Par Maxime Tandonnet.
Cette tribune est parue dans Le Figaro d’hier 10 janvier.
TRIBUNE – Pour l’essayiste, la nomination de Gabriel Attal à Matignon montre que nous avons basculé dans une nouvelle ère où la fonction de premier ministre est réduite à un symbole et à un instrument de communication au service du chef de l’État.
« La montée en puissance de la fonction symbolique du premier ministre est un symptôme du dévoiement de la politique en grand spectacle. »
Qu’est-ce qu’un premier ministre aujourd’hui ? Quelle est sa mission ? À quoi sert-il ? La nomination de Gabriel Attal à Matignon soulève ces questions fondamentales pour le fonctionnement de la démocratie française. Est-il le chef de gouvernement tel que le prévoit la Constitution de 1958 – laquelle opère un clivage entre le président de la République arbitre, gardien des institutions et du bon fonctionnement des pouvoirs publics, et le premier ministre, chargé de mettre en œuvre la politique de la France sous le contrôle du Parlement ? Ou bien n’est-il qu’un « collaborateur » comme l’avait affirmé Nicolas Sarkozy à propos de François Fillon ? En vérité, la nature de la fonction varie sensiblement selon les circonstances et les personnalités de ses titulaires.
Jadis, sous la Ve République, la France a connu de puissants premiers ministres qui incarnaient une volonté politique ou une action (quel que soit le jugement porté sur leur politique) : Georges Pompidou et Chaban-Delmas de 1962 à 1972, jouèrent un rôle considérable dans la modernisation économique et sociale du pays (par-delà leurs désaccords et conflits avec l’Élysée). De même, Pierre Mauroy ou Michel Rocard furent des piliers des politiques socialistes ou sociales de la France sous François Mitterrand. Le temps des premiers ministres, comme authentiques chefs de gouvernement, correspond à une période où la politique se confondait encore avec l’action et la responsabilité qui en découle.
La France a par ailleurs connu trois premiers ministres de cohabitation (soutenus par une Assemblée d’un bord opposé au chef de l’État) dont l’autorité, sur le pilotage quotidien, du pays prévalait sur celle du président : Jacques Chirac (1986-1988), Édouard Balladur (1993-1995), Lionel Jospin (1997-2002).
La mode fut ensuite aux « premiers ministres de confort », qui, du fait de leur personnalité ne portaient aucun ombrage au rayonnement élyséen. L’archétype fut Jean-Pierre Raffarin auprès de Jacques Chirac (2002-2004), ou, dans une moindre mesure, François Fillon (2007-2012) sous Nicolas Sarkozy. Le premier ministre de confort, parce que son tempérament ne le porte pas à se rebiffer, ou en raison de sa faible assise politique et de sa dette envers le président, reflète la présidentialisation du régime. Le chef de l’État absorbe la fonction du chef de gouvernement et ramène ce dernier au rang de collaborateur. Ce modèle a souvent montré ses limites. À l’expérience, la concentration du pouvoir à l’Élysée ne favorise ni l’efficacité ni l’autorité.
Une quatrième espèce de premier ministre s’impose avec une acuité croissante : celle du symbole ou de l’instrument de communication au service de l’image du chef de l’État. François Mitterrand en fut l’inventeur. Il fut le premier à se targuer d’avoir nommé le plus jeune premier ministre de France avec Laurent Fabius (1984-1986), alors âgé de 37 ans. Puis il récidivait sept ans plus tard par un impressionnant coup d’éclat en désignant à Matignon Édith Cresson, la première femme chef de gouvernement en 1991. Cette décision fit sensation dans le monde entier, certains éditorialistes saluant l’avènement d’une « nouvelle Jeanne d’Arc ». Cette fonction du premier ministre, choisi comme emblème d’un rayonnement élyséen, est source de fragilité. Le symbole de la créature et de l’audace présidentielle a tôt fait de basculer dans le statut de fusible ou de bouc émissaire des échecs d’une politique, à l’image du sort qui fut celui d’Édith Cresson, limogée dans l’humiliation quelque dix mois après sa nomination.
La montée en puissance de la fonction symbolique du premier ministre est un symptôme du dévoiement de la politique en grand spectacle. Le sujet essentiel, au fond, n’est plus d’accomplir une mission laborieuse au service de l’intérêt général, sous le contrôle du Parlement et du chef de l’État, mais d’envoyer un message au pays. La nomination du chef de gouvernement devient en soi un acte de communication. Le coup d’éclat du président qui fait sensation en désignant un premier ministre hors norme, l’emporte sur la volonté d’améliorer la vie quotidienne et de préparer le destin de la nation. Elle est par excellence le signe d’un profond désarroi : le sensationnel doit couvrir l’impuissance, les déceptions et les souffrances.
La nomination à Matignon de Gabriel Attal, le plus jeune premier ministre de l’histoire de France à 34 ans, est principalement de cet ordre. Le record absolu de jeunesse, en soi, se substitue à un projet, une ambition pour le pays. Dans cette logique, la faiblesse de son expérience professionnelle (hors politique) ou sur le terrain n’a guère d’importance. L’extrême jeunesse de son visage, sa télégénie et son indéniable séduction doivent produire un effet de sidération sur l’opinion. Son bref passage de cinq mois au ministère de l’Éducation nationale, lui a permis, en quelques opérations de communication spectaculaires – notamment sur l’interdiction de l’abaya – d’effectuer une percée dans les sondages qui d’ailleurs souligne l’extrême volatilité de l’air du temps.
Jamais sans doute, dans l’histoire de la République, un chef de l’État ne s’était donné un premier ministre aussi proche de lui-même et aussi ressemblant. À tel point que, sur le plan du symbole, s’opère une sorte de fusion entre l’Élysée et Matignon qui porte la présidentialisation du régime à sa quintessence. Aujourd’hui, l’effet de sensationnel écrase le monde des réalités, les drames de la dette publique, de la violence quotidienne, du déclin scolaire, de la pauvreté et de l’inflation… La grande inconnue de l’opération tient à la réaction du pays dans les profondeurs. Par-delà l’effet de stupeur recherché et les sondages louangeurs, il est possible que les Français soient plus lucides que ne le pensent leurs élites dirigeantes et qu’ils portent un regard perplexe sur l’opération, au regard de leur vision de l’intérêt général. ■
Maxime Tandonnet a notamment publié André Tardieu. L’incompris (Perrin, 2019) et Georges Bidault : de la Résistance à l’Algérie française (Perrin, 2022). Il enseigne le droit des étrangers et de la nationalité à l’université Paris XII.
Il est vrai que, dans ses profondeurs, la réaction du pays réel est de porter un regard perplexe sur la nomination du nouveau premier ministre en se posant la question : Gabriel QUI ?