviétique, beaucoup de choses allaient de travers, mais le système d’enseignement demeurait bon, ne serait-ce que parce qu’il avait été épargné par les réformes qui se sont succédé sans relâche en Occident. Indépendamment même de leur contenu, ces réformes ont nui par leur caractère incessant – la tâche des enseignants n’étant plus d’enseigner mais d’appliquer les réformes.
Dans Quand le monde s’est fait nombre , vous expliquiez l’importance que les chiffres et les statistiques ont pris dans notre société. N’est-il pas paradoxal que, dans une société où les chiffres et les statistiques sont devenus si importants, on ne sache plus compter ?
Je fais la différence entre la technique, produit de l’ingéniosité humaine confrontée à la nature, et la technologie, qui n’existerait pas sans les sciences mathématiques de la nature et leurs équations. Nous vivons dans un monde de plus en plus façonné par la technologie, donc reposant de plus en plus sur les mathématiques. Mais ce rôle des mathématiques demeure inapparent, encapsulé qu’il est dans des objets aux interfaces « conviviales ». Nous sommes comme les passagers d’un paquebot qui, pour jouir de leur croisière, doivent tout ignorer de ce qui se passe dans la salle des machines. Cela étant, le paquebot ne traverserait pas la mer sans ses machines et ses machinistes. C’est ce que nos sociétés en général peinent à mesurer, où davantage de jeunes se rêvent en youtubeurs ou en influenceurs qu’en ingénieurs ou en techniciens responsables de l’infrastructure technologique.
Nous nous sommes tellement habitués à ce que tout fonctionne autour de nous que nous tendons à oublier les conditions à réunir pour que, effectivement, tout fonctionne – à commencer par les personnes aptes à assurer ce fonctionnement. L’univers technologique, quand il se déploie tous azimuts, fait régresser les capacités qui sont au fondement de la technologie. Les critiques de l’artificialisation du monde peuvent s’en réjouir : le mouvement qu’ils fustigent devrait s’épuiser non seulement faute de ressources matérielles, mais aussi faute de ressources humaines. Ce qui est plus curieux, c’est l’inconscience occidentale qui consiste à continuer de miser sur la technologie sans entretenir les facultés humaines qui la rendent possible.
Peut-être les mathématiques, en ce qu’elles peuvent avoir d’abstrait, échappent-elles au culte de l’efficacité. Quelle est l’utilité de cette matière ?
Plutôt que d’utilité, je préférerais parler ici de vertus. En mathématiques, on ne convainc ni par la force ou l’autorité, ni par la séduction ou la persuasion, mais par la démonstration. De cette démarche intellectuelle si précieuse qu’est la démonstration les mathématiques n’ont pas le monopole, mais la démonstration trouve en mathématiques son archétype. Par ailleurs, les mathématiques sont par excellence un domaine où l’intellect fait l’expérience de la nécessité, d’un réel avec lequel il est impossible de transiger (d’où, sans doute, la réaction de rejet chez certains). Lise Deharme écrivait : « Deux et deux font quatre / et aussi cinq / si je veux. » La poésie surréaliste permet tout, mais pas les mathématiques, où la volonté n’a aucune prise sur le résultat d’un calcul. En cela, les mathématiques sont un garant d’une vérité qui vaut pour tout un chacun et pour tous. Dans 1984, le personnage principal écrit dans son journal : « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit. » L’affirmation est exagérée, mais il est significatif qu’Orwell ait choisi, pour illustrer la résistance de la pensée à la réalité falsifiée dans laquelle oblige à vivre le Parti, une égalité mathématique.
La France se rassure sur son niveau en mathématiques avec l’obtention de médailles Fields… À l’heure de l’intelligence artificielle, faut-il que tous les élèves français soient bons en mathématiques, ou simplement que nous continuions de former quelques excellents chercheurs ?
Le problème est que, pour former quelques excellents chercheurs, il faut donner une bonne formation mathématique à beaucoup, car nul ne sait, au départ, qui pourra se révéler excellent. Les États-Unis ont pu s’affranchir de cette nécessité en raison d’une supériorité financière qui leur a permis, depuis un siècle, de laisser d’autres pays dispenser à leurs enfants de bonnes formations et d’attirer ensuite, par de meilleurs salaires et conditions de travail, des professeurs et étudiants de haut niveau. Universitairement parlant, et spécialement en mathématiques, les États-Unis ont prospéré par parasitisme. Cependant, comme le prévoyait Hannah Arendt, les anciens systèmes scolaires qui pourvoyaient l’Amérique se sont mis, au fil du temps, à ressembler au système scolaire américain et battent de plus en plus de l’aile. À l’heure actuelle, en mathématiques, c’est dans certaines parties d’Asie qu’est le mieux mis en œuvre ce qui valait jadis en Europe – la combinaison d’un enseignement de masse de qualité et de filières sélectives qui, à chaque niveau, savent nourrir au mieux les esprits. ■
(1) Hannah Arendt, « La Crise de l’éducation » (1958), in «La Crise de la culture », Paris, Gallimard, coll. « Folio essais», 1972, p. 230.
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* Polytechnicien, Olivier Rey a enseigné les mathématiques à l’X et est chercheur à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques. Il enseigne la philosophie à Paris-I Panthéon-Sorbonne. Auteur de nombreux essais salués par la critique, comme «Quand le monde s’est fait nombre» (Stock, coll. «Les Essais», 2016), «Leurre et malheur du transhumanisme» (Desclée de Brouwer, 2018), qui a obtenu le prix Jacques-Ellul 2019, «Gloire et misère de l’image après Jésus-Christ» (Éditions Conférence, 2020) et «Réparer l’eau» (Stock, 2021), il a également publié, sur le Covid, «L’Idolâtrie de la vie» (Gallimard, coll. Tracts, 2020).