Par Stéphane Ratti.
COMMENTAIRE – Nous devons être attentifs aux crises qui secouent la France et l’Europe, et qui peuvent déboucher sur l’inconnu qui rebat les cartes. Attentifs aussi aux pulsions profondes, existentielles, anthropologiques, identitaires, qui en sont le substrat déterminant. C’est pourquoi nous reprenons cette remarquable tribune qui va dans le sens que nous venons de dire, à travers le cas, si symbolique, et si prégnant, si pleinement reflet du monde malade où il nous échoit de vivre. Tribune parue dans Le Figaro de ce matin même. (25 janvier). A vrai dire, nous ne croyons pas utile de la commenter nous-mêmes. Elle nous renvoie à un texte lumineux d’André Malraux que nous reprenons en note : il s’agit d’une recension par Malraux du livre d’Henri Massis, Défense de l’Occident, paru en 1927. Ce que dit Malraux est tout à fait étonnant. Massis l’avait fait lire à Maurras, dans sa prison, autour des années 1950. Maurras n’y avait pas fait cas, n’écoutant pas Massis. Il eut sans-doute tort à lire Stéphane Ratti et, bien sûr, Houllebecq lui-même. Rappelons que ce dernier a eu la curieuse envie de rencontrer il y a quelques mois l’Action Française d’aujourd’hui où il n’y a plus de Massis ni de Maurras, mais tout de même un certain reflet de ce qu’ils furent.
TRIBUNE – Dans son roman paru en 2019, lMichel Houellebecq raconte une révolte paysanne débouchant sur le blocage de routes et un affrontement violent avec les forces de l’ordre. Un livre prophétique dans lequel Houellebecq peint comme personne le sentiment d’abandon des agriculteurs, souligne l’historien.
« Sérotonine prend ce mouvement social comme un emblème, un symbole : celui d’une nature et d’un monde pris en otage, affaibli, vieilli, courant au-devant de sa perte »
Dans son roman Soumission, paru le jour même de l’attaque contre le journal Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, Michel Houellebecq annonçait l’arrivée au pouvoir, en France, d’un président musulman légalement élu. Quatre ans plus tard, dans son roman Sérotonine, paru en 2019, le romancier décrivait une révolte paysanne débouchant, en France, sur le blocage de routes et un affrontement violent entre les forces de l’ordre et des agriculteurs. Cette rencontre entre l’actualité et les romans de Houellebecq a donné de lui l’image d’une Cassandre, ce personnage de la mythologie antique toujours lucide mais jamais écouté, ou encore celle d’un « mage ».
Dans Sérotonine, le héros du roman propose du marasme paysan et du découragement des agriculteurs une analyse économique aussi réaliste et fondée que celle qu’il donne des ravages du libéralisme débridé dans ses autres romans, ainsi que l’avait brillamment analysé Bernard Maris, son ami assassiné en 2015, dans son livre Houellebecq économiste : « L’an dernier, explique cet homme, j’ai vendu cinquante hectares à un conglomérat chinois, ils étaient prêts à en acheter dix fois plus, et à payer deux fois le prix du marché. Les agriculteurs du coin ne peuvent pas s’aligner, ils ont déjà du mal à rembourser leurs emprunts et à payer leurs fermages… » (p. 146).
Houellebecq explique simplement mais avec une connaissance fine des mécanismes en jeu la totale incapacité des firmes à démontrer la dangerosité réelle ou non des OGM, réfléchit sur le rôle « destructeur et létal des pesticides », sur « la maximisation des rendements à l’hectare », la séparation de l’agriculture et de l’élevage ou encore l’incompétence des responsables ministériels : « L’agriculture française est complexe et multiple », reconnaît Houellebecq, et « rares sont ceux qui maîtrisent les enjeux de toutes les branches » (p. 30). Le roman n’est naturellement pas un traité d’agronomie mais les questions posées et la documentation rassemblée lui confèrent un fonds réaliste.
La dimension du mythe
L’essentiel, pourtant, dans le roman, n’est pas là : Houellebecq décrit la fin d’un monde, la colère de ceux qui sont enchaînés à une terre qui ne les nourrit plus et la désespérance des plus endettés. Le sommet du livre, le moment où tout bascule, est le face-à-face puis l’affrontement entre des agriculteurs armés et les CRS. L’épisode, empli d’une tension dramatique toute cinématographique, est décrit par le romancier sur un mode mi-épique mi-réaliste. Il s’agit de l’apparition à l’horizon, sur la bretelle d’accès de la grand-route, de deux machines agricoles, « des engins énormes, une moissonneuse-batteuse et une ensileuse de maïs », presque aussi larges que la route, « leurs conducteurs perchés à quatre mètres du sol ».
Là, soudain, le roman, par le biais du grossissement épique, atteint à la dimension du mythe comme si c’étaient les Troyens et les Grecs qui allaient s’affronter devant Troie, les CRS s’abritant derrière « un rempart de boucliers de Plexiglas renforcé » (p. 256-260). Le chef des révoltés porte le nom d’Aymeric, soit étymologiquement un roi, et, plutôt que de tirer sur les CRS qu’il avait en joue, il tourne son arme contre lui : son sacrifice pour son peuple paysan devient alors l’exacte réplique du plus beau des gestes antiques, un acte de dévotion (en latin une deuotio), un geste de piété païenne qui, au moyen d’un sacrifice individuel, sauve la collectivité en crise.
Le roman de Houellebecq a été, à sa sortie, critiqué pour son manque d’unité stylistique. C’est oublier que si l’auteur a voulu montrer la noblesse de la lutte paysanne, il a également peint comme personne le sentiment d’abandon de cette population qui a conduit son meneur au suicide sacrificiel. Certaines pages du roman sont proches d’un sordide tout zolien et l’ingénieur agronome, le second personnage principal du roman qui fait office de narrateur, sombre lui aussi dans la dépression avant de se suicider. Comme toujours chez Houellebecq, son âme, comme celle des défunts dans le Banquet de Platon, semble entraînée de son côté sombre par le cheval noir de son attelage funéraire et du côté lumineux par le cheval blanc.
Délivrer les âmes mortes
Au fond, le sujet de l’œuvre de Houellebecq, c’est la poursuite d’un humanisme nouveau et qui pourrait être accordé comme un heureux remède aux plus dépressifs. Après tout, dans Anéantir, son dernier roman, la vie ne meurt pas. Si, dans Soumission, le personnage principal ne parvient pas, devant la Vierge noire de Rocamadour, à mener sa conversion totalement à son terme, Sérotonine s’achève sur une prière : « Ces élans d’amour qui affluent dans nos poitrines jusqu’à nous couper le souffle, ces illuminations, ces extases, inexplicables si l’on considère notre nature biologique, notre statut de simples primates, sont des signes extrêmement clairs » (p. 347).
Michel Houellebecq chercherait-il à sauver des âmes ? On pourrait le penser à lire un bref passage de Sérotonine dans lequel l’ingénieur qui avait fait Agro par idéalisme pense avoir trahi son idéal. Il lit Les Âmes mortes de Gogol, relit constamment les mêmes pages, fasciné par le trafic foncièrement immoral des morts que dénonce le roman. Et jamais, avoue l’auteur sous le masque de son personnage, « je ne m’étais senti aussi proche d’un autre homme » que de Gogol, ce romancier qui voulait délivrer les âmes mortes des moujiks exploités. Il y a en Houellebecq un indéniable désir de destinée christique. Le désir d’absolu chez lui se porte souvent sur les arts et la littérature. Dans Sérotonine, par exemple, les deux plus grands génies de la littérature, Proust et Thomas Mann, sont présentés par le romancier comme les princes d’une civilisation en péril.
Nous ne sommes pas là aussi éloignés des révoltes paysannes qu’on pourrait le penser. Sérotonine prend ce mouvement social comme un emblème, un symbole : celui d’une nature et d’un monde pris en otage, affaibli, vieilli, courant au-devant de sa perte. Mais le roman, comme toute désespérance et comme toute révolte, est aussi un appel au secours. Il faut décrire la vérité crue et vivre la dure réalité. En littérature, Houellebecq a donné son nom à un nouveau courant littéraire, appelé tantôt « Le réalisme dépressif » ou, mieux, « Les nouveaux réalistes » ou encore « Les dépressionnistes ». « Les nouveaux humanistes » serait peut-être plus juste. Les agriculteurs révoltés se doivent de trouver encore le leur. ■
Stéphane Ratti est professeur émérite d’histoire de l’antiquité tardive à l’université de Bourgogne-Franche-Comté. Dernier ouvrage paru : Histoire Auguste et autres historiens païens (Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2022).
En fait de «prophétie», il ne faudrait pas confondre ; ni non plus La Cassandre mythologique avec un vague observateur qui se voudrait à la fois «cynique» et «sympathique»… Je n’aime pas Houellebecque ou, plutôt, je n’aime pas les lauriers complaisants qui lui sont tressés à peu près partout et à peu près par tous. Que je m’explique :
1° – Cassandre n’est en aucun cas un «personnage de la mythologie antique toujours lucide mais jamais écouté» mais une personne ouverte aux «délires prophétiques», don qu’elle reçut d’Apollon amoureux pour autant qu’elle consente à se donner à lui. Cependant, après réception du don, elle se refusa au dieu. Dépité, celui-ci la punit en crachant dans sa bouche la fatalité de ne plus jamais savoir exercer la moindre persuasion. Il n’est donc pas question de «lucidité» mais de POSSESSION ; Houellebecque est peut-être lucide mais nullement possédé : il se renseigne et, comme tout le monde, il est en mesure d’avoir connaissance des différents mouvements paysans du XXe siècle, à commencer par les plus violents ayant eu cours, et il établit des bêtes fiches. Donc, aucune «prophétie», seulement de la banale documentation et de la pisse-copie plus ou moins bien troussée, ensuite… Ne pas confondre.
2° – On veut faire passer Houellebecque pour un «grand écrivain», et ce, dans le seul but de se réconforter dans l’idée à concevoir de l’époque dont nous sommes les contemporains infatués de nous-mêmes : Houellebecque est un «grand écrivain», donc nous pouvons être de «grands lecteurs», nous montrer sensibles à cette grandeur qui lui est décernée ; or, plus la grandeur que l’on estime est élevé, à proportion, aura-t-on le haut sentiment de l’élévation de soi-même, si bien qu’il est précieux pour la plaisance des uns et des autres de congratulations répétées entre critiques, lecteurs et plumitifs.
Il faut savoir raison littéraire et mythologique garder, s’il vous plaît ! Le Houellebecque n’est pas Cassandre et pour le côté «écrivain prophétique», que, par exemple, l’on compare un peu le «style» et le «fond» à la CRUAUTÉ Antonin Artaud, soixante-dix ans plus tôt, dans l’ouverture de «Pour en finir avec le jugement de Dieu», vitupérant l’emploi «deviné» de la fécondation artificielle par les Américains, à destination d’une fabrique de soldats :
«[…] en vue de toutes les guerres planétaires qui pourraient ultérieurement avoir lieu,
et qui seraient destinées à “démontrer” par les vertus écrasantes de la force
la surexcellence des produits américains,
et des fruits de la sueur américaine sur tous les champs de l’activité et du dynamisme possibles de la force.
Parce qu’il faut produire,
il faut par tous les moyens de l’activité possibles remplacer la nature partout où elle peut être remplacée,
il faut trouver à l’inertie humaine un champ majeur,
il faut que l’ouvrier ait de quoi s’employer,
il faut que des champs d’activités nouvelles soient créés,
où ce sera le règne enfin de tous les faux produits fabriqués,
de tous les ignobles ersatz synthétiques
où la belle nature vraie n’a que faire,
et doit céder une fois pour toutes et honteusement la place à tous les triomphaux produits de remplacement
où le sperme de toutes les usines de fécondation artificielle
fera merveille
pour produire des armées et des cuirassés.
Plus de fruits, plus d’arbres, plus de légumes, plus de plantes pharmaceutiques ou non et par conséquent plus d’aliments,
mais des produits de synthèses à satiété […]»
Que l’on lise un peu Artaud, par le sacré Nom de Dieu ! et que l’on cesse de donner les vessies plumitives pour des lanternes littéraires ! Ou bien – «Enfants, c’est moi qui vous les dis !» (Lautréamont) – la Houellebecque-maqueronie accablera de gangrène méphitique la culture de l’intelligence et la politique miséricordieuse – «Et que les hommes plus nombreux que les poux fassent de longues prières » (Lautréamont, toujours).
Je ne vois pas quelle pulsion agressive – et totalement ridicule – David Gattegno vous conduit à écrire « Houellebecque » ou « Maqueron ». Qu’est-ce que ça apporte à vos argumentaires ?
Qu’un homme intelligent et cultivé comme vous l’êtes se livre à pareilles gamineries me stupéfie.
Ma graphie «Houellebecque» tient à ce que j’en ignore tout à fait l’orthographe et qu’être attentif à sa correction ne me préoccupe absolument pas ; il n’y a aucune intention de ma part derrière ce qui n’est qu’une erreur. Déstupéfiez-vous donc, pour ce cas-là.
Pour celui du Maqueron, en revanche, l’adoption de cette orthographe soulage, une nanoseconde et en passant, ma hargne contre cet horripilant morveux ; par-dessus le marché, cela me semble assez bien le situer entre les deux eaux, où j’espère qu’il croupira bientôt, en outre, cela pourrait permettre de comprendre pourquoi il a le cheveu si ridiculement teint, gominé et ramené sur le front : coiffure réalisé par un merlan d’quartier au front du maquereau de bas-fond… Dans ce deuxième cas, je vous prie de m’excuser pour la stupéfaction produite.
Par ailleurs, je suis assez partisan des calembours, dès lors qu’ils peuvent s’offrir à moi. Certes, Victor Hugo parlait de «fiente de l’esprit», mais j’ai toujours préféré le «rythme souverain» de ses alexandrins à l’esprit qu’il avait la prétention d’y introduire, sauf quand le rythme des images évoqués le transportait au-delà de lui-même, par exemple : «Horreur épouvantable, une statue en marche!» Cela dépasse le ridicule et le grotesque, au point de se hisser à l’épique. Michel Houellebecq (je prends soin de rectifier) et le Maqueron y restent tout à fait étrangers, quoique rarement à court de grotesque ou de ridicule, et de méchanceté génétique pour le second.
Lire le livre « Les damnés de la terre » d’Alexis Arette
juillet 1997
https://www.lalibrairie.com/index.php/livres/les-damnes-de-la-terre_0-1005529_9782841910397.html
Alexis Arette, un grand Monsieur !