« C’est ce lieu où la nation se retrouve, soit pour se réjouir, soit pour commémorer, se recueillir et se réunir. »
Entretien par Martin Bernier.
GRAND ENTRETIEN – Parmi les événements qui feront de 2024 un «millésime français», Emmanuel Macron a évoqué lors de ses vœux la réouverture de Notre-Dame. Un propos qui souligne l’importance qu’a prise la cathédrale dans notre imaginaire commun. Et l’occasion de redécouvrir son histoire avec l’ancienne directrice générale du Patrimoine qui publie La Gloire de Notre-Dame: la foi et le pouvoir.
« Une partie de la ruine de Notre-Dame venait aussi de sa longue dégradation au cours du XVIIIe siècle, et du vandalisme du clergé de l’époque »
LE FIGARO. – Lors de ses vœux pour la nouvelle année, Emmanuel Macron s’est félicité de la réouverture de Notre-Dame le 8 décembre prochain, «preuve que nous sommes une nation de bâtisseurs». Dans votre livre, vous revenez sur le rapport qu’entretient la cathédrale au pouvoir politique : c’est le lieu où a été fondé le gallicanisme, des Te Deum y sont chantés au moment de la Révolution… En quoi cela a-t-il contribué à forger sa légende ? Cela explique-t-il l’implication du gouvernement dans sa restauration ?
Maryvonne DE SAINT PULGENT. – C’est la cathédrale du pouvoir depuis l’origine. Dès le IVᵉ siècle, s’il y a une cathédrale dans l’île de la Cité, c’est parce qu’il y a un palais impérial. Depuis sa fondation, Notre-Dame est la cathédrale d’une capitale très importante et donc une cathédrale d’exception. Le lien avec le pouvoir est d’abord un lien de proximité géographique, mais qui se traduit aussi par une proximité entre l’évêque et le roi dans les combats communs.
Au Moyen Âge, le royaume capétien est le principal appui politique et militaire de la papauté dans sa lutte contre l’empereur germanique. C’est le seul royaume capable de fournir au pape des troupes d’appui. Le pape est donc obligé de ménager le roi capétien. C’est ainsi que naît l’alliance naturelle entre le pape et le roi de France, qui n’acceptent pas de se soumettre à l’autorité de l’empereur germanique, mais aussi entre le roi de France et l’évêque de Paris, qui, lui, ne veut pas se soumettre à l’autorité pontificale. Et de cette dernière alliance naît le gallicanisme. Notre-Dame est le lieu où sont proclamées pour la première fois les libertés gallicanes, en 1302, par les premiers états généraux de notre histoire.
Autant dire que l’intervention aujourd’hui du pouvoir politique, c’est une habitude forgée par les siècles ! Il n’y a aucune autre cathédrale où l’on verrait le chef de l’État se précipiter comme il l’a fait lors de l’incendie de 2019. Il est vrai qu’à Notre-Dame l’État est chez lui depuis la loi de 1905 et, évidemment, c’est près de l’Élysée. Sous les Bourbons, on disait que c’était la paroisse du roi ; c’est resté la paroisse du chef de l’État.
Sur l’incendie, vous écrivez qu’il «révèle à la France laïque la dimension planétaire de la gloire de Notre-Dame, bien au-delà de la chrétienté occidentale». Notre-Dame parvient-elle à demeurer à la fois un haut lieu spirituel et une attraction touristique ?
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : il y avait 12 millions de visiteurs par an avant l’incendie ; selon la Cour des comptes, ils seront 13 ou 14 millions après les travaux. Tout le monde s’attend à une augmentation de la fréquentation du fait de l’incendie, qui va inévitablement augmenter son attractivité touristique. La déploration de l’excès de tourisme et de la perturbation qui en résulte pour le culte date en réalité de la fin du XIXe siècle, au moment où le tourisme de masse apparaît, et où Paris devient une destination touristique majeure.
À ce moment-là, on commence à s’interroger : Notre-Dame est-elle une station touristique internationale ou un lieu où l’on prie ? Dans la loi de 1905, cette question est expressément abordée. Elle prévoit que les églises sont exclusivement affectées au culte, mais aussi qu’elles doivent rester ouvertes à tous pour pouvoir être visitées : elles appartiennent à la fois aux fidèles en tant qu’édifice du culte et à tous les citoyens, et éventuellement à tous les étrangers en tant qu’élément de notre patrimoine commun.
Il n’y a donc pas contradiction ou dilemme entre le culte et la visite ; il faut tenir les deux bouts du cordon. On a bien vu au moment de l’incendie à quel point l’émotion avait été planétaire. Cela a beaucoup étonné l’opinion française. Je cite toujours la réaction de Donald Trump, car c’est un politicien populiste qui sent instinctivement ce qui intéresse la foule. Et le fait que Trump, qui est un homme de communication, ait interrompu un voyage officiel pour faire une conférence improvisée pendant l’incendie, montre combien il a senti tout de suite que c’était un événement qui dépassait très largement la France. Cette résonance particulière aux États-Unis s’explique aussi par la popularité de la comédie musicale sur Notre-Dame de Paris, et aussi du dessin animé de Walt Disney.
L’importance de la cathédrale dans l’imaginaire commun se traduit par des débats passionnés autour de sa restauration – récemment autour des vitraux, après la flèche. Autant de controverses qui sont liées selon vous à la « légende noire » de Viollet-le-Duc depuis le XIXe siècle…
À la faveur du débat sur les vitraux, on a vu ressurgir les simplifications abusives habituelles sur Viollet-le-Duc : ce serait un néogothique, un pasticheur et un mauvais architecte. Entre ceux qui n’ont pas le goût de ce qu’a fait Viollet-le-Duc et ceux qui critiquent sa compétence, ça fait système. Tout ceci est pourtant très réducteur. D’une part, Viollet-le-Duc n’est pas un néogothique ; c’est un restaurateur du gothique, ce qui est différent. De son temps, ce sont tous les autres qui sont « néo » : les architectes des beaux-arts sont néoclassiques, l’école de Garnier, le constructeur de l’Opéra, est « néo tout » – néobyzantin, néobaroque, néo-Renaissance.
D’autre part, ceux qui décrient le néogothique de Viollet-le-Duc ne songent pas à critiquer les bâtiments néogothiques des grands collèges académiques américains. Le néogothique a surtout prospéré dans les pays anglo-saxons et on construit encore aux États-Unis aujourd’hui en néogothique, ce qui montre bien que ce n’est pas un indice certain d’archaïsme !
Mais surtout Viollet-le-Duc, en tant qu’architecte, n’est pas du tout néogothique : c’est un moderne et il recommande une architecture adaptée à son siècle. Et en tant que théoricien de l’architecture, il est un des pères de l’architecture moderne ; c’est l’inventeur de ce qu’on appelle le fonctionnalisme en architecture. Et parmi les grands architectes du XXe siècle, Le Corbusier et Auguste Perret se considèrent comme ses disciples. Ce fut aussi un des très grands décorateurs du XIXᵉ siècle.
En tant que décorateur, il n’a pas du tout le même style qu’en tant qu’architecte ; c’est un des pères de l’Art nouveau, notamment par son utilisation du vitrail et du fer. Donc le considérer comme un archaïque, un faussaire, un « néo », c’est tout à fait méconnaître ce qu’est Viollet-le-Duc. En tant que restaurateur, enfin, il intervient davantage comme un archéologue du gothique et comme un des meilleurs connaisseurs de cet art.
Viollet-le-Duc a notamment restauré la statuaire de la façade détruite en 1793. À l’époque, on utilisait contre lui des arguments que l’on a réentendus après l’incendie de 2019 : ne s’agit-il pas là d’un fait historique digne d’intérêt ? Ainsi ne devrait-on pas laisser les places vides ? Comment vous positionnez-vous par rapport à cet argument ?
À l’époque, il s’agit de savoir si l’on doit réparer les dégâts de la Révolution ou si, au contraire, il faut faire mémoire de cet événement tragique en laissant la façade en l’état. La question que tout le monde se pose dans ce cas-là, est : « Est-ce que ce sera mieux ? Est-ce qu’on va réparer ou est-ce qu’on va au contraire dégrader ? »
On a retrouvé ce type d’argument à propos de l’incendie de 2019. Il y a pourtant une différence majeure : faire mémoire de la Révolution a un sens historique, là où un incendie accidentel ne constitue en rien un fait historique. On ne va pas chercher des témoins de tous les accidents sur les bâtiments, ça n’aurait pas de sens. Au XIXe siècle, on a donné raison aux architectes de Notre-Dame, Lassus et Viollet-le-Duc, qui étaient tous les deux d’accord sur cette question.
La décision prise à l’époque a été de réparer les dégâts non seulement de la Révolution mais du temps. Car une partie de la ruine de Notre-Dame venait aussi de sa longue dégradation au cours du XVIIIe siècle, et du vandalisme du clergé de l’époque. Qui déplore cette décision aujourd’hui, avec le recul ? Personne.
La charte de Venise sur les principes de restauration des monuments historiques impose de toute façon de restaurer à l’identique ce qui est parfaitement documenté et peut être refait à l’identique. Est-ce à dire que le patrimoine doit nécessairement rester figé ?
Il faut rappeler que pour la cathédrale qu’ils sont en train de restaurer, les architectes du XIXe siècle doivent remplacer des éléments détruits, disparus et dont certains ne sont pas documentés. La galerie des Rois, par exemple, était entièrement démontée. Ils disposent de traces qui ne sont pas des photographies ou des numérisations comme on a aujourd’hui. Ils doivent se contenter de dessins, de peintures, quelquefois d’esquisses. Ils font donc face à des difficultés beaucoup plus grandes que celles d’aujourd’hui. La restauration de Notre-Dame de Paris au XIXe siècle a été, d’une certaine manière, le chantier expérimental des restaurations de monuments historiques ; c’est là que s’en est élaboré la doctrine.
Aujourd’hui, les questions sont très différentes. Quand on propose de déposer un élément patrimonial en bon état pour le remplacer par une création, il s’agit d’une intervention qui n’est pas du tout nécessaire, qui est motivée par une autre raison que d’entretenir ou de restaurer un monument. Cela pose un autre problème, celui de l’arbitrage entre les intérêts de la création contemporaine et d’artistes vivants et le droit moral d’un artiste disparu – qui est perpétuel et incessible. Lorsque Viollet-le-Duc fait ses vitraux, il agit en tant qu’artiste, et aujourd’hui on veut porter atteinte au droit moral d’un artiste qui n’est plus là pour se défendre.
Ceci étant dit, on peut bien évidemment intervenir sur le patrimoine. C’est d’ailleurs assez courant. En tant que directrice du patrimoine, j’ai eu souvent l’occasion, avec la délégation aux arts plastiques du ministère de la Culture, de faire intervenir l’art contemporain dans le patrimoine, notamment pour la création de mobiliers liturgiques dans les cathédrales. C’est aussi ce qu’on fait lorsqu’il y a un élément qui a disparu ; soit parce qu’il est impossible de le copier car il s’agit d’une œuvre originale, soit parce qu’il n’est pas bien documenté. Mais pour les édifices du culte, un autre problème peut surgir : celui de l’acceptabilité de l’œuvre de l’artiste par le clergé ou par les fidèles.
Le cas s’est présenté pour la cathédrale de Nevers, où l’évêque a refusé la proposition figurative d’un artiste allemand ; on a dû renoncer à mettre en place ces vitraux. Il y a aussi eu un précédent à Notre-Dame de Paris, où des vitraux contemporains commandés par le clergé ont dû être déposés face à des réactions très hostiles. Il n’est donc pas du tout sûr que le contemporain soit mieux reçu que le patrimonial. Et en ce qui concerne Notre-Dame de Paris, il y a encore des verrières blanches dans la cathédrale ; il paraîtrait plus logique de choisir ces endroits, où il n’y a pas d’œuvre, pour y placer une création contemporaine.
Votre conclusion est très optimiste. Vous écrivez que «Rechargée en sacralité, en profondeur historique et en résonance émotionnelle, auréolée d’une gloire désormais planétaire, la mère de nos cathédrales redevient, pour toutes les générations et tous les pays, l’incarnation majestueuse et familière de l’identité de la France.»En quoi est-elle selon vous l’incarnation de l’identité de la France ? Cette identité est-elle nécessairement chrétienne ?
Notre-Dame de Paris incarne l’identité de la France aux yeux de tous, quelle que soit leur religion. C’est le rôle qu’elle joue aujourd’hui : quand il y a un événement tragique, la nation va se recueillir à Notre-Dame.
Quand il y a eu les attentats terroristes de Paris en 2015, il y a eu une cérémonie à la cathédrale, bien que les victimes n’aient pas toutes été des catholiques pratiquants. C’est ce lieu où la nation se retrouve, soit pour se réjouir, soit pour commémorer, se recueillir et se réunir. Notre-Dame joue ce rôle consensuel de refondation régulière de la nation. Dans cette fonction-là, elle n’est plus simplement une cathédrale catholique. Et ce, depuis très longtemps. On lui a assigné ce rôle après la guerre de 1914-1918, pour célébrer les héros de la nation, tant militaires que civils.
La Ire République avait voulu fonder un tel lieu au Panthéon, mais ça n’a pas fonctionné. Peut-être parce que le Panthéon n’a pas assez de charge sacrée. Ça a été une église, mais très vite désaffectée et rendue à la vie civile. Trop vite sans doute pour conserver suffisamment de charge sacrée. Or je pense qu’une République laïque a aussi besoin de sacré. ■
J’ai beaucoup approché et correspond encore avec Maryvonne de Saint-Pulgent. J’ai rarement rencontré un esprit aussi clair et déterminé (allié, il est vrai, à un caractère assez rogue).
Premier prix de piano au Conservatoire de Paris, ENA, Conseiller d’État, elle est profondément animée par le goût et le sens du Service Public. Des esprits de ce genre foisonnaient naguère dans la Haute Fonction publique…