COMMENTAIRE – Cet entretien – réalisé par a été publié avant-hier lundi 15 janvier, dans le Figaro. Nous devons y être attentifs. Ce n’est évidemment pas la conférence de presse donnée hier soir à l’Élysée par le Chef de l’État qui pourrait démentir les thèses de Christophe Guilluy, telles qu’exposées ici. Tout au contraire. On le verra : sur bien des sujets, Christophe Guilluy va au fond des choses, distinguant ce qui, dans les phénomènes socio-politiques actuellement observables, tient de la technostructure du Système en place et ce qui tient des réflexes ou des réactions du Pays Réel comme on disait autrefois – ou même aujourd’hui en dépit des évolutions des dernières décennies. Le décalage en expansion rapide et continue entre les deux mondes – en bref, entre le Régime et les profondeurs du peuple français – devient le phénomène majeur et explosif du moment que nous vivons. En définitive, Christophe Guilluy souhaite un retour à la démocratie au sens de la participation et de l’assentiment populaires aujourd’hui confisqués. Nous aussi, en un tel sens.
ENTRETIEN – La préoccupation affichée de Gabriel Attal pour les classes moyennes traduit l’évolution du rapport de force entre la bourgeoisie « progressiste » et les « dépossédés », analyse le géographe*. Le soft power des classes populaires et moyennes porte, selon lui, jusqu’au sommet des thématiques dont les pouvoirs n’ont jamais voulu entendre parler depuis trente ans.
« Gabriel Attal a compris le danger. Il sait que ceux que j’appelle les dépossédés sont prêts au grand basculement. »
LE FIGARO. – Emmanuel Macron a nommé un nouveau gouvernement avec un jeune premier ministre et la surprise Rachida Dati . Faut-il y voir le début d’un nouveau souffle ?
Christophe GUILLUY. – Difficile de commenter « politiquement » ce qui relève en fait de la critique théâtrale ! Ces changements de casting incessants ne changent absolument rien à la médiocrité d’une pièce vide de sens qui est dirigée depuis sept ans par un metteur en scène qui a révélé son incapacité à porter la moindre histoire. Il n’est donc pas très étonnant que les acteurs jouent devant des salles vides comme le prouve l’indifférence de l’opinion à ce remaniement.
Depuis 2017, nous nageons dans le monde de la vacuité qui ressemble à s’y méprendre aux pathétiques productions de l’audiovisuel français (lire « parisien »). Nous sommes au cinéma. Aujourd’hui, on nous propose donc un mauvais remake de Claude Sautet : « Manu, Bruno, Gaby et les autres ». Avec la suite, déjà programmée pour l’année prochaine, on risque de toucher le fond.
En revanche, j’ajouterai, quand même, un « puissant » commentaire « politique » : j’aime bien le personnage de Rachida Dati, son style, son expression, son image, peut-être aussi son côté Rastignac… C’est pas mal.
Depuis sa nomination au poste de premier ministre, Gabriel Attal n’a cessé de faire référence aux classes moyennes. Est-ce le résultat de ce que vous avez appelé le soft power des classes moyennes ?
Exactement. Le soft power des classes populaires et moyennes est effectivement à l’œuvre. Il porte jusqu’au sommet des thématiques dont les pouvoirs n’ont jamais voulu entendre parler depuis trente ans. L’œil rivé sur les sondages, Gabriel Attal a compris le danger. Il sait que ceux que j’appelle les dépossédés sont prêts au grand basculement. Portés par un instinct de survie et un diagnostic forgé dans plusieurs décennies de crise sociale, économique et culturelle, ils contraignent les dirigeants à parler de ceux qu’ils ignoraient avant-hier et même à utiliser des mots qui leur écorchaient la bouche il y a quelque temps en évoquant la souveraineté ou (indirectement) l’insécurité culturelle.
L’historien des élites Éric Anceau voit en Gabriel Attal la perpétuation d’une haute société française de plus en plus éloignée de la France profonde, ce qui rejoint la thèse de vos ouvrages…
Il a raison mais il faut aller plus loin, élargir le cadre, comprendre que ce qui rend si aisée la sécession de ces élites, c’est d’abord l’effondrement culturel et moral généralisé des classes supérieures contemporaines. Le « jeune » Gabriel Attal en est le produit, le symptôme, pas la cause !
En effet, la question n’est pas circonscrite au « triangle d’or » parisien. Il faut penser une géographie et une sociologie plus large, celle des métropoles-citadelles où se concentrent les nouvelles classes supérieures dites « progressistes ». C’est cette nouvelle bourgeoisie qui déifie l’individualisme et la jeunesse qui rend possible le spectacle politique et culturel auquel nous assistons.
Cette bourgeoisie contemporaine sans colonne vertébrale fabrique l’essentiel des représentations dominantes. C’est elle qui distille dans l’ensemble des canaux culturels, notamment audiovisuels, la fausse morale (la moraline du vivre-ensemblisme, de l’écologisme ou du féminisme dévoyés) dont le pouvoir a besoin pour masquer son vide existentiel. Sans intérêt pour le bien commun, cette bourgeoisie sans qualité légitime le spectacle, elle est même la dernière assurance-vie de Macron et de ses avatars.
Mais la volonté de s’adresser aux classes moyennes est peut-être sincère… Ne juge-t-on pas les gens sur leurs origines sociales ?
Bien sûr que non. L’origine sociale ne dit rien des convictions et des valeurs qu’on porte en soi. D’ailleurs, je vous fais remarquer que jusqu’aux années 1960-1970 les élites économiques ou culturelles occidentales, qui avaient encore une conscience du bien commun, ont globalement servi les intérêts de la majorité ordinaire. Quant à la question de la « sincérité », je dirais qu’elle est accessoire, surtout dans des milieux où le mensonge est la norme. Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous sommes arrivés au point de rupture. Ce qui compte, désormais, c’est le rapport de force, ce que les classes populaires et moyennes vont être capables d’imposer. La véritable question est maintenant de savoir qui va gagner la guerre des représentations culturelles et politiques. L’enjeu de cette bataille n’est pas seulement social mais existentiel.
Dans vos livres, vous expliquez que la destruction des classes moyennes par le modèle globalisé est en train de détruire la société. Comment refaire société ? Peut-on réconcilier les élites et le peuple ?
La question est moins de « réconcilier » mais de revenir à une situation « normale », c’est-à-dire à un système démocratique que la bourgeoisie égotique a discrètement abandonné. Car, il faut le répéter, ce sont les élites et les classes supérieures qui sont sorties du logiciel démocratique, pas les classes populaires et moyennes ! Il n’y a donc plus d’alternative : ce sera le chaos ou le retour à la souveraineté du peuple, c’est-à-dire à la reconnaissance de l’existence d’une majorité ordinaire et à la légitimité de ses revendications.
Au cœur de la fracture entre les élites et le peuple, il y a selon vous la question de la « décence commune ». Est-ce à dire que le peuple serait par nature décent et les élites, indécentes ?
Par essence, non. Mais il y a un point qui est déterminant : celui des limites. Grande bénéficiaire d’un modèle dérégulé qui a pulvérisé toute notion de limites, la bourgeoisie dite « progressiste » considère que tout est possible, que ce qui est bien pour elle est bien pour l’humanité. Dans ce contexte, elle vit l’idée de décence commune comme un empêchement, une régression de sa liberté individuelle et, pire, la renvoie à son amoralité, c’est-à-dire à son vide existentiel. Autant dire qu’elle n’est pas prête à accepter cette idée orwellienne d’une décence commune.
À l’inverse, on peut dire que le monde d’en bas est intrinsèquement celui des limites et des contraintes. Dans les milieux populaires où les gens évoluent sans filet de sécurité, souvent sans patrimoine, souvent dans l’insécurité sociale, culturelle, parfois physique. Dans ce contexte, la préservation d’une forme de décence commune n’est pas vécue comme un empêchement mais comme la seule garantie de survie. ■
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Maintenant qu’ils ont épuré les théâtres de tout art, ils dressent leurs nouveaux tréteaux, pour la «Triste-Pride» des boniments et les échoppes à bonneteau. Seulement, «en même temps», il leur arrive de ne plus savoir «mettre le ton», ni plus savoir donner quelque sens commun aux mots dont ils ont appris qu’il fallait accommoder les lentilles de leurs platitudes. Or, le comble de ces platitudes tient à ce qu’ils s’imaginent, croyant se situer dans une supposée «haute société», quand ils viennent des bas-fonds mentaux, dont ils ont hissé les caniveaux au rang de moderne-style.
Comme ils ont remis en scène l’art dramatique et l’opéra sous décors de lupanars, ils font donner la réplique aux guignols d’État par de sinistres rigolos, des travelos mal fagotés, des gigolos âpres au gain et des limaces journalistiques. Et ils retournent à eux comme au vomi qu’ils ont commis.