COMMENTAIRE – C’est un entretien de grande portée qu’Emmanuel Todd vient de donner à Alexandre Devecchio pour Le Figaro (12 janvier). Les sujets traités sont nombreux et divers. Il serait vain de vouloir les discuter en détail. L’esprit scientifique, réaliste et supérieurement lucide d’Emmanuel Todd sont incontestables même lorsqu’on ne partage pas tel ou tel de ses avis. Il se veut le dernier héritier de l’école historique des Annales et « fils spirituel » fervent d’Emmanuel Leroy-Ladurie, ce qui dans les deux cas le situe dans une filiation intellectuelle qui, volens nolens, n’est pas sans rapport avec l’école de pensée à laquelle nous appartenons. Cet Occident en échec, dont Todd prédit la défaite ou la chute finale est-il, dans son évolution du siècle passé et dans ses réalités d’aujourd’hui, celui que nous appelions jadis de ce nom et que nous voulions défendre ? Todd décrit sous tous les angles – dont l’angle religieux, jugé par lui capital – l’ensemble de ses abandons. Cet Occident « qui n’a plus que des banques pour cathédrales » (Pierre Boutang) et ne croit qu’au Marché, qui a perdu ses « raisons de vivre et de mourir », mérite-t-il encore d’être défendu contre des peuples et des nations qui en ont conservé l’héritage ou une part substantielle de celui-ci ? Un certain « Occident » plus authentique serait-il aujourd’hui « ailleurs » ? Nous n’en dirons pas davantage. Emmanuel Todd suscite une réflexion sur le fond. Il faut lui en savoir gré.
GRAND ENTRETIEN – Dans son dernier livre, l’historien et anthropologue diagnostique La Défaite de l’Occident. Dans La Chute finale, paru en 1976, l’auteur avait prédit avec justesse l’effondrement de l’Union soviétique. Il faut espérer que, cette fois, le « prophète » Todd se trompe.
« Le refus occidental de penser la stratégie russe dans sa logique, avec ses raisons, ses forces, ses limitations, a abouti à un aveuglement général. Des mots flottent dans le brouillard »
LE FIGARO. – Selon vous, ce livre a notamment pour point de départ l’entretien que vous avez accordé au Figaro il y a tout juste un an, intitulé « La Troisième Guerre mondiale a commencé ». Vous constatez désormais la défaite de l’Occident. Mais la guerre n’est pas terminée…
Emmanuel TODD. – La guerre n’est pas terminée mais l’Occident est sorti de l’illusion d’une victoire ukrainienne possible. Ce n’était pas encore clair pour tous quand j’écrivais, mais aujourd’hui, après l’échec de la contre-offensive cet été, et le constat de l’incapacité des États-Unis et des autres pays de l’Otan à fournir suffisamment d’armes à l’Ukraine, le Pentagone serait d’accord avec moi.
Mon constat de la défaite de l’Occident repose sur trois facteurs.
D’abord, la déficience industrielle des États-Unis avec la révélation du caractère fictif du PIB américain. Dans mon livre, je dégonfle ce PIB et montre les causes profondes du déclin industriel : l’insuffisance des formations d’ingénieur et plus généralement le déclin du niveau éducatif, dès 1965 aux États-Unis.
Plus en profondeur, la disparition du protestantisme américain est le deuxième facteur de la chute de l’Occident. Mon livre est au fond une suite à L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, de Max Weber. Celui-ci pensait, à la veille de la guerre de 1914, avec justesse, que l’ascension de l’Occident était en son cœur celle du monde protestant – Angleterre, États-Unis, Allemagne unifiée par la Prusse, Scandinavie. La chance de la France fut d’être géographiquement collée au peloton de tête. Le protestantisme avait produit un niveau éducatif élevé, inédit dans l’histoire humaine, l’alphabétisation universelle, parce qu’il exigeait que tout fidèle puisse lire lui-même les Écritures saintes. De plus, la peur de la damnation, le besoin de se sentir élu de Dieu induisaient une éthique du travail, une forte moralité individuelle et collective. Avec, au négatif, certains des pires racismes qui aient existé – antinoir aux États-Unis ou antijuif en Allemagne – puisque, avec ses élus et ses damnés, le protestantisme renonçait à l’égalité catholique des hommes. L’avance éducative et l’éthique du travail ont produit une avance économique et industrielle considérable.
Aujourd’hui, symétriquement, l’effondrement récent du protestantisme a enclenché un déclin intellectuel, une disparition de l’éthique du travail et une cupidité de masse (nom officiel : néolibéralisme) : l’ascension se retourne en chute de l’Occident. Cette analyse de l’élément religieux ne dénote chez moi aucune nostalgie ou déploration moralisante : c’est un constat historique. D’ailleurs le racisme associé au protestantisme disparaît aussi et les États-Unis ont eu leur premier président noir, Obama. On ne peut que s’en féliciter.
Et quel est le troisième facteur ?
Le troisième facteur de la défaite occidentale est la préférence du reste du monde pour la Russie. Celle-ci s’est découvert partout des alliés économiques discrets. Un nouveau soft power russe conservateur (anti-LGBT) a fonctionné à plein régime lorsqu’il est devenu clair que la Russie tenait le choc économique. Notre modernité culturelle paraît en effet assez largement folle au monde extérieur, constatation d’anthropologue, pas de moraliste rétro. Et de plus, comme nous vivons du travail sous-payé des hommes, des femmes et des enfants de l’ancien tiers-monde, notre morale n’est pas crédible.
Dans ce livre, mon dernier, je veux échapper à l’émotion et au jugement moral permanent qui nous enveloppent et proposer une analyse dépassionnée de la situation géopolitique. Attention, coming out intellectuel en approche : je m’intéresse dans mon livre aux causes profondes et de longue durée de la guerre d’Ukraine, je pleure la disparition de mon père spirituel en histoire, Emmanuel Le Roy Ladurie, et j’avoue tout : je ne suis pas un agent du Kremlin, je suis le dernier représentant de l’école historique française des Annales !
Peut-on vraiment parler de guerre mondiale ? Et est-ce que la Russie a vraiment gagné ? Nous sommes plutôt dans une forme de statu quo…
Les Américains vont effectivement rechercher un statu quo qui leur permettrait de masquer leur défaite. Les Russes ne l’accepteront pas. Ils sont conscients non seulement de leur supériorité industrielle et militaire immédiate, mais aussi de leur faiblesse démographique à venir. Poutine veut certes atteindre ses objectifs de guerre en économisant les hommes, et il prend son temps. Il veut préserver l’acquis de la stabilisation de la société russe. Il ne veut pas remilitariser la Russie et tient à poursuivre son développement économique. Mais il sait aussi que des classes creuses démographiquement arrivent et que le recrutement militaire sera dans quelques années (trois, quatre, cinq ?) plus difficile. Les Russes doivent donc abattre l’Ukraine et l’Otan maintenant, sans leur permettre aucune pause. Ne nous faisons aucune illusion. L’effort russe va s’intensifier.
Le refus occidental de penser la stratégie russe dans sa logique, avec ses raisons, ses forces, ses limitations, a abouti à un aveuglement général. Des mots flottent dans le brouillard. Sur le plan militaire, le pire est à venir pour les Ukrainiens et les Occidentaux. La Russie veut sans doute récupérer 40 % du territoire ukrainien, et un régime neutralisé à Kiev. Et sur nos plateaux de télévision, au moment même où Poutine affirme qu’Odessa est une ville russe, on raconte encore que le front se stabilise…
Pour faire la démonstration du déclin occidental, vous insistez sur l’indicateur de la mortalité infantile… En quoi cet indicateur est-il révélateur ?
C’est en observant la hausse de la mortalité infantile russe entre 1970 et 1974, et l’arrêt de publication des statistiques sur ce sujet par les Soviétiques, que j’avais jugé que le régime n’avait pas d’avenir, dans mon livre La Chute finale (1976). C’est donc un paramètre qui a fait ses preuves. Les États-Unis sont ici en retard sur tous les pays occidentaux. Les plus avancés sont les Scandinaves et le Japon, mais la Russie est aussi devant. La France fait mieux que la Russie, mais on sent chez nous les frémissements d’une remontée. Et, de toute façon, nous sommes ici en retard sur la Biélorussie. Cela signifie tout simplement que ce qu’on nous dit sur la Russie est souvent faux : on nous la présente comme un pays déliquescent, en insistant sur ses aspects autoritaires, mais on ne voit pas qu’elle est dans une phase de restructuration rapide. La chute avait été violente, le rebond est stupéfiant.
Ce chiffre peut être expliqué mais il signifie tout d’abord qu’on doit accepter une autre réalité que celle véhiculée par nos médias. La Russie est certes une démocratie autoritaire (qui ne protège pas ses minorités) avec une idéologie conservatrice, mais sa société bouge, devient très technologique avec de plus en plus d’éléments qui fonctionnent parfaitement. Dire cette réalité me définit comme un historien sérieux et non un poutinophile. Tout poutinophobe responsable devrait avoir pris la mesure de son adversaire. Je souligne d’ailleurs sans cesse que la Russie a, absolument comme cet Occident qu’elle pensait décadent, un problème démographique. La législation russe anti-LGBT, si elle séduit probablement le reste du monde, ne conduit pas les Russes à faire plus d’enfants que nous. La Russie n’échappe pas à la crise générale de modernité. Il n’y a pas de contre-modèle russe.
« Constituer en horizon social l’idée qu’un homme peut réellement devenir une femme et une femme un homme, c’est affirmer quelque chose de biologiquement impossible, c’est nier la réalité du monde, c’est affirmer le faux »
Il n’est toutefois pas impossible que l’hostilité générale de l’Occident structure et donne des armes au système russe, en suscitant un patriotisme de rassemblement. Les sanctions ont permis au régime russe de lancer une politique de substitution protectionniste à une vaste échelle, qu’il n’aurait jamais pu seul imposer aux Russes, et qui va donner à leur économie un avantage considérable sur celle de l’UE. La guerre a conforté leur solidité sociale, mais la crise individualiste existe aussi chez eux, les restes de structuration familiale communautaire n’étant qu’un modérateur. L’individualisme mutant pleinement en narcissisme ne se développe que dans les pays où régnait la famille nucléaire, surtout le monde anglo-américain. Osons un néologisme : la Russie est une société d’individualisme encadré, comme le Japon ou l’Allemagne.
Mon livre propose une description de la stabilité russe, puis, allant vers l’ouest, il analyse l’énigme d’une société ukrainienne en décomposition qui a trouvé dans la guerre un sens à sa vie, il passe ensuite au caractère paradoxal de la nouvelle russophobie des anciennes démocraties populaires, puis à la crise de l’UE, et enfin à la crise des pays anglo-saxons et scandinaves. Cette marche vers l’ouest nous fait avancer par étapes vers le cœur de l’instabilité du monde. Elle est une plongée dans un trou noir. Le protestantisme anglo-américain a atteint un stade zéro de la religion, au-delà du stade zombie, et produit ce trou noir. Aux États-Unis, en ce début du troisième millénaire, la peur du vide mute en déification du rien, en nihilisme.
Parler de démocratie autoritaire à propos de la Russie n’est-il pas un peu trop flatteur ?
Il faut sortir de l’opposition démocratie libérale contre autocratie cinglée. Les premières sont plutôt des oligarchies libérales, avec une élite déconnectée de la population – personne hors des médias ne se préoccupe du remaniement à Matignon. En face, il faut aussi utiliser un autre concept pour remplacer ceux d’autocratie ou de néostalinisme. En Russie, la majorité de la population soutient le régime, mais les minorités – qu’elles soient gays, ethniques, ou les oligarques – ne sont pas protégées : c’est une démocratie autoritaire, nourrie des restes du tempérament communautaire russe qui avait produit le communisme. Le terme « autoritaire » pèse pour moi aussi lourd que le terme « démocratie ».
Du fait de votre critique de la décadence des « oligarchies libérales », on pourrait penser que vous enviez le second modèle…
Absolument pas. Je suis anthropologue : à force d’étudier la diversité des structures familiales et des tempéraments politiques, j’ai admis la diversité du monde. Mais je suis un Occidental, et je n’ai jamais aspiré à être autre chose. Ma famille maternelle s’était réfugiée aux États-Unis pendant la guerre, j’ai été formé à la recherche en Angleterre, où j’ai découvert à quel point je suis français et rien d’autre. Pourquoi vouloir me déporter en Russie ? Je ressens ce genre d’accusation comme une menace à ma citoyenneté française, d’autant plus que, je m’en excuse, né dans l’establishment intellectuel, je fais partie, en un sens modeste, non financier, de l’oligarchie : avant moi, mon grand-père avait avant-guerre publié chez Gallimard.
Vous liez le déclin de l’Occident à la disparition de la religion – notamment le protestantisme – et vous datez cette disparition des lois sur le mariage gay…
Je n’ai donné aucune opinion personnelle sur ce sujet sociétal. Je ne suis ici qu’un sociologue de la religion trop heureux d’avoir un indicateur précis pour situer dans le temps le passage de la religion d’un état zombie à un état zéro. Dans mes précédents livres, j’avais introduit le concept d’un état zombie de la religion : la croyance a disparu mais les mœurs, valeurs et capacités d’action collective héritées de la religion subsistent, souvent traduites en langage idéologique – national, socialiste ou communiste. Mais la religion atteint en ce début de troisième millénaire un état zéro (nouveau concept), que je saisis par trois indicateurs – je cherche toujours des indicateurs statistiques pour évaluer les phénomènes à la fois moraux et sociaux : je suis fan de Durkheim, fondateur de la sociologie quantitative, encore plus que de Weber.
À l’état zombie, les gens ne vont plus à la messe mais font encore baptiser leurs enfants ; la disparition du baptême est aujourd’hui évidente, stade zéro atteint. Au stade zombie, on enterre toujours les morts, obéissant ainsi toujours au refus par l’Église de l’incinération ; aujourd’hui, la diffusion massive de l’incinération devient la pratique la plus générale, pratique et pas chère, stade zéro atteint. Enfin, le mariage civil de la période zombie avait toutes les caractéristiques du mariage religieux ancien – un homme, une femme, des enfants qu’il faut éduquer. Avec le mariage de personnes de même sexe, qui n’a aucun sens pour la religion, on sort de l’état zombie, et grâce aux lois sur le mariage pour tous, on peut dater le nouvel état zéro de la religion.
Avec le temps, n’êtes-vous pas devenu tout de même un peu réac ?
J’ai été élevé par une grand-mère qui me disait que, sexuellement, tous les goûts sont dans la nature, et je suis fidèle à mes ancêtres. Alors, LGB, bienvenue. Pour T, la question trans, c’est autre chose. Les individus concernés doivent être bien entendu protégés. Mais la fixation des classes moyennes occidentales sur cette question ultraminoritaire pose une question sociologique et historique. Constituer en horizon social l’idée qu’un homme peut réellement devenir une femme et une femme un homme, c’est affirmer quelque chose de biologiquement impossible, c’est nier la réalité du monde, c’est affirmer le faux.
L’idéologie trans est donc, selon moi, l’un des drapeaux de ce nihilisme qui définit désormais l’Occident, cette pulsion de destruction, non pas simplement des choses et des hommes mais de la réalité. Mais, à nouveau, je ne suis en rien submergé ici par l’indignation, par l’émotion. Cette idéologie existe et je dois l’intégrer dans un modèle historique. À l’heure du métavers, je ne saurais dire si mon attachement au réel fait de moi un réac. ■
La Défaite de l’Occident, d’Emmanuel Todd, Gallimard, 384 p., 23 €. Gallimard