COMMENTAIRE – Nous n’avons rien à ajouter ni à redire à cette excellente tribune du Figaro du 3 février. Si nous sommes attachés à la Patrie et si nous sommes nés ou devenus royalistes, c’est aussi par goût profond de la beauté, naturelle ou façonnée de main d’homme, ou plutôt l’une et l’autre puisqu’elles n’existent en vérité que comme dyade. Cette aspiration à la beauté est sans doute propre à tout humain, mais probablement plus intensément encore et presque ataviquement chez les héritiers du monde antique gréco-romain. Ajoutons que nous avons apprécié à sa haute valeur le reproche fait à notre siècle d’avoir manqué, pour l’instant, à sa mission qui eût été de « corriger les erreurs du productivisme industriel des deux siècles précédents ». Voilà qui est dit et fort bien dit.
« Il est à l’honneur de la France, et conforme à un goût simple et populaire de la beauté, que ce soit dans notre pays que les objections à la destruction des paysages soient les plus fortes »
TRIBUNE – Dans un pays qui se targue d’avoir la politique culturelle la mieux dotée par les pouvoirs publics, les protestations contre la destruction des paysages sont rares, regrette l’écrivain, qui dénonce l’implantation d’éoliennes dans nos campagnes.
Ainsi, il s’est trouvé en France 2000 « poètes, poétesses… actrices et acteurs culturels » pour pétitionner contre l’écrivain de talent chargé cette année de parrainer le Printemps des poètes. Cette capacité de mobilisation contre un des leurs (flatteuse désignation inclusive) étonne, alors que dans l’indifférence du monde culturel, ou sa prudente abstention, le développement de l’industrie éolienne fait subir à la France le plus vaste et le plus rapide processus d’enlaidissement qu’elle ait jamais connu. Toute l’Europe est abîmée à grande échelle, mais dans notre pays, qui se targue d’avoir la politique culturelle la mieux dotée par les pouvoirs publics, se réjouit d’entretenir une foule de gens de culture qui en bénéficient plus ou moins, les protestations de leur part contre la destruction des paysages sont rares et toujours individuelles.
Sylvain Tesson, notamment, a souvent donné sa voix inspirée à la contestation. On aurait pu imaginer que le fait de traiter comme quantité négligeable la liberté consolante des horizons et l’universelle splendeur du ciel aurait indigné écrivains et artistes. Cela n’aurait pas fait reculer les industriels et les opportunistes, mais signifié que nous, gens de culture, persistons à considérer la beauté comme une valeur absolue, une donnée du monde non négociable, une raison de vivre essentielle.
Verlaine, Maupassant, Huysmans, Gounod, Bloy, Garnier, l’architecte de l’Opéra, avaient objecté au projet d’une tour Eiffel dans Paris. Sa gracieuse silhouette a justifié sa construction, et a paradoxalement donné raison aux protestataires en soulignant, par sa solitude verticale, la douce horizontalité des toits de Paris, ville assise au bord de son fleuve. Presque un siècle après, la tour Montparnasse, monumentale erreur, a confirmé le bien-fondé de leur sentiment. Elle est l’indéracinable, l’inévitable verrue du quartier, qui fut, comme jamais dans l’histoire de l’art, le cœur battant de la création entre les deux guerres mondiales. Si nous, écrivains et artistes, ne protestons pas contre cette dévastation, qui le fera ?
Nos lecteurs, notre public le font. Habitants des régions sacrifiées, ils expriment leur désaccord et s’organisent pour faire reculer çà et là les projets qui gâcheront leurs plaines, leurs collines, leurs plateaux, leurs rivages. À peine osent-ils invoquer la beauté de leur pays et l’affection qu’ils lui portent. L’argument fait ricaner. Alors ils parlent de la dépréciation de leurs maisons, de l’incompatibilité avec le tourisme et les activités qui lui sont liées, de la décimation des oiseaux, parfois de troubles psychologiques. Ils parlent d’argent, d’économie, de protection de la faune, de santé, puisque la beauté commune, les bois et les champs, le grand arbre solitaire au milieu d’un pré, tout cela serait sans intérêt.
Je vis dans un de ces départements où pullulent les aérogénérateurs. Des paysages fréquentés depuis l’enfance ont été défigurés. On ne peut plus les traverser sans que l’âme se brise à se rappeler comme était réconfortant, ici, autrefois, ce don gratuit de la vie quotidienne : un regard sur le pays aimé. Une éolienne n’est pas laide en soi, mais dans son rapport avec l’environnement où elle a été dressée. Leur gigantisme proliférant brise les proportions auxquelles nous sommes accoutumés de naissance et de génération en génération, en tous lieux. Les plus grands chênes paraissent des nains, de ridicules miniatures dans leur voisinage, une forêt, une rêche moquette, une rivière, une rigole. Ce qui dans la nature inspire le sentiment de la grandeur, de la majesté, de la noblesse, de l’éternelle force de la vie, tout cela est humilié par des machines. Le malaise éprouvé à traverser ces étendues hérissées n’a pas d’autre origine. C’est un déracinement du regard humain.
« L’opinion se raidit un peu partout »
Il est à l’honneur de la France, et conforme à un goût simple et populaire de la beauté, que ce soit dans notre pays que les objections à la destruction des paysages soient les plus fortes. Des gens de tous milieux, de toutes conditions s’élèvent en grand nombre et s’indignent du traitement dégradant infligé à leurs environs. L’Occitanie, qui fut précurseur, n’en veut plus, la Provence et l’Alsace n’en ont jamais voulu, l’Auvergne, l’Île-de-France et l’Aquitaine pas davantage. L’opinion se raidit un peu partout. Hélas, ces résistances sont inégalement réparties et les opérateurs se passent le mot : « Dans les Hauts-de-France, en Champagne, dans les Ardennes, dans la Meuse, c’est bon, on peut encore y aller. »
Ce sont justement les régions les moins riches, où les habitants sont les moins enclins à mener les guérillas juridiques redoutées des promoteurs. Ici, le nombre des éoliennes a singulièrement augmenté l’été dernier, comme si l’on se hâtait d’en profiter avant que cela coince comme ailleurs. Les préfets, individuellement évalués notamment sur leur capacité à favoriser « la transition énergétique » sur leur territoire, sont les instruments d’une injustice d’État scandaleuse. Ils obéissent, mais beaucoup d’entre eux – j’en fus – sont désolés de contribuer à détruire le charme de leur pays alors qu’ils ont été formés à le défendre.
Le vertige vous vient à songer aux milliards dépensés dans le développement et la promotion d’un mode de production de l’électricité aussi coûteux que peu efficace. Avec la moitié de l’argent public qu’il a consommé, au lieu de dégrader une terre façonnée par des siècles de soins amoureux des Français, combien de centaines de kilomètres de haies aurait-on reconstituées, de cours d’eau nettoyés, combien de centaines de friches industrielles éparses dans la campagne rendues à l’agriculture ou à la vie sauvage ? Des emplois non délocalisables… les voici !
Les éoliennes tournent au vent de l’idéologie et de la propagande. Elles s’essoufflent. On se demandera peut-être bientôt, devant d’immenses cimetières debout sur l’horizon, toute cette ferraille, ces matériaux irrécupérables dressés dans le ciel, par quelle aberration le XXIe siècle, qui devait corriger les erreurs du productivisme industriel des deux siècles précédents, n’a su que barbouiller la terre d’une disgrâce inédite. ■
Dernier livre paru par Michel Bernard : « Hiver 1812. Retraite de Russie » (Perrin, 2022).
Ah ! Quelle beau pays nous aurions si tous nos « hauts fonctionnaires » traduisaient avec tant de belle hauteur leurs nobles états d’âme