« La liquidation en douceur attendue s’avère plus difficile que prévu. Car ceux qui demeurent sont dos au mur. Ils ont compris que Bruxelles veut les faire disparaître. (….) Le noyau dur subsistant vendra d’autant plus chèrement sa peau qu’ils sont un refuge culturel de l’identité de ce pays. »
Entretien par Martin Bernier.
GRAND ENTRETIEN – Pour l’historien, la colère des agriculteurs est la conséquence de décennies de destruction de l’économie paysanne et d’ouverture au marché mondial.
Normalien, agrégé et docteur en histoire, Pierre Vermeren est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages remarqués, comme « La France qui déclasse. De la désindustrialisation à la crise sanitaire » (Tallandier, « Texto », 2020) et « L’Impasse de la métropolisation » (Gallimard, « Le Débat », 2021). Il publie avec Sarah Ben Néfissa « Les Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir. Égypte, Tunisie (2011-2021) » (Odile Jacob, 31 janvier 2024).
« Mais qui a détruit les petits commerces pour imposer le supermarché en voiture via la rocade la plus proche ? Et qui a obligé le paysan à se cribler de dettes pour se « moderniser » faute d’avenir ? »
Au-delà du modèle agricole, c’est notre mode de vie qui est en jeu, explique Pierre Vermeren. Face à la flambée des coûts de la vie, les Français consacrent une part toujours plus faible de leur budget à l’alimentation et délaissent les produits français pour des aliments de moindre qualité importés par la grande distribution. Dans une société à la dérive qui doit suivre les injonctions contradictoires de ses dirigeants, les paysans sont devenus un refuge culturel de l’identité de la France, et il est temps, conclut-il, de leur faire confiance pour préserver notre art de vivre et protéger l’environnement dans lequel ils évoluent.
LE FIGARO. – Depuis plus de dix jours, les agriculteurs manifestent leur mécontentement. Mais cela fait des dizaines d’années que l’on entend parler du malaise paysan, de l’incapacité des agriculteurs à vivre convenablement. Comment expliquer que rien ne change ?
Pierre Vermeren. – Il faut distinguer deux moments de mutation. Au cours des années 1950 et 1960, de Gaulle a modernisé l’économie française et voulu en finir avec la petite paysannerie. L’ossature de la République depuis le XIXe siècle était constituée de petits indépendants paysans, commerçants et artisans. De Gaulle a tourné la page pour créer une France moderne, industrielle et tertiaire. Cela impliquait exode rural, remembrement, tertiarisation, industrie de pointe et tourisme. Cela a assez bien fonctionné, et a permis d’enrichir la France, de transformer le pays et son agriculture.
Puis, en 1993, le marché unique et l’Union européenne ont changé la donne. Le pays a été ouvert au grand large, et nos dirigeants ont décidé de liquider l’économie productive. Dans la première phase, sur 2,5 millions de fermes en France, 1,5 million ont disparu, laissant place à un réseau de fermes de tailles compatibles avec la mécanisation et la baisse de l’emploi. Or, depuis que l’Union européenne s’est mondialisée, elle ne vise plus à protéger le marché ni les producteurs européens, mais à les ouvrir au monde et les livrer à des concurrences planétaires déloyales. Désindustrialisation et destruction agricole furent le prix à payer pour l’Europe non germanique.
Là-dessus se greffe depuis quinze ans l’écologie politique, nouvelle contrainte qui empile les normes dont on découvre l’absurdité, voire le fanatisme. Le cumul entre la volonté de liquider l’économie productive, le libre-échange à outrance et la contrainte écologique aboutit à la situation actuelle. En trente ans, on est passé de 1 million de fermes à 390.000, et, si rien n’est fait, ce sera très vite 200.000. L’erreur de nos gouvernants a été de penser que la liquidation de l’agriculture, comme observée par Michel Houellebecq, était un immense plan social indolore, si ce n’est des protestations ringardisées de paysans à l’ancienne ou des suicides en silence. Or ne subsistent aujourd’hui que les agriculteurs les plus malins ; à les écouter sur les médias, ils ont un haut niveau d’expression. Ceux qui ont résisté aux effondrements sont des passionnés. La liquidation en douceur attendue s’avère plus difficile que prévu. Car ceux qui demeurent sont dos au mur. Ils ont compris que Bruxelles veut les faire disparaître. Mais ceux qui n’avaient pas les moyens de se défendre ont déjà quitté l’agriculture. Le noyau dur subsistant vendra d’autant plus chèrement sa peau qu’ils sont un refuge culturel de l’identité de ce pays.
Dans le viseur des agriculteurs on trouve pêle-mêle l’excès de normes, les traités de libre-échange, l’Union européenne… Les campagnes sont-elles la caisse de résonance de tous les excès d’un certain modèle de développement et d’ouverture remis en cause aujourd’hui ?
Bien sûr : l’américanisation du monde en est la cause, visage culturel de la mondialisation. La France est le pays le plus américanisé d’Europe. Elle cumule le record de fast-foods et de supermarchés par habitant ; les gens y mangent le plus à l’extérieur, et notre alimentation si réputée a été saccagée. Les Italiens mangent toujours des pâtes et des pizzas ! Nous, on mêle pizzas, hamburgers, donuts, kebabs et frites. Les jeunes Français ne boivent plus de vin mais de la bière et des sodas (comme ils fument du haschisch, car trois joints équivalent en moins cher à un paquet de cigarettes). Les pauvres mangent de plus en plus gras et sucré, ce qui entraîne des problèmes sanitaires. Les Français sont devenus des consommateurs hors sol. Or l’américanisation alimentaire est la porte des trafics de l’agroalimentaire qui ont défrayé la chronique depuis quelques décennies, jusqu’aux maisons de retraite. On mange du poisson du Pacifique, quand nos bateaux sont désarmés.
Ce problème culturel, sanitaire, alimentaire et de qualité de vie est aussi un énorme sujet économique. Grande distribution, chaînes de restauration, importateurs et centrales d’achat tirent les ficelles au nom du consommateur et des prix bas. Plus les prix d’achat aux paysans sont bas, plus gros sont leurs bénéfices. Mais si notre budget alimentaire a fondu, c’est l’effet d’un appauvrissement : la plupart des Français ont des dépenses contraintes. Leurs téléphones et leurs abonnements les obligent à manger ce qu’ils peuvent : porc chinois, viande halal, poulet ukrainien, mollusques d’Asie ou moutons de Nouvelle-Zélande (avec un troupeau divisé par trois en quarante ans, un exploit !). Contre vents et marées, en bout de chaîne, agriculteurs et producteurs traditionnels tentent de maintenir un mode de consommation, d’alimentation et de vie peu compatible avec la malbouffe omniprésente. Nous sommes face à un choix de société et de civilisation : mais c’est à ceux qui dirigent l’État de choisir, pas au peuple appauvri.
Les Français ont, de fait, tourné le dos à la campagne, même dans leurs pratiques alimentaires, mais, d’un autre côté, le soutien ou la sympathie pour le mouvement est massif (87 % selon un sondage Elabe-BFMTV)… Cela dit-il quelque chose du rapport refoulé des Français à leurs campagnes ?
Cette histoire est très récente : l’exode rural remonte aux années 1950-1980. Il a touché la génération des grands-parents d’aujourd’hui. La moitié des jeunes Français ont eu un grand-parent qui travaillait les champs – la moitié des actifs en 1945 étaient paysans. Donc le rapport à la terre demeure fort, avec des personnes identifiées. Ensuite, les gens savent qu’il vaut mieux manger des produits bien traités et sains plutôt que n’importe quoi ; malheureusement, ils n’ont souvent pas le choix. Dans un café, un soda ou une bière coûtent moins cher qu’un verre de vin ; un hamburger vaut deux fois moins cher qu’un steak de qualité. Vu les revenus faibles de plus de la moitié des Français, la grande distribution règne en maître, après qu’elle a détruit commerces et circuits courts. Seule une minorité de retraités et de cadres aisés s’alimente dans les épiceries subsistantes ou sur les opulents marchés urbains. Pour les autres, c’est l’hypermarché ; or fruits et légumes, poissons ou volailles y viennent de pays où les normes sanitaires sont, au mieux, relâchées. Les Français en sont conscients, mais ils ne peuvent y échapper ; le coût du logement, trois fois plus élevé qu’en Allemagne, a étouffé l’alimentaire. D’où cette contradiction apparente entre des jeunes très mondialisés, mais qui se montrent solidaires des agriculteurs très enracinés…
Les Français s’en rendent compte, mais les dirigeants ont mis du temps à écouter les revendications des campagnes…
Les élites sociales et la classe dirigeante ne sont pas soumises à ces contraintes ; elles ne les connaissent pas car leur vie ne passe ni par l’hypermarché, ni par les fast-foods, ni par les campagnes agricoles. Provinciaux et ruraux savaient depuis octobre que tous les panneaux des villages étaient renversés… Mais nos dirigeants ne mettent pas les pieds à la campagne, hormis les stations de ski ou les cités balnéaires – ou en cas de péril politique… Ils sont coupés de ces réalités sociales, géographiques et économiques. Les élites se sont désintéressées du peuple avec qui elles ne travaillent plus. L’État le plus redistributif au monde et le niveau d’impôt le plus élevé ont déresponsabilisé et déculpabilisé les élites sociales : avec tant d’aides et d’impôts, et un État qui s’occupe de tout, pourquoi se préoccuper du sort des classes populaires et des pauvres ? Dans les classes aisées – un Français sur cinq -, la plupart s’occupent des siens, de capitaliser ses biens et de ses loisirs ; or nos dirigeants sont issus de ce milieu.
Pour justifier la position sociale enviée qu’elles occupent, tant à leurs yeux qu’à ceux du peuple, nos élites ont opté pour des idéologies du Bien et du Progrès. Ces utopies gouvernent leurs comportements politiques et leur vision du monde. La principale – moralement la plus forte – est l’ouverture sans nuance à l’immigration internationale ; la deuxième est l’utopie de la construction européenne, porte du libre-échange et de la mondialisation ; la troisième est le choix d’une économie de services mondialisée, débarrassée de la production et de tout ce qu’elle charrie : le vieux monde paysan, industriel et ouvrier (associé aux pauvres) ; la quatrième est l’écologie politique, qui prétend régir la campagne et la nature à la place de ceux qui y vivent, oubliant les ravages du système mondialisé (le réseau physique de l’internet est la plus grande infrastructure mondiale jamais construite sur terre).
Enfin, ces élites peinent à admettre les impasses dans lesquelles leurs utopies ont plongé la France depuis des dizaines d’années : la chute de l’école, la dette, la crise des services publics, l’insécurité, l’ampleur du sous-emploi ou le peu de succès de l’euro, qui a désindustrialisé la France. Les élites ont rompu avec le monde ancien, l’école républicaine, la production agricole et industrielle. Mais elles n’abandonnent pas leurs utopies malgré le choc du réel et leurs effets délétères sur la société. Le peuple ne vote plus et rechigne maintenant à procréer : que peut-il faire de plus ?
La question de l’écologie est centrale : comment expliquer d’un côté cette profusion de normes qui contraignent les agriculteurs, et de l’autre un rapport de plus en plus distant à la nature et la multiplication des traités de libre-échange ?
Depuis soixante ans, la France a connu la plus grande destruction de l’histoire de son patrimoine naturel et agricole. La faune et la flore souffrent tant que nous nous situons à un des derniers rangs en Europe. On a multiplié par quatre l’emprise urbaine depuis la guerre ; les villes se sont étendues de manière disproportionnée ; on a bâti la civilisation de la voiture, des autoroutes et des parkings. On a demandé aux paysans de se moderniser, de raser 2,5 millions de kilomètres de haies ; on a asséché lacs et marais. Et maintenant, on en paie le prix : des inondations, d’une part, mais aussi les fameuses bassines, car tout le petit système hydraulique de surface a été détruit. En somme, après que les Français ont subi des leçons de modernité, qu’on leur a dit de prendre l’autoroute et de faire leurs courses en voiture, on les accuse tout d’un coup d’être énergivores, de mal consommer, de polluer et de détruire l’environnement. Qui a promu la construction de 8 millions de pavillons et qui a surendetté les agriculteurs pour des machines toujours plus grosses ? Les Français n’ont rien demandé. Mais État, publicité et banquiers leur ont vanté et vendu le pavillon et le tracteur américains du Midwest. Aujourd’hui, tout cela est criminalisé, et il faut expier. Mais qui a détruit les petits commerces pour imposer le supermarché en voiture via la rocade la plus proche ? Et qui a obligé le paysan à se cribler de dettes pour se « moderniser » faute d’avenir ?
L’écologie officielle tente de réparer les conséquences des décisions des élites de la fin du XXe siècle. Mais plutôt que de réfléchir à cet échec monumental et aux moyens d’y remédier doucement, on impose cette fois la brutalité des normes, des taxes et des lois. Elles achoppent sur le monde réel dans lequel on a enfermé les Français. Cette étrange absurdité impose ses mots d’ordre utopiques et met la société en situation de péril social et politique.
Les mesures ciblées sur les agriculteurs proposées par le premier ministre paraissent maigres pour résoudre une crise d’une telle ampleur, qui semble excéder la question agricole…
Les utopies de nos dirigeants ont créé des injonctions contradictoires. Il faut désormais faire des choix. L’Europe protectrice du tarif extérieur commun s’est muée en machine à détruire notre économie : faut-il revenir à la protection du marché commun ? Dans un monde hostile, il faudra bien choisir entre protectionnisme et libre-échange pour les biens relevant de notre souveraineté. En parallèle, faut-il confier l’écologie – version punitive utopique – aux techno-métropolitains, ou bien aux artisans immémoriaux des campagnes, les agriculteurs et les sylviculteurs ? Ils ont certes fait des bêtises, mais elles leur furent souvent imposées ! La PAC les a conduits au surendettement, à la destruction de l’économie paysanne, à l’élevage productiviste et à l’enfermement des animaux. Faut-il encore aggraver les choses ou réfléchir ?
Peut-être faut-il considérer que ces gens qu’on voit à la télévision depuis dix jours, qui parlent très bien, qui sont organisés et pacifiques (pour l’instant), peuvent être les acteurs de leur destin, de leur économie, de la sauvegarde des paysages, de la protection et de l’entretien de la nature et des animaux. Cela impliquerait de transformer ces nouveaux suspects en acteurs déterminants de la politique de l’avenir et de l’environnement, en défenseurs de nos modes de vie et de consommation, mais aussi de notre sécurité alimentaire et d’un style de vie qui nous a si longtemps rendus enviables. ■
Publié le 31.01.2024 – Actualisé le 19.02.2024
Une Europe sans terre, une France sans paysan, voilà ce qu’ils veulent et que la masse populaire commence à comprendre. Oui Mauras a raison d’écrire que la terre, les fermes, les églises et leurs clochers, le coq et les fontaines publiques sont la Patrie de ceux qui veulent vivre ensemble. C’est une manière de vivre ensemble, c’est la civilisation dite Chrétienne dans toute l’Europe. Quant on a un bon outil on le maintien en état de fonctionner , son remplacement par un neuf ne sera jamais celui abandonné. Mettre un roi n’est pas une révolution, c’est une continuité de l’histoire.
Les Français pour ne parler que de nous, sommes trompés par un fantasme qui imagine l’Etat mondial, vie artificielle fantasmatique.
Mais on oublie que pour ce faire , ils sont prêt à faire la guerre. Or, c’est la terre et la nature qui gouvernent , l’homme qui se prétend intelligent n’est qu’un insecte, il disparaîtra par ses propres poisons.
Ce qui a manqué en 40 , en 62, de nos jours pour l’Ukraine , pour Gaza, pour l’agriculture raisonnable, pour la liberté, c’est un SAGE.
Ce Sage pourrait être le roi, mais qui va le porter sur le trône, dans ce dernier moment de basculement sachant que le roi n’empêche pas l’Europe. Aussi, faute de réfléchir, la France d’hier et d’aujourd’hui s’abandonne aux mondialistes.
Mais Eliot Moss ne pourra pas embarquer dans sa fusée tous les terriens.
« Adieu veau , vache , cochon, couvées…..Quelle est la flatteuse erreur qui emporte nos âmes »? L.F.
Ce n’est pas le Général qui a mis fin à la paysannerie de jadis : c’est le tracteur ! Lire le début de « La fin d’un monde » de Patrick Buisson !
Le Général a tenu compte de l’inéluctable réalité (comme en Algérie, d’ailleurs).
Réponse à Pierre Builly.
De retour d’Allemagne les prisonniers ont rapporté que les Allemands avaient déjà le tracteur bien avant la guerre. Ce n’est pas le tracteur qui est en cause. Les Américains nous ont vendus les tracteurs et matériels agricole certes, mais aussi les locomotives Pacific, ce ne sont pas ces locos qui ont ruiné le fonctionnement de la SNCF.
Depuis la défaite de 40 et peut être bien avant, la souveraineté française n’est plus, prisonnière du mensonge nuage politique qui nous conduit au rêve d’une gouvernance mondiale d’un monde hors sol, (qui ne va pas renoncer facilement, le vice est leur vertu).
Avec ou sans tracteur, le monde agricole préfère sa petite église de la paroisse que la cathédrale à touristes, c’est le pot de fer contre le pot de terre. L’homme de la terre vient d’ouvrir la boite de pandore de Bruxelles que l’homme de la ville n’a même pas conscience. La révolte des paysans pose le droit de vivre bien dans le temps qui nous est accordé par la nature.
ll n’y a rien d’ inéluctable, cher Pierre Builly, même dans cette mutation de notre agriculture. . De Gaulle s’est enraciné dans son idée de la France, ses paysages, mais s’est -il enraciné dans ceux qui les ont faits pas à pas par leur labeur millénaire ? Aimaient-ils ces hommes ? Ou les a t-il sacrifiés au mythe productiviste avec son Ministre Pisani. De Gaulle parlait une belle langue, châtiée mais s’est-il soucié de la transmission à l’école de cette longue chaîne qui a aussi modelé notre pays, a permis l’éclosion de notre culture, ou l’a -t-il abandonné aux idéologues qui pointaient déjà à l’école, à l’université ? Le résultat, mai 68. Le verbe ne fait pas tout, il ne peut délasser un secteur pour la grande politique. Aujourd’hui, où nous sommes dans la soumission, le verbiage de nos gouvernants est pathétique car il tourne ostensiblement à vide sur tous les plans
On ne peut pas vivre en autarcie, Henri i et. je te recommande encore, si tu ne l’as fait de lire ou de relire Patrick Buisson, le meilleur marrassiez des quarante dernières années.
La réalité est là ; elle nous cerne, nous assiège, nous stupéfie, nous navre même, si tu veux. Et alors ?
Lampes à huile, marine à voile… toujours les nostalgies. Ne crois-tu pas que j’ai aussi les miennes ? Parmi lesquelles la non-mixité de l’école, les « interdits fondateurs », les filles en mini-jupes et les mères de camarades en talons hauts ?
J’ai connu des hobereaux bretons qui vivaient dans des châteaux sans électricité dans toutes les pièces et avec de l’eau puisée au puits. C’était rigolo et insupportable. Tout ce qui pourra être dit n’ira pas convaincre les femmes de paysans à renoncer à ne plus abriter les vieux parents, à ne pas avoir de loisirs, à demeurer dans la paisible (et à mes yeux insupportable) permanence des jours.
Toi que je sais apprécier le cinéma, regarde les deux magnifiques films de Georges Rouquier : « Farrebique » (1946) et « Biquefarre » (1984). Tout y est dit.
Cher Pierre, tu as raison, on n’échappe pas à son époque, notre rôle est de la vivre pleinement, de l’ affronter, non de la fuir en vains regrets. nous sommes incarnés. Raison de plus pour ne pas jeter à bas l’héritage qui nous a hissés là où nous sommes. Le monde paysan, ou plus précisément celui de la campagne, a été l’ossature ou l’armature de le France jusqu’en 1914. et je me demande si cette guerre héroïque et cruelle n’a pas fait plus de ravages dans ses rangs que le tracteur. Aujourd’hui ils sont pleinement adaptés aux tracteurs, là n’est pas la question, mais ils sont tout simplement ignorés, non regardés, variable d’ajustement par les élites -hors sol- républicaines qui nient de facto tout qu’ils ont pu transmettre à l’âme de leur pays par leurs efforts ininterrompus depuis. deux mille ans. .. . Le talentueux Patrick Buisson a aussi lu Thibon, sauver l’héritage c’est aussi sauver ce qui donne sens et goût à nos efforts et a modelé notre paysage …..intérieur. ( Dans les films tu as oublié, semble-t-il, Goupil ,mains rouges de J.Becker )
« Goupil mains rouges » est un formidable récit de ce que fut la campagne sombre, pleine de secrets, vivant en une sorte d’autarcie aussi bien économique que, si je puis dire, « législative » : on y règle les affaires « entre soi » et les lois n’y sont respectées que si elles vont dans le sens accepté.
si j’ai évoqué les deux très grands films de Rouquier, c’est que, à près de cinquante ans d’écart, ils se penchent sur un village, sur une famille, sur une bourgade (Goutrens, en Aveyron), on voit, de façon crue (cruelle ? pas même !) le passage du temps : on ne veut plus cohabiter avec les bêtes, ni même les vieux parents dans la ferme étouffante sans eau, sans commodités, sans perspective.
Il y a des gens qui disent que la campagne est belle (ce n’est pas mon avis)… mais Dieu sait s’il pouvait être lourd de vivre dans la pesanteur !
J’ai eu, dans ma carrière, beaucoup à fréquenter les agriculteurs (qui ne sont plus des paysans, puisque le « pays », ça n’existe plus). J’ai toujours rencontré des gens étonnamment modernes, au fait de toutes les innovations techniques, assoiffés d’en avoir davantage. C’est normal : mais il faut qu’ils ne soient pas enquiquinés par cette saleté d’Europe, qui les empêche de vivre, nous en sommes d’accord.
Lire le livre “Les damnés de la terre” d’Alexis Arette (qui fut président de la FFA, à l’origine de la Coordination rurale) – juillet 1997
https://www.lalibrairie.com/index.php/livres/les-damnes-de-la-terre_0-1005529_9782841910397.html
Je crois bien que vous l’avez déjà dit