« Il faut être bête comme un pédagogue néo-rousseauiste pour croire que l’enfant est bon.«
Par Jean-Paul Brighelli.
Cet article – brillant, comme à l’ordinaire – est paru dans Causeur, hier, 20 février. Faut-il y ajouter un commentaire ? Peut-être ceci : notre objet ici n’est pas de disserter sur la psychologie du mariage, des sexes ou de l’amour, quel que soit l’intérêt de ces domaines, mais de réfléchir et de réagir à tout ce qui peut déconstruire comme on dit aujourd’hui, affaiblir, ruiner une société, la nôtre en priorité, et aboutir à son « épuisement » au sens où Jean-François Mattéi parlait de « l’épuisement de la culture européennes ». Car il existe bien une culture européenne en dépit de ce que peuvent dire les irréfléchis ou les nigauds. Et cet épuisement qui frappe tout l’Occident, notamment français et européen, finit par toucher les fonctions vitales, existentielles, de nos sociétés, dont, comme en tout temps, le fondement est bien la réunion originelle homme-femme. Quelles qu’en soient les modalités. Jusqu’à preuve du contraire, même le Parlement anglais n’y peut rien.
Notre chroniqueur, boomer non repentant, semble choqué par les revendications féministes qui globalement, dit-il, visent à castrer les hommes: et après on s’étonne de la diminution spectaculaire du nombre d’enfants! Des plaisanteries sexistes auxquelles la direction de Causeur ne saurait s’associer, et que les commentateurs mettront certainement en pièces…
Il faut bien reconnaître que ce que la vertu contemporaine, dont Gérard Miller fut longtemps le plus bel ornement, nomme « emprise » correspond à ce que l’on a depuis des millénaires appelé « amour ». Ce mouvement qui pousse l’homme et la femme l’un vers l’autre, puis l’un dans l’autre, fut le motif de tant d’œuvres d’art, tant de livres, tant de communications et de commentaires, qu’il paraissait naturel.
Pas du tout, s’indignent les belles consciences contemporaines, dont Sandrine Rousseau est l’illustration majeure : il s’est construit dans l’oppression des femmes. Ce qui, il y a encore trente ans, passait pour une belle histoire est revu (et corrigé) aujourd’hui comme une emprise inadmissible. Et des quinquagénaires en quête de notoriété s’indignent qu’on leur ait fait vivre des passions pleines d’orgasmes et de déchirements.
La femelle n’est pas entièrement dissoute dans la femme. Le mâle n’est pas complètement consumé dans l’homme
Un livre tout récent de Pascal Quignard, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, que je vous conseille vivement tant il brille d’intelligence, s’amuse quelque peu de ces affirmations modernes. Après avoir examiné la façon dont la morale religieuse a censuré les élans les plus naturels, occulté les corps, stigmatisé la passion et condamné tout autre position que le missionnaire, il précise :
« Tout ce que Sigmund Freud avait ramené de vivant du fond du monde animal — et du passé du temps — semble expirer une nouvelle fois sous nos yeux. L’enfant n’est plus un pervers polymorphe. Les sexualités des adultes et leurs désordres ne sont plus invraisemblablement et féériquement infantiles. La sexuation n’appartient plus en propre à la genèse hétérosexuelle des espèces animales. L’amour ne consiste plus dans l’usage sauvage de tout ce qui entre et sort des corps de la femme et de l’homme par douze trouées étranges (…) Or, sur tous ces points, Freud avait raison et aucune de ces avancées ne doit être corrigée, ni déniée, ni trahie, quoi qu’on dise, quoi qu’on lise, quoi qu’on conseille, quoi qu’on légifère. La sexuation est coriace. Le désir est immarcescible. La pulsion est inéducable. La femelle n’est pas entièrement dissoute dans la femme. Le mâle n’est pas complètement consumé dans l’homme. »
(Avant d’aller plus loin, entendons-nous. J’ai une grande admiration pour la théorie freudienne, qui reste fonctionnelle pour l’essentiel — et une méfiance fondamentale pour les psychanalystes qui s’en réclament aujourd’hui, plus animés d’un désir de toute-puissance que d’explications plausibles, quand ils ne sont pas habités — un joli mot, quand on y pense — par une libido sous hypnose).
Reprenons les items énumérés par Quignard reprenant Freud
Oui, l’enfant est initialement tordu — et le but de l’éducation est de redresser ce paquet de nœuds et de pulsions : « Tiens-toi droit ! » dit l’institutrice — un mot qui vient d’une vielle racine *st- signifiant « se tenir droit », que vous retrouvez dans le latin stare comme dans l’anglais stand. Éduquer, c’est dénaturer : il faut être bête comme un pédagogue néo-rousseauiste pour croire que l’enfant est bon.
Et le désir est une reformulation de la libido infantile. Faire l’amour consiste à aller aussi loin que possible dans la reconquête de l’enfer perdu des désirs enfantins — stade anal et pulsions sadiques (ou masochistes) compris… Quant à la pénétration, elle est la conséquence de cette domination double : l’homme ne « prend » une femme que par abus de sens, puisque techniquement c’est le contraire qui se passe, demandez donc à vos compagnes, si elles ne vous ont pas encore reconstruits. Et oui, « la sexuation est coriace ».
Les belles âmes s’en vont citant Camus qui aurait dit qu’« un homme, ça s’empêche » — en oubliant que Camus lui-même, qui a poussé deux fois son épouse au suicide, s’est fort peu empêché, lui-même : le jour de sa mort, il avait rendez-vous, de deux heures en deux heures, avec trois femmes différentes, dont l’une au moins, Mette Ivers, avait une petite trentaine d’années de moins que lui — oh que c’est mal ! C’est dans cette vie sexuelle débridée qu’il a puisé l’inspiration de ses plus grandes œuvres — La Chute par exemple, dont Sartre salua toute l’importance dans la lettre écrite au lendemain de la mort de l’écrivain. Et oui, l’œuvre d’art est hors morale, et toutes celles qui prétendent obéir à des impératifs moraux ne sont guère que des prospectus pharmaceutiques, comme disait Benjamin Péret.
Je vous souhaite vivement vivre avec vos amours actuelles et futures de belles situations d’emprise — et il n’y a pas de fatalité dans le sens de cette emprise, il y a autant d’hommes que de femmes sublimement harassés par l’amour, et qui restent pantelants sur des lits défaits — à leur image. Cessons d’écouter les jérémiades reconstruites de tel ou telle, pleurant son immaturité d’autrefois — mais l’amour, pauvre cloche, est toujours une replongée dans l’immaturité des pulsions. Vous avez souffert ? À la bonne heure ! À l’heure de votre mort, le souvenir de ces suaves souffrances vous donnera la force de sauter le pas dans un dernier sourire. ■
Pascal Quignard, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, Le Seuil, janvier 2024, 363 p.
Agrégé de Lettres modernes, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Jean-Paul Brighelli est enseignant à Marseille, essayiste et spécialiste des questions d’éducation. Il est notamment l’auteur de La fabrique du crétin (éd. Jean-Claude Gawsewitch, 2005).
l’enfant n’est ni bon ni mauvais, il est une page blanche que l’éducation va remplir, cette éducation peut le faire grandir et réaliser tout son potentiel, ou le rabaisser en faire une personne soumise aux désirs ou volontés de son éducateur. L’absence d’éducation parentale, qui est la première et primordiale éducation, ne révèle pas une nature initiale mais rend l’enfant vulnérable à des influences extra-familiales généralement nocives, groupe délinquant, prédicateurs islamistes, gourous pervers.
Il est temps de se débarrasser de l’idéologie freudienne qui n’a jamais guéri personne mais en a perdu plus d’un.