L’écrivain et philosophe Rémi Soulié a fait paraître un livre sur Frédéric Mistral, célébrant un grand écrivain aujourd’hui oublié, par la presse littéraire mais aussi la majeure partie des professeurs de Lettres…·
Entretien avec Rémi Soulié – Propos recueillis par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste – Entreprendre, le 21 janvier 2024. .
Frédéric Mistral, probablement parce qu’il a consacré sa vie et son œuvre à valoriser la culture de sa Provence natale, n’a plus l’écho qu’il mérite aujourd’hui, alors même qu’il était jadis considéré comme un des plus grands écrivains de son époque. On ne peut que saluer, donc, ce petit ouvrage qui respire la générosité et le goût des lettres. Il serait peut-être bon de noter également, que Mistral aura été le premier écrivain à recevoir le prix Nobel de littérature en 1904, pour une œuvre en langue régionale. Il est donc bon de le savoir ressuscité par un très beau livre paru aux Éditions de la Nouvelle librairie, et par une plume affûtée. Rencontre.
Marc Alpozzo : Cher Rémi Soulié, vous avez fait paraître un livre sur l’écrivain de la Provence, Frédéric Mistral, aux éditions de la Nouvelle Librairie, intitulé Frédéric Mistral. Patrie charnelle et Provence absolue (2023) dont le titre à lui seul peut paraître passéiste et réactionnaire, tant l’on veut mépriser aujourd’hui, dans notre Paris (qui ne fait pas la France, je le reconnais) le patrimoine et la patrie, notamment par un grand nombre de médias, ou même d’enseignants (ce qui est à mes yeux, plus grave encore !) Frédéric Mistral avait vu toute cette idéologie, notamment celle du progrès et de la puissance logique et calculeuse, qui sous-tend ce Nouveau Monde. Pourquoi ce texte ? Pourquoi ce romancier (plus ou moins oublié du grand nombre) ?
Rémi Soulié : La « cause immédiate », comme disent parfois les historiens, est assez prosaïque, ce qui est paradoxal s’agissant d’un poète. Antoine Dresse, qui dirige désormais la collection Longue Mémoire, m’a tout simplement demandé si je serais intéressé par la rédaction d’un petit essai sur Mistral, dans un format que je connaissais puisque j’avais déjà publié Les Métamorphoses d’Hermès et Les Âges d’Orphée dans cette même collection et que je prenais des notes, depuis plusieurs mois, pour un volume consacré à L’Âme du monde : le féminin et le sacré. Antoine Dresse, en outre, savait que je m’intéressais à la langue d’Oc (j’ai notamment publié un livre consacré à un grand écrivain occitan contemporain, Jean Boudou) et que la question de l’enracinement – de la Racination ! – me requiert, disons, fortement (le livre éponyme propose d’ailleurs une lecture du magnifique roman d’un autre grand écrivain provençal, La Bête du Vaccarès, de Joseph d’Arbaud). Enfin, comme membre du Félibrige et lecteur de Mistral depuis des années, je ne pouvais que répondre positivement à sa généreuse requête.
À mes yeux, l’« actualité » ne dicte rien, sinon le rien lui-même. Comme Pierre Boutang aimait le répéter, en platonicien familier des incursions thomistes, l’actualité, en fait, c’est ce qui est en acte. Or, la poésie de Mistral est en acte, comme l’est par exemple celle de Dante. Peu importe les jugements ou l’absence de jugements d’une époque, surtout comme la nôtre, particulièrement vile et insane. Vous avez raison de souligner à quel point Mistral, comme tous les grands poètes, était visionnaire. Le génie poétique est intuitif, au sens le plus élevé de ce terme. Le poète mobilise moins son entendement que son esprit, le νοῦς (noûs), inspiré par un souffle divin. Être à l’écoute lui permet de voir (de ce point de vue, notamment, les leçons de l’Inde sont toujours, elles aussi, d’« actualité » : les Rishis, qui ont vu et entendu les Védas, sont à la fois les sages et les poètes, kavis, un même mot en sanskrit). Hors toute conceptualisation et abstraction, Mistral pressent historialement, dirais-je avec Heidegger, le moment de l’histoire de l’Être que nous traversons, plein de bruit et de fureur, de rage et de ravages. Il est toutefois notable – c’est, largement, ce qui caractérise son œuvre – qu’il ne cesse de percevoir le soleil dans notre nuit (ce en quoi il pourrait dire avec Hölderlin que notre nuit demeure « sacrée ») : Mistral est profondément solaire, à l’image de la Provence et de la Grèce platonicienne et pré-platonicienne. À ses yeux, même « le diable porte pierre » – proverbe qu’il aimait citer, comme Boutang, d’ailleurs.
Mistral est un grand réaliste : il n’oppose pas le fini (la limite de la patrie charnelle) et l’infini (le souverain Bien solaire), puisque celui-ci éclaire celui-là. Autant dire que ses vers sont un antidote aux confusions modernes. Mistral évolue dans la dimension cosmique, immuable et mobile à la fois, non affectée par la projection du mauvais film qu’il nous est donné de jouer. Ceux qui seraient tentés de voir en lui un passéiste, un régionaliste ou un réactionnaire (sauf au sens que Nicolás Gómez Dávila a donné à ce dernier ce terme) n’ont, précisément, aucun sens de l’éternité.
Mistral est d’abord poète, salué par son confrère Alphonse Dumas, mais aussi dites-vous, un « éveilleur de peuple », nourri d’une culture classique et romantique très solide. C’est aussi l’écrivain de la « race », au sens précisément de la filiation, et qui se « transmet par le lait », écrivez-vous, ce qui fait dire à l’écrivain et poète que les pères de la Nation ont toujours vécu en « hommes libres ». Voilà pourquoi la Provence est considérée par Mistral comme une « patrie charnelle ». Ne doit-on pas voir ce petit bruissement dit « passéiste » aujourd’hui, comme une forme de résistance face à la mondialisation « heureuse », au cosmopolitisme envahissant et à l’effacement des origines et des identités ?
Sans aucun doute, mais à condition de comprendre que Mistral n’est pas « réactif », au sens nietzschéen, c’est-à-dire qu’il n’est pas prisonnier de ce qu’il révèle de notre temps. Il n’est donc pas un homme de ressentiment. Il voit ce qui demeure sous et sur le chaos, la puissance rayonnante et, d’une certaine façon, englobante, de l’ordre solaire. D’où sa propension à être attentif aux signes, y compris ceux du Zodiaque, ce que n’ont pas manqué de railler certains esprits forts – en fait, très faibles – en pointant le versant « superstitieux » de sa personnalité. Mistral, par exemple, était un lecteur des Centuries de Nostradamus, son compatriote provençal.
Plus profondément peut-être, sa perception de la lumière solaire lui permettait de ressentir l’« harmonie invisible » (Héraclite) qui est à l’œuvre en arrière-fond ou dans l’« arrière-pays » cher à un autre poète, Yves Bonnefoy. Ce que j’ai appelé la « Provence absolue » est cet arrière-pays provençal. C’est lui qui est intangible, immarcescible, c’est l’« Idée » provençale, au sens le plus platonicien du mot, qui n’a nul besoin de résister au ravage parce qu’elle demeure absolument souveraine. La politique de Mistral, que l’on se perd souvent à vouloir cerner, est au fond métapolitique. Les figures de la souveraineté, dans son œuvre, sont surtout représentées par les fées et les sorcières mais, aussi, par ceux qu’il appelle les « saints du pays ». Il y a là quelque chose de shakespearien, donc, d’« inactuel », encore au sens de Nietzsche (ce qui n’obère pas l’« actualité » selon Aristote et S. Thomas).
Un lecteur « résistant » aux fléaux que vous indiquez peut le lire de la sorte. D’éventuelles préventions à propos de son « passéisme » supposé s’évanouiront en comprenant Mistral comme il s’est compris lui-même. Le poème fondamental, de ce point de vue-là, est « Lou Parangoun », repris dans le dernier recueil lyrique qu’il a publié, Les Olivades. Des lecteurs, en particulier marxisants, ont compris ce que Mistral a traduit par « L’Archétype » comme une illusion, un mirage, voire, une défaite, alors que ce « Parangon », ce symbole, cette Idée provençale est une victoire, la Sainte-Victoire cézanienne, pourrait-on dire.
En cette période féministe, voire néoféministe échevelée, où il faut réduire la femme à une simple victime de la prédation masculine, où l’on chante la « femme forte » en tous sens, et où la vacuité des slogans, on ne peut appeler cela des discours, conduit à penser que cette forme d’endoctrinement autour de la femme est plus l’expression même de la haine de l’homme qu’une passion de la femme, vous montrez avec beaucoup de finesse que Frédéric Mistral faisait l’éloge du « féminin sacré ». On peut alors parler d’un « Éternel féminin qui nous élève », à l’instar de Marguerite, Laure, Béatrice, Délie. Pouvez-vous nous donner un éclairage plus précis de la place de la femme dans son œuvre, et de sa conception du féminin ?
Mistral prend acte de ce fait, de plus en plus insupportable aux Modernes – notamment, aux idéologues écologistes – qu’est la nature. La propension « wokiste » à l’annuler au nom de la « culture » (surtout celle du marché !) n’est qu’une parodie, comme telle infernale, du thème traditionnel de l’androgynie.
Les femmes sont au cœur du poème mistralien, à commencer par le premier, comme son nom l’indique – Mireille – mais aussi La Reine Jeanne ou Nerte. Mistral aimait beaucoup les Arlésiennes, entre autres ! J’ai également mentionné les fées et les sorcières. Un poète entretient toujours d’excellentes relations avec sa propre Anima, si Animus soit-il. La femme, c’est l’âme, la psyché (la fin de Mireille est une forme d’assomption) qui sauve – y compris la sorcière Taven, sur un versant a priori plus ombreux – ou est sauvée. Nul idéalisme, néanmoins (au sens ordinaire) mais, là encore, une gradation platonicienne qui, d’un beau corps – Mistral était très sensuel – nous élève à l’Idée du Beau, inséparable de celle du Bien (le soleil) en vertu de la convertibilité des transcendantaux. A mon sens, la plus belle figure féminine de son œuvre est l’Anglore, le « petit lézard », dans Le Poème du Rhône, une jeune orpailleuse qui tombe amoureuse du Drac, le dieu du fleuve. Belle, à certains égards « sauvage », l’« or » enchâssé dans son surnom (l’AnglORe) comme il l’est dans celui de la Laure pétrarquéenne, est proprement solaire. En allemand, Die Sonne, le soleil, est d’ailleurs un nom féminin et Mistral fut un lecteur attentif des Romantiques allemands.
Parce qu’elle donne la vie, qu’elle est liée aux cycles (y compris lunaires), la femme se situe d’emblée, bien plus spontanément que l’homme, dans la dimension physique de l’existence, à condition d’entendre ce terme au sens grec de la φύσις (phusis), qui n’est pas du tout « naturaliste » mais qui désigne l’apparition, la venue au jour, la croissance, la germination, l’éclosion. L’éternel féminin, d’une certaine manière, est l’éternel retour de la vie, que Mistral approuve avec une ferveur nietzschéenne, selon des modalités et des tonalités certes différentes. Il ne sépare par le corps de l’âme et de l’esprit alors que les hommes, s’ils ne sont pas poètes, ont une propension analytique ou disséquante certaine, donc, mortifère.
Je suis bien conscient que de telles généralisations peuvent prêter à sourire, voire, à éclater de rire, mais je n’y suis pour rien. Ceux qui font bon marché du yin et du yang au prétexte de la présence du yin dans le yang et inversement (qu’ils ignorent d’ailleurs le plus souvent), entretiennent la confusion actuelle, autant dire, le malheur. Or, comme disait Simone Weil, l’enfer, c’est de se croire au paradis par erreur – erreur commise par tous les progressistes qui, eux aussi, sont légion.
Notre époque est si dystopique, si bouleversée, qu’on a peine à croire que nous ne sommes pas sous le soleil de Satan, pour paraphraser le titre d’un roman de Bernanos. Cependant, pour Mistral, écrivez-vous, le soleil provençal, un peu comme le soleil du Bien chez Platon, « rayonne, illumine et brûle ». C’est ce que l’on nomme l’« optimisme grec » du catholique Mistral. On pourrait dire qu’il cherche dans ce monde la divine beauté, et précisément dans l’arrière-pays provençal. C’est ainsi qu’on peut le dire, il y a du nietzschéisme et du platonisme en Mistral. Comment peut-on expliquer cette jonction ? La Provence est-elle le lieu favorable à cette réunion entre le ciel et la terre dont nos « âmes habituées » ne voient plus rien ?
Cette dernière question m’invite très heureusement à parachever mon propos. La profondeur de la pensée, à mon sens, suppose une… élévation jusqu’à l’union/unité des contraires, jusqu’à la coïncidentia oppositorum qui court dans toutes les traditions, y compris la nôtre, bien qu’elle ait été marginalisée pour de très nombreuses raisons. Elle a survécu, plus ou moins souterrainement, d’Héraclite à Jacob Boehme en passant par Maître Eckhart et Nicolas de Cues, entre autres noms. Elle est en revanche substantielle à toute poésie. Disons, pour être rapide, qu’il n’y a que de l’un, dont le multiple diffuse les énergies. Nietzsche lui-même, qui paraît insister sur le multiple en raison de sa polémique anti platonicienne et anti chrétienne (laquelle se comprend fort bien), oppose finalement l’un dionysiaque, fût-il dilacéré, à l’un christique, fût-il écartelé. Au-dessus de cette opposition disons, provisoire, il n’hésite d’ailleurs pas à chanter l’un de l’étoile pythagoricienne. Il n’y a pas lieu d’opposer l’un et le multiple, lequel ne résulte jamais que de l’ajout de l’un. Outre que l’un peut s’ajouter indéfiniment sans cesser d’être un, le paradoxe apparent de cette opposition se résout dans l’infini, comme l’ont bien vu les néo-platoniciens, qui ont fait justice du prétendu « dualisme » de leur maître.
Il en est de même pour Mistral, en raison de sa vocation poétique et de son catholicisme singulier eu égard à l’orthodoxie théologique exotérique. Mistral n’est certes pas un philosophe mais il a pressenti intuitivement la nature de la nature sans lui opposer une surnature séparée. Vous vous êtes très justement référé à Sous le soleil de Satan en songeant à notre « grande misère » baudelairienne. Claudel avait très bien compris de quoi il retourne en écrivant à Bernanos, après la lecture de ce chef-d’œuvre : « « Il ne faut pas comprendre le surnaturel dans le sens de l’extranaturel mais du naturel à un degré éminent ». Exactement. À cette condition, on comprend également Mistral, poète de la « vie vivante » ou de la « vido perdurablo », qu’il traduit par « la vie illimitée » et que la métaphysique nomme l’infini. ■
Propos recueillis par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste
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