LE FIGARO. – Le parti Ensemble pour la Catalogne («Junts Per Catalunya»), de Carles Puigdemont, a exigé de Madrid le transfert de toutes les compétences en matière d’immigration. Est-ce un simple marchandage pour obtenir davantage de compétences administratives ou un vrai rejet de la politique migratoire de Madrid ?
Benoît PELLISTRANDI. – Ce sont les deux à la fois. Le premier élément est effectivement le démantèlement de l’État espagnol, car demander les compétences en matière d’immigration, c’est les retirer à la police nationale et à la garde civile en Catalogne et permettre l’effacement de ces deux institutions nationales. Les compétences régaliennes sont ainsi redistribuées. Puigdemont cherche à long terme à s’arroger tous les attributs d’un pouvoir qui sera régalien et qui pourra conduire à l’indépendance.
En second lieu, la Catalogne est en proie à des tensions liées à l’immigration que, paradoxalement, les prédécesseurs de Puigdemont ont largement favorisée, préférant une immigration non hispanophone à une immigration qui parlait castillan. Depuis, la Catalogne est devenue une région où se développent un sentiment de rejet de l’immigration très puissant, ayant notamment une communauté maghrébine importante. Une maire élue en 2023 dans la province de Gérone se présentait sur un programme à la fois indépendantiste et identitaire, voire xénophobe. La presse espagnole parle d’un «lepénisme catalan». Puigdemont récupère ce thème pour éviter l’apparition d’un nouveau mouvement indépendantiste anti-immigration.
Enfin, toujours sur le thème de l’immigration, l’enquête Pisa, déclinée dans en Espagne dans chaque région, a été un choc. Elle a montré que la Catalogne était une des communautés autonomes qui avaient les moins bons résultats scolaires. Les Catalans ayant toujours considéré qu’ils avaient un meilleur niveau que le reste de l’Espagne, leurs gouvernants ont mis en avant la présence d’immigrés comme cause de ce déclin.
Concrètement, que pourrait récupérer Barcelone ?
Là est le cœur de la question: rien n’est encore précisé. Si le gouvernement opère ce transfert de compétences par décret, il doit rester dans le cadre de l’équilibre entre les communautés autonomes, les autres régions. Une seule chose a été annoncée: le transfert à la police locale, les Mossos d’Esquadra, des compétences de la police nationale et de la garde civile en matière de contrôle aux frontières. La réalité est plus floue que ce que l’effet d’annonce ne le laisse croire. Cela permet aux nationalistes de montrer qu’ils arrachent des concessions à Madrid, qui peut tenir à son tour un double discours en ne donnant pas suite aux revendications catalanes.
La formation catalane a longtemps défendu la doctrine selon laquelle «est catalan celui qui travaille en Catalogne». Comment expliquer ce revirement ? Jusqu’à présent, les indépendantistes ont-ils toujours été pro-immigration ?
La Catalogne, par la précocité de son industrialisation, a été une région qui a beaucoup bénéficié de migrations intérieures à l’Espagne. Sous le franquisme, un certain nombre de régions rurales comme l’Andalousie ou la Castille se sont vidées au profit de Madrid ou de la Catalogne, si bien qu’une partie du nationalisme catalan s’est développée contre ces migrations intérieures vues comme une dénaturation de l’identité catalane. Dans un texte de 1960 qui deviendra célèbre, un jeune militant nationaliste catalan, Jordi Pujol, qui sera président de la Catalogne de 1980 à 2003, écrit que l’Andalou est un sous-homme incapable de travailler et voué à la paresse. S’il est revenu sur ses propos par la suite, ils révèlent cependant un indéniable un sentiment de supériorité.
Dans les années 1980-1990, le nationalisme catalan a ensuite développé un autre discours, plus intégrateur, en disant «est catalan celui qui vit et travaille en Catalogne». Les enquêtes électorales et sociologiques ont permis d’établir le constat que beaucoup d’indépendantistes n’étaient pas des Catalans de souche mais des enfants de travailleurs immigrés espagnols nés en Catalogne qui s’identifiaient au projet politique catalan.
Enfin, depuis les années 2010, la Catalogne, comme le reste de l’Espagne, vit une droitisation liée à la thématique de l’immigration, en retard sur la France. En 1995, la population étrangère en Espagne représente 1% ; elle représente aujourd’hui 14%. Jusqu’au milieu des années 1990, l’Espagne n’est pas une terre d’immigration mais d’émigration. L’immigration a été très importante dans les années 2000, mais la crise de 2008 à 2013 a naturellement confronté l’Espagne à une thématique qui ressemble à celle qu’a connue la France à partir des années 1970.
La Catalogne compte 1,2 million d’immigrés, soit 16 % de la population. Les manifestations contre le tourisme de masse en Catalogne et la défiance à l’égard de l’immigration traduisent-elles un même sentiment de dépossession culturelle ?
En Espagne se développe en ce moment la thématique de l’immigration comme partout en Europe. Si tous les immigrés d’Amérique latine parlent espagnol et sont catholiques, la vraie inquiétude est liée à l’immigration d’origine maghrébine et musulmane. Celle-ci est perçue comme un risque de dénaturation de l’identité espagnole, comme l’explique par exemple le parti d’extrême droite Vox. Cette crispation liée à l’immigration, qui a fait émerger les problématiques autour des mosquées ou du voile, se développe depuis une vingtaine d’années, avec 20 ans de retard sur la France.
Il ne faut pas sous-estimer non plus le tourisme de masse à Barcelone ou sur la Costa Brava, aussi à l’origine d’une forme de dépossession culturelle. Le complexe hôtelier de la Costa Brava a été à l’origine d’un tourisme low cost, une manne économique qui a fini par fatiguer les Catalans et abîmer l’image de marque de la Catalogne. Les indépendantistes catalans captent très bien les pulsations de la société catalane. Ils attirent au-delà de la question de l’indépendance et utilisent les colères communes pour les orienter en faveur de l’indépendantisme. ■
Très intéressant. Les indépendantistes sont logiques avec eux-mêmes : voulant préserver l’identité catalane, ils en viennent à s’opposer à ce qui pourrait la détruire. L’Etat espagnol doit leur couper l’herbe sous le pied et prendre les mesures qui s’imposent. Quant à Philippe VI, comme le dit à juste titre JSF, il est le rempart de l’unité espagnole et doit agir avec force. Son discours il y a quelques années avait eu un effet prodigieux.