Philippe Conrad met régulièrement en ligne, sur les réseaux sociaux, de brèves notes toujours particulièrement intéressantes en matière d’Histoire et d’édition. Le beau texte suivant évoque le procès de Jeanne d’Arc. Nos lecteurs le liront avec intérêt.
Les minutes de ce procès, consignées dans les manuscrits de d’Urfé et d’Orléans, donnent un précieux aperçu de ce jugement historique.
C’est en les lisant que l’on prend pleinement conscience de l’extraordinaire habileté de Jeanne : elle comparaît seule, sans avocat, âgée de 19 ans, ignorante en droit, et détenue depuis des mois dans d’affreuses conditions. Malgré cela, elle est capable d’audace, de hardiesse, et déjoue les pièges que lui tendent les hommes d’Église. Elle fait preuve d’une présence d’esprit admirable, se montre habile et pleine d’humour, elle qui ne savait « ni A ni B » (ni lire, ni écrire, selon ses dires au tribunal de Poitiers), et déstabilise ses juges par la force de sa sincérité. « À toute question douteuse, elle oppose une autre question, un trait d’humour, une demande de confrontation, d’enquête ou de délai », fait remarquer Olivier Sers dans la préface du livre Jeanne d’Arc, le procès de Rouen, lu et commenté par Jacques Trémolet de Villers (Les Belles Lettres, 2016). Intelligence supérieure, naïve sincérité ou inspiration divine ? Quoi qu’il en soit, les réponses de Jeanne d’Arc demeurent extraordinaires.
À chaque début d’audience, l’évêque Cauchon demande à Jeanne de jurer sur les Évangiles de dire la vérité. Chaque fois, sans faillir, Jeanne prévient qu’elle peut dire « le vrai » à propos de sa foi et de sa vie, mais qu’en aucun cas elle ne pourra parler des révélations que Dieu lui a faites pour le roi. C’est donc l’accusée elle-même qui délimite le cadre du procès qui lui est intenté. Ainsi, dès le 21 février, premier jour d’audience, à 8 heures du matin, alors que l’évêque exhorte Jeanne à prêter serment, celle-ci retourne la situation et fixe elle-même les conditions :
« Je ne sais sur quoi vous me voulez interroger. Par aventure, me pourriez-vous demander telles choses que je ne vous dirais point. (…) De mon père, de ma mère et des choses que j’ai faites depuis que j’ai pris le chemin de France, volontiers je jurerai. Mais, des révélations à moi faites de par Dieu, je ne les ai dites ni révélées à personne, fors au seul Charles, mon roi. Et je ne les révélerais même si on devait me couper la tête. Car j’ai eu cet ordre par visions, j’entends par mon conseil secret, de ne rien révéler à personne. Et, avant huit jours, je saurai bien si je dois les révéler. »
Non seulement Jeanne s’érige en maîtresse de l’interrogatoire, un comble pour une accusée, mais « elle s’abrite derrière une impossibilité qui vient de Dieu, et donc, à ces hommes de Dieu, elle oppose Dieu ». En outre, elle se pose en maîtresse du temps en évoquant ces huit jours, prérogative qui revient normalement au juge. Elle impose son délai, gagne du temps, fait miroiter une éventuelle ouverture, telle une experte en art oratoire.
La question du Pater Noster
Ce même premier jour de procès, cherchant à tester sa foi, l’évêque demande à Jeanne de réciter le Pater Noster. Ce à quoi Jeanne répond : « Entendez-moi en confession, et je vous le dirai volontiers. »
Une résistance incroyable de la part d’une jeune paysanne face à un évêque et un parterre de juges. Une manière de réclamer à son interlocuteur un sacrement qui lui était donné quotidiennement par son confesseur, le frère Pasquerel, jusqu’à ce qu’elle soit jetée en prison et en soit durement privée. La réponse de Jeanne est également une façon de lui rappeler sa fonction d’évêque. Car avant d’être juge, il est prêtre, et se doit de donner ce sacrement au fidèle qui le réclame. « Jeanne tend ainsi à Cauchon l’occasion d’être ce qu’il doit être : un prêtre et un évêque, et non un juge payé par l’ennemi ».
Le troisième jour, le 24 février, alors que l’évêque lui intime l’ordre de parler, elle assure ne pas pouvoir, et démontre à l’évêque que cela n’est pas dans son intérêt d’insister car sinon, il la pousserait à devenir parjure.
« Par ma foi, vous me pourriez demander telles choses que je ne vous dirais pas. Peut-être que de beaucoup de choses que vous me pourriez demander, je ne vous dirai pas le vrai, spécialement sur ce qui touche à mes révélations. Car, par aventure, vous me pourriez contraindre à dire telle chose que j’ai juré de ne pas dire, et ainsi je serais parjure, ce que vous ne devriez pas vouloir. »
Tout se passe comme si elle tentait de raisonner l’évêque afin que celui-ci ne la pousse pas au péché, ce qui serait absurde, pour un homme d’Église. Jeanne fait ainsi preuve d’une loyauté infaillible envers Dieu. Son discours ne varie pas : c’est toujours Dieu « premier servi », avant l’Église des hommes.
« Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu ? »
Par cette question, Jean Beaupère, ancien recteur de l’Université de Paris (1412 et 1413) et ami de l’évêque Pierre Cauchon, cherche à la piéger. Car si elle avait répondu oui, on l’aurait accusée d’orgueil, et si elle avait dit non, on l’aurait traitée de pécheresse. Jeanne esquive habilement, et répond, inspirée sans doute par une prière récitée à l’époque par le prêtre dans la liturgie dominicale (le prône) :
« Si je n’y suis, Dieu m’y mette ; et si j’y suis, Dieu m’y tienne. Je serais la plus dolente du monde si je savais n’être pas en la grâce de Dieu. Et, si j’étais en péché, je crois que la voix ne viendrait pas à moi. »
Selon les témoins de l’époque, les juges restèrent stupéfaits et silencieux face à cette répartie.
Le 14 mars, l’évêque essaie de savoir quel danger les menace, lui et ses assesseurs, du fait de mettre en cause Jeanne. Cette dernière précise donc :
« Vous dites que vous êtes mon juge, je ne sais si vous l’êtes ; mais avisez-vous bien de ne pas juger mal, vous vous mettriez en grand danger. Et je vous en avertis, afin que si Notre-Seigneur vous en châtie, j’aie fait mon devoir de le vous dire. »
Une parole qui sonne comme un avertissement, et qui à nouveau remet en question la légitimité du juge.
Un peu plus tard, le même jour, Jeanne raconte que ses voix, effectivement prémonitoires, lui ont dit : « Prends tout en gré, ne te chaille pas de ton martyre. Tu t’en viendras enfin au royaume de Paradis ». À ce moment-là pourtant, Jeanne est à mille lieux d’imaginer sa condamnation à mort. Elle est certaine d’être libérée, soit en s’échappant de prison, soit par un jugement clément, et entend bien achever la libération de la France. Cependant, elle ne manque pas d’espérance. Lorsque ses juges lui demandent : « Depuis que vos voix vous ont dit que vous iriez en la fin au royaume de Paradis, vous tenez-vous assurée d’être sauvée, et de n’être point damnée en enfer ? », elle répond, souveraine :
« Je crois fermement ce que mes voix m’ont dit, que je serais sauvée, aussi fermement que si j’y étais déjà. » Mathilde de Robien ■
Aph Aph Philippe Conrad
Publié le 22.02.22021 – Actualisé le 21.02.2024