Cette chronique qui se veut ironique – et qui l’est, fourmillant d’idées saugrenues et drôles – est parue dans Le Figaro de lundi dernier, 29 janvier. Derrière l’ironie, toutefois, se profile la vraisemblance et celle-ci consiste en un portait féroce, de ce qu’on appelle de plus en plus fréquemment, « les petits hommes gris ». Vraisemblance inquiétante, portraits dont on ressent le grand fond de vérité, étiquette redoutablement efficace collée à la peau de ces petits hommes, comme s’ils constituaient une race nouvelle, venue d’ailleurs, et perçue comme hostile. Par les agriculteurs, d’abord, à cette heure, mais par un grand nombre de catégories de Français dont tout le monde se demande si leurs colères ne vont pas se coaliser. Ou bien plutôt quand elles vont se faire. C’est ainsi que basculent les régimes en fin de course et que finissent par éclater les institutions artificiellement créées et entretenues aux dépens du plus grand nombre.
CHRONIQUE – Chaque lundi, pour Le Figaro, cette chronique de Samuel Fitoussi entend poser un regard ironique sur l’actualité. Cette semaine, il imagine la journée de Bernard, fonctionnaire à la Commission européenne, et nous plonge dans l’intimité de son couple franco-allemand avec Magdalena.
Bernard se réveille dans son grand appartement, au cœur du quartier européen de Bruxelles. Un poster de Thierry Breton trône au-dessus du lit, tandis qu’une anthologie des discours d’Ursula von der Leyen est entrouverte sur la table de chevet. Au milieu de la pièce se tient, imposante et superbe, une magnifique tour de Kapla, construite avec un collègue espagnol, un collègue grec et un collègue portugais. Cette installation, parce qu’elle est une construction européenne, rappelle à Bernard pourquoi il se bat.
Bernard se dirige vers la cuisine, avale quelques kiwis génétiquement modifiés importés d’Inde (la production d’OGM étant heureusement interdite en Europe) et aperçoit, par la fenêtre, son voisin s’adonner à des gestes révoltants sur son balcon. Il l’apostrophe, furieux. « La semaine dernière, quand je vous ai vu tondre votre haie en enfreignant neuf des quatorze réglementations européennes en la matière, je n’ai rien dit. Mais là, j’observe qu’en plantant vos légumes vous ne respectez ni la réglementation sur le ratio de prairies permanentes au sein d’une jardinière ni, c’est pourtant la base, la norme CEE-ONU FFV-10 concernant la récolte de carottes. Et je ne peux plus me taire. » Bernard soupçonne même son voisin de ne pas avoir effectué de diagnostic de performance énergétique pour son logement, mais il se refuse à lancer une accusation aussi grave sans preuves. Il diligentera une enquête.
Bernard arrive au bureau. Ordre du jour : le débat autour de la directive « Farm to Fork », qui oblige, à horizon 2030, les agriculteurs européens à diviser par deux leur utilisation de pesticides, à réduire de 20 % leur recours aux engrais chimiques, et à tripler la proportion de leurs terres dédiées à l’agriculture bio (dont le rendement est faible). « Plusieurs études indiquent que ce plan entraînera une diminution de la production agricole européenne de 30 % », s’inquiète un expert. « Je te signale que si la planète explose sous l’effet du réchauffement climatique, la production diminuera de 100 % », répond Bernard. Bien qu’agacé par le climatoscepticisme de cet expert, Bernard n’est pas dupe. Il sait que le programme « Farm to Fork », puisqu’il impose la décroissance, nuira au pouvoir d’achat des Européens, mènera au suicide de quelques agriculteurs et menacera de famine les pays africains importateurs (pays de toute façon trop peuplés). Mais il permettra de réduire un peu la quantité de gaz à effet de serre émise par l’agriculture européenne ; or, celle-ci étant responsable de 0,7 % des émissions mondiales, cela vaut le coup.
Alors que Bernard est perdu dans ses pensées, Magdalena, l’une de ses collègues allemandes, prend la parole : « N’est-il pas absurde d’avancer des chiffres alors que la planète brûle ? Sortons du modèle productiviste, guérissons de notre obsession de la croissance, montrons qu’un autre monde est possible, inventons un nouveau modèle. » « Attention, tout de même, nuance Bernard, à ne pas trop flinguer la croissance européenne : nous avons besoin d’un secteur privé dynamique pour financer nos salaires et la cantine du Parlement européen. »
Quelques heures plus tard, le couple franco-allemand (Bernard et Magdalena) se retrouve pour déjeuner. Une complicité se noue, car les deux plaident pour un réveil européen. Il est grand temps que les démocraties ouvrent les yeux et se défendent contre leurs ennemis, tonne Bernard. Je suis parfaitement d’accord, répond Magdalena, nous ne pouvons plus continuer à tolérer l’intolérable, nous devons sévir face à Elon Musk. Les deux bureaucrates projettent alors de coécrire un essai sur les fake news, les fake opinions et la montée des populismes mais s’écharpent car Bernard tient à toucher 60 % des droits d’auteur (c’est son idée, insiste-t-il). Ils se réconcilient au moment du dessert, en réaffirmant haut et fort (les clients du restaurant semblent agacés) les valeurs de l’UE, à savoir la parité, la sororité et l’ouverture des frontières. Au moment de servir le dessert, le serveur tend à Bernard et Magdalena un formulaire sur lequel ils doivent indiquer qu’ils acceptent les cookies. Les cookies sont délicieux, et, une fois l’addition réglée, les amoureux montent chez Bernard. Alors qu’ils s’apprêtent à faire l’amour, Magdalena marche sur un Kapla, bondit en émettant des cris aigus, et se cogne sur le poster de Thierry Breton. Elle s’assoit sur le lit, recouvre peu à peu ses esprits, lorsque soudain… elle se rhabille précipitamment, et, sans dire un mot, part en courant de chez Bernard. Elle vient d’avoir une idée : la création d’une norme européenne régissant le polissage des bords de Kapla.
Dans l’après-midi, Bernard assiste à une réunion sur l’immigration illégale dans l’UE. Une solution est trouvée : l’Allemagne accueillera les migrants sous obligation de quitter le territoire français ; la France accueillera les migrants sous obligation de quitter le territoire allemand. En fin de réunion, on acte un transfert de 189 milliards d’euros à Gaza (le Hamas a promis d’utiliser l’argent pour construire de nouveaux tunnels de métro), on suggère de proposer à Poutine de lui donner la Hongrie s’il arrête sa guerre contre l’Ukraine, et on discute du déboulonnage des statues de Churchill et de Gaulle, soupçonnés d’avoir combattu le nazisme pour les mauvaises raisons (nationalisme étriqué plutôt qu’opposition aux discours de haine). En fin de journée, une polémique éclate car les équipes de communication de la Commission européenne ont commis une grosse bévue : sur une affiche promotionnelle, une femme ne porte pas de hidjab. Cela ne se reproduira plus, promettent les communicants. ■
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