Par Robert Redeker.
Cette tribune est parue hier (29.01) dans Le Figaro. Nous n’y ajouterons pas vraiment de commentaire. Elle s’attache au fond destructeur de la modernité ou postmodernité. Désormais en crise et probablement en échec. Michel Maffesoli dit que nous entrons dans une ère de soulèvements. Soulèvements contre le déracinement. Robert Redeker le pense aussi. Comme jadis Simone Weil ou Anna Arendt. Comme l’école maurrassienne. Est-il utile de contredire Redeker sur son éloge de l’école de la IIIe République ? Nous pensons qu’elle contenait déjà les germes de l’abstraction, de l’universalisme et du déracinement d’aujourd’hui. Néanmoins, il est vrai qu’elle enseignait encore la culture. Elle transmettait les savoirs. L’ère qui s’ouvre nous conduira évidemment vers du nouveau. Il importe seulement qu’il s’enracine, selon l’expression d’un de nos jeunes esprits d’Action française, dans « l’éternelle tradition ».
TRIBUNE – Pour le philosophe, la crise que traverse le monde agricole est, à l’instar de celle de l’école, une crise de civilisation. Il y voit la fronde d’une France enracinée et méprisée par les écologistes qui militent pour une terre sans peuple.
La crise agricole n’est pas seulement la crise de l’économie agricole, elle est surtout, à l’instar de la crise de l’école, une crise de civilisation. L’école et l’agriculture stationnent au fondement de la société. Elles assurent sa continuation : transmission de la culture, pour l’école, transmission de la vie biologique, pour l’agriculture. Mais, transmettant la vie, l’agriculture, comme l’école, transmet en même temps des valeurs, une idée de la France, une âme collective. Le point commun de l’école et de l’agriculture est la plongée dans le passé. Les deux, l’école et l’agriculture, ramènent, comme à travers des racines forant l’humus des siècles, le passé et ses valeurs dans le présent. Elles nourrissent le présent du suc qu’elles puisent dans le passé. Sans doute faut-il voir dans cette fidélité au passé la raison poussant une modernité qui se veut déracinée et inhéritière à réduire l’une et l’autre, l’école et l’agriculture, au statut de fantôme ? Que veut la modernité la plus avancée ? Que l’école soit transformée en garderie et l’agriculture en jardinage. Ceci n’est ni un jeu de mots ni une fleur de rhétorique : la culture (la vraie, celle propagée par l’école de la IIIe République, aucunement celle des « cultureux » contemporains, ni des ânes pétitionnant contre Sylvain Tesson) est solidaire de l’agriculture. L’école et la culture sauvegardent le vieux monde – et c’est pourquoi elles sont haïes.
Que l’école et l’agriculture vivent une crise potentiellement mortelle conjointement est un signe historique. C’est la même crise : celle de la transmission. Au sein des forces cherchant à détruire à la fois l’école et l’agriculture, une même obsession domine : que la transmission n’ait pas lieu. Comprenons : que la France ne se transmette plus. Deux contre-sociétés se structurent, chacune animées par le séparatisme, la rupture avec la France et son histoire : celle animée par les élites citadines, en sécession à la fois avec l’histoire de la nation et le bien commun, uniquement occupées au moyen de réformes sociétales destructrices du bon sens, à une révolution anthropologique, et celle des territoires abandonnés par la République, vivant sous ses propres lois, imposant à des quartiers entiers ses valeurs ou antivaleurs. Ces deux contre-sociétés, celle des centres-villes et celle des quartiers en charpie se nourrissent de la même haine, méprisent le même bouc émissaire : le beauf, qui serait bien capable de rouler en diesel et de fumer des clopes, et la France éternelle. Haine du beauf et haine de la France se regardent en miroir. Le beauf, comprenez : l’agriculteur, enraciné dans la longue durée du pays. En tenaille entre les deux séparatismes existe encore le peuple historique, dont les agriculteurs forment la quintessence, qui voit son pays lui échapper.
Tel est le programme en cours de réalisation : que du passé national et du passé anthropologique soient faits table rase. Pour que la France comme personne en vienne à être remplacée par un espace géographique lisse baptisé « France.com », il importe de se débarrasser de ses agriculteurs. L’historien Fernand Braudel l’a maintes fois dit : ce peuple agriculteur forme le socle, le sol, depuis la Gaule romaine, de la culture française. Il a forgé la figure physique du pays, le paysage. Il a contribué à l’émergence de l’art français de vivre. Qui sont les agriculteurs ? Réponse : ce qu’il reste aujourd’hui du peuple historique français, les aristocrates ayant disparu. Deux types humains endossaient destinalement la charge de conserver la France : celui des aristocrates et celui des agriculteurs, sous leur ancien et noble nom de paysans. Après la Révolution française, le XIXe siècle s’appliqua avec succès à muter les aristocrates en bourgeois, quand ils ne sont pas devenus les laquais de luxe de la bourgeoisie. Si la modernité a tué l’aristocratie, la mondialisation techno-économique néolibérale travaille à liquider les agriculteurs, les tuant à petit feu. Dans la coulisse de ce mouvement se tient une idéologie : remplacer l’homme et la femme traditionnels, dont l’agriculteur constitue le dernier bastion, l’ultime forteresse, par l’homme nouveau, déterritorialisé géographiquement et culturellement, l’homme déconstruit.
La révolte des agriculteurs, au-delà de ses ambiguïtés, est le véritable soulèvement du peuple de la terre, loin du pitoyable folklore écologiste qui s’est approprié cette appellation. Ce slogan, « soulèvement de la terre », par l’absence du mot peuple, en dit long : cette révolte est le soulèvement du peuple de la terre, effacé par les écologistes qui militent pour une terre sans ce peuple. ■
Auteur de nombreux livres, Robert Redeker a notamment publié «Le Soldat impossible» (Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014), «L’Éclipse de la mort» (Éditions Desclée de Brouwer, 2017) et «Les Sentinelles d’humanité. Philosophie de l’héroïsme et de la sainteté» (Desclée de Brouwer, 2020). «Sport, je t’aime moi non plus» (Éditions Robert Laffont, coll. «Homo ludens», 112 p., 10 €).Dernier livre paru : « L’Abolition de l’âme » (Le Cerf, 2023).