« L’Europe défend encore les valeurs intellectuelles les plus hautes du monde. Et pour le savoir, il suffit de la supposer morte… » André Malraux
Entretien par Martin Bernier.
ENTRETIEN – Dans «Réenchanter le monde», Étienne Barilier propose un voyage passionnant et érudit à travers l’histoire de l’art et la littérature européenne. Avec Platon, Dante, Dostoïevski mais aussi Céline et Wagner, il dissèque le rapport tourmenté qu’entretient l’Occident avec la beauté.
Professeur émérite à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, Étienne Barilier est écrivain et philosophe. Il a récemment publié Réenchanter le monde: L’Europe et la beauté (PUF, 2023).
« Ce que je tente de dire dans cet essai, c’est bien que la pensée et la contemplation du beau stimulent le sens du vrai, voire celui du bien, et que le beau, d’une manière très platonicienne sans doute, éclaire vraiment pour nous le monde. »
LE FIGARO. – Vous écrivez dans votre essai que «L’Europe ne s’aime plus guère» et que «nous avons disqualifié les récits qui berçaient l’enfance de notre civilisation». Les deux phénomènes sont-ils liés? Quelles en sont les causes profondes ?
Étienne BARILIER. – Oui, les deux phénomènes sont liés. Ils ont pour cause l’exercice de cet esprit critique qui est l’honneur de l’Europe mais qui peut devenir suicidaire. L’Europe a cessé de s’aimer parce qu’elle s’est regardée en face et jugée coupable de trop de crimes. Au nom de ce même esprit critique, elle a abandonné son sens de la transcendance, et l’intuition que ce qui est beau peut avoir force de vérité. J’aime à citer ces mots de Klaus Mann qui, dans Le Tournant, déplore que l’Europe ait été infidèle au double héritage de «l’Acropole et du Golgotha», d’Athènes et de Jérusalem. Mais précisément, ce n’est pas cet héritage qui doit être répudié; c’est au contraire en lui, dans ce double récit qui fonde notre civilisation, qu’il faut puiser des forces nouvelles. Bien sûr, sans oublier la Renaissance et les Lumières. Mais ces dernières sont elles-mêmes filles d’une pensée qui, venue de plus loin, a permis que surgisse en Europe la notion de personne et, partant, celle de démocratie. Notions qui sont en terrible danger dans le monde. Il tient largement à l’Europe qu’elles ne meurent pas.
Depuis Platon, nous sommes incapables de penser le beau en tant que tel, sans qu’il s’appuie sur le bien et le vrai, expliquez-vous. Faut-il le déplorer ? Et est-ce réellement une spécificité occidentale ?
Le paradoxe est que pour penser le beau, il faut probablement en passer par Platon, c’est-à-dire le rapprocher et le distinguer à la fois du vrai et du bien. Ce que j’essaie de suggérer, c’est que d’autres civilisations, non-platoniciennes, ont tendance soit à concevoir le beau comme une force pure, indépendante, absolue, donc impensable (en simplifiant beaucoup, ce serait la vision extrême-orientale), soit à l’identifier tellement au bien et au vrai qu’il se fond en Dieu pour devenir également ineffable (la vision, par exemple, de certains mystiques musulmans). Le platonisme pose l’unité du beau, du bien et du vrai mais pas leur unicité.
J’essaie de montrer avec des exemples comment, chez les écrivains et les penseurs européens, le beau suscite une réflexion puissante et passionnée sur le bien et le vrai. Parce qu’ils sont à la fois mêmes et différents. Réflexion dont on ne trouve pas l’exact équivalent, je crois, dans d’autres civilisations. C’est peut-être ignorance de ma part! Mais je ne suis pas seul à penser que le platonisme n’est pas vraiment traduisible dans la pensée chinoise ou japonaise.
Vous évoquez le Japon, la Chine, mais aussi la Russie à travers la célèbre phrase du prince Mychkine de Dostoïevski, selon qui « la beauté sauvera le monde ». On trouve également sous sa plume l’idée que « l’humanité européenne est morte ou va mourir, mais la pensée russe, peut-être, pourra la faire renaître ». En quoi la pensée russe peut-elle ressusciter l’humanisme européen selon lui ?
La fameuse phrase du prince Mychkine est admirable, mais ambiguë et révélatrice en son ambiguïté. Car le «salut» du monde est une notion éminemment chrétienne, et Mychkine s’exprime en somme comme si Nastassia Philippovna, par sa beauté, allait jouer le rôle du Christ sur la croix. Il ne cesse d’avoir à son égard un sentiment qui tient à la fois de la charité oblative et de l’élan amoureux.
L’autre phrase que vous citez est mise dans la bouche d’un personnage tout différent, le Versilov de l’Adolescent, et l’on trouve à peu près la même chez le Stavroguine des Démons. Là encore, il s’agit en somme de salut au sens chrétien du terme. L’Europe est perdue, mais un sacrifice christique, celui de la Russie, peut la sauver. Néanmoins, l’image d’une innocence originelle, qui serait retrouvée par cette Europe «sauvée», est donnée à Dostoïevski par une œuvre de Claude Lorrain, Paysage avec Acis et Galatée, c’est-à-dire une œuvre très peu russe, pleine de lumière italienne ou grecque, pleine aussi de douceur et d’amour humain. Le salut chrétien, tragiquement russe, débouche sur une félicité éminemment méditerranéenne et païenne. De même que le visage de Nastassia se substitue au Christ. Beaux paradoxes !
Le titre de votre essai, Réenchanter le monde , a des atours programmatiques. Renouer avec l’idée de beau peut-il nous permettre de contrer le «désenchantement» de nos sociétés contemporaines ?
Pour ne rien vous cacher, mon titre originel était simplement ce qui sert aujourd’hui de sous-titre à l’essai: «L’Europe et la beauté». Mon idée première était de cerner la singularité de notre rapport au beau, et de me pencher sur les œuvres de beauté européennes, ce qui me semblait une voie possible et même royale pour ne pas désespérer de notre civilisation. Si «réenchanter le monde» se donnait pour un mot d’ordre, il paraîtrait bien prétentieux. Mais ce que je crois, c’est qu’à fréquenter les créations artistiques de l’Europe, on se remet, oui, à croire en elle. Non pas que je prône je ne sais quelle vision esthétique du monde. Au contraire, ce que je tente de dire dans cet essai, c’est bien que la pensée et la contemplation du beau stimulent le sens du vrai, voire celui du bien, et que le beau, d’une manière très platonicienne sans doute, éclaire vraiment pour nous le monde. J’analyse notamment des œuvres littéraires dans lesquelles on est confronté à la beauté humaine, en particulier l’extraordinaire nouvelle de Gogol, La Perspective Nevsky. La beauté, en l’occurrence la beauté menteuse, est source des plus riches méditations sur la nature humaine.
L’expression de «désenchantement du monde» était utilisée par Max Weber pour désigner l’affaiblissement de la matrice religieuse : faites-vous un lien entre l’effacement de la religion et la disparition du beau ?
Oui, au sens où la religion suppose une transcendance, l’intuition (et pas seulement l’idée) d’une force qui oriente la vie et qui s’appelle le sens. Or je crois que le beau est le lieu d’une intuition comparable: une force en même temps qu’un mystère, un appel de sens. Quand Baudelaire demande à la beauté: «Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme?», il ne lui viendrait pas à l’idée qu’elle ne vient ni de l’un ni de l’autre, et qu’elle ne serait qu’une qualité superficielle des êtres et des choses. Avoir le sens du beau, c’est avoir celui du mysterium tremendum. J’irai jusqu’à dire, peut-être parce que je suis écrivain et que je recours à l’art des mots comme à un art du beau, que le sentiment de la beauté précède, englobe et excède en quelque sorte le sentiment religieux. Il est à mes yeux plus pur, inassignable.
Vous consacrez des pages passionnantes à Céline et à Wagner, arguant que la question n’est pas la distinction entre l’homme et l’œuvre, mais bien celle de la présence du mal ou de la fascination destructrice au sein de leurs œuvres. Comment expliquer que nous ayons tant de mal à appréhender cette question? Quelle place accorder au beau quand il renonce au bien et au vrai ?
C’est en effet une question vertigineuse, mais ce vertige signale que nous avons la plus grande peine à séparer entièrement le beau du bien et du vrai. Si nous pouvions les détacher aisément les uns des autres, le cas d’un Céline ne nous poserait aucun problème. Pas plus que nous ne serions perturbés par le phénomène du nazi jouant Mozart avec du sentiment. Si nous sommes à chaque fois atterrés par cette proximité insupportable entre le beau et le mal, c’est que nous sentons là un scandale ontologique. Cela nous révolte: impossible qu’il en aille ainsi! En me penchant, après tant d’autres, sur l’œuvre de Céline, je n’ai pas tenté d’atténuer ce scandale. J’ai seulement voulu suggérer que chez cet auteur le beau n’était pas juxtaposé au mal et à la mort, mais littéralement habité par eux. Un sang de mort coule dans les veines du beau. Voilà qui n’est pas mieux, certes, mais qui suggère la différence entre un beau démenti et un beau dénaturé. Et s’il est dénaturé, cela veut dire, peut-être, que sa nature reste pure…
Mais je voudrais achever de vous répondre en évoquant le regard que deux témoins des horreurs du vingtième siècle, Vassili Grossman et Varlam Chalamov, ont porté sur la Madone Sixtine de Raphaël. Devant cette œuvre de pure beauté, ces hommes ont tous les deux, sans s’être concertés, vu, littéralement vu la douleur humaine, telle qu’ils l’avaient vécue à Stalingrad ou dans les camps. La beauté de l’œuvre de Raphaël leur évoquait irrésistiblement l’humanité et la bonté. La beauté portait réponse à la souffrance. Je suis prêt à croire que plus on connaît les douleurs de la vie, plus on mesure le prix de la beauté. Cette Madone Sixtine n’a pas suffi à réenchanter le monde de Grossman ou de Chalamov, mais elle leur a donné de ne pas désespérer du monde. ■
En explorant ces thèmes on ressent de l’horreur devant l’usurpation dont l’Europe est la victime quotidienne. Inversions des valeurs: Où sont le vrai, le beau et le bien quand règnent le mensonge, le toc et la guerre ? Europe, si belle, naguère enlevée aux hommes par Zeus lui-même, abaissée, violée et défigurée par les gargouilles bruxelloises !
Merci de nous signaler ce texte; ( Au cœur de la le quête de Dostoïevski ) .Méditation superbe par ces temps de nihilisme qui se veut triomphant. Magnifique conclusion avec Chalamov et Grossman sortant la tête du …….
J’ai eu envie de commenter ce texte par le bel haïku de Pierre Builly :
« La beauté des femmes est une des preuves de l’existence de Dieu. »