les services secrets russes ont capté une discussion de l’armée allemande sur l’utilité des missiles Taurus pour Kiev. Paru ce matin daans les médias, dont Le Figaro.
Par Pierre Avril.
« Plus la guerre dure, plus Olaf Scholz est réticent à s’engager » Hans Vorländer, politologue de Dresde
C’est une conversation de trente-huit minutes entre militaires allemands de haut rang qui s’épanchent sur leurs alliés, leur tutelle politique, et étudient les dégâts susceptibles d’être causés par le lancement de missiles Taurus contre le pont de Kertch. Cet ouvrage, par lequel transite le ravitaillement militaire russe et qui a déjà été frappé par les forces ukrainiennes, relie la Russie et la péninsule annexée de Crimée. Et l’arme en question, le Taurus, d’une portée de 500 kilomètres, difficilement détectable et très puissant, est au cœur d’un conflit politique en Allemagne. Son principal protagoniste, Olaf Scholz, en refuse la livraison à Kiev.
L’enregistrement, hautement confidentiel, datant du 19 février, a été dévoilé vendredi sur les réseaux sociaux russes par Margarita Simonian. Cette figure centrale de l’appareil de propagande du Kremlin était ravie de lancer cette bombe médiatique dans les pieds de la Chancellerie qui, avec le ministère de la Défense et la Bundeswehr, ressort fragilisée de cet épisode. «Des camarades en épaulettes m’ont remis quelque chose de très intéressant», s’était vantée la rédactrice en chef de la chaîne Russia Today, faisant probablement référence au GRU, le service des renseignements militaires russes. Vingt-quatre heures plus tard, la transcription en russe de la conversation circulait partout dans le pays.
« Une affaire très grave »
Il s’agit d’une réunion animée par l’inspecteur général de la Luftwaffe, le général Ingo Gerhartz, destinée à préparer un briefing au ministre de la Défense, Boris Pistorius, jugé «cool» par ses subordonnés, mais pas très porté sur la technique et sur les «projections de diapositives». Les militaires évaluent le nombre de projectiles Taurus nécessaires pour endommager les piliers du pont de Kertch (dix à vingt). Et s’interrogent surtout sur la manière de lever les réticences d’Olaf Scholz à l’envoi de ces missiles. «Personne ne sait vraiment pourquoi le chancelier bloque», observe Ingo Gerhartz.
Dans les rangs militaires, l’incertitude prévaut depuis que Kiev a formellement demandé à Berlin, au printemps 2023, de lui livrer les missiles. Les hauts gradés devinent que le chancelier ne veut pas se faire entraîner dans la guerre et s’évertuent à proposer des solutions techniques permettant de minimiser l’implication allemande dans le pilotage du Taurus. Mais la décision leur échappe. Au passage, ils confirment des petits secrets partagés par la France et le Royaume-Uni qui, pour leur part fournissent à l’Ukraine des missiles de longue portée Scalp et Storm Shadow. «Les Britanniques les transportent toujours dans des véhicules blindés Ridgeback et ont quelques hommes sur le terrain. Les Français, non», dit Ingo Gerhartz, selon une transcription russe.
« Cette conférence téléphonique accroît à la fois le ridicule et les dégâts en politique étrangère que la gestion de ce sujet par la coalition a déjà causés » Un éditorial du quotidien conservateur FAZ
La fuite en Russie de «cette conférence téléphonique accroît à la fois le ridicule et les dégâts en politique étrangère que la gestion de ce sujet par la coalition a déjà causés», cingle un éditorial du quotidien conservateur FAZ. «Il s’agit d’une affaire très grave et c’est la raison pour laquelle elle fait désormais l’objet d’une enquête très minutieuse, très approfondie et très rapide», a déclaré pour sa part Olaf Scholz.
La polémique des Taurus avait déjà rebondi lundi, lorsque le chancelier avait, pour la première fois, publiquement évoqué les raisons de son refus. «Ce qui est fait par les Britanniques et les Français en matière de contrôle des objectifs (de tir, NDLR), et d’accompagnement de ce contrôle, ne peut pas être fait en Allemagne», avait déclaré Scholz, laissant entendre que ses alliés intervenaient sur le sol ukrainien. Sa sortie a mis Londres en fureur. «Les commentaires de Scholz sont faux, irresponsables et constituent une gifle à la face des alliés», s’était insurgée la chef de la commission des affaires étrangères du Parlement britannique, Alicia Kearns. La France, qui, pour sa part, avait déjà placé Berlin en porte à faux, en émettant l’hypothèse d’un envoi de troupes en Ukraine, n’en a pas rajouté.
Dégâts massifs pour la fiabilité de la Bundeswehr et des services de contre-espionnage allemands
« Envoyons des diplomates plutôt que des grenades: tel est le message à adresser au Kremlin ». Olaf Scholz
L’affaire de la fuite cueille Scholz au moment où, deux ans après avoir décrété un «changement d’époque», se posant en champion européen de la livraison d’armes, il se mue en «chancelier pacifiste. «Envoyons des diplomates plutôt que des grenades: tel est le message à adresser au Kremlin», a-t-il lancé cette semaine en Saxe. Des élections régionales vont bientôt s’y dérouler, comme ailleurs dans l’ex-RDA, où l’opinion est hostile au renforcement de l’aide militaire, et le SPD se retrouve en mauvaise posture. Les sociaux-démocrates les plus conservateurs redonnent de la voix.
«Olaf Scholz est plutôt motivé par la politique intérieure et un peu opportuniste. Même s’il est conscient des dégâts que provoque sa mauvaise communication en matière de politique étrangère, il semble s’en accommoder et se préoccupe surtout de garder le SPD derrière lui. Et plus la guerre dure, plus il est réticent à s’engager», observe le politologue de Dresde Hans Vorländer.
Ironie de l’histoire, le chef de l’AfD en Thuringe, Björn Höcke, réputé proche de Moscou et représentant de la branche radicale du parti d’extrême droite, a félicité Olaf Scholz pour avoir «résisté aux pressions des plus belligérants».
Les dégâts sont tout aussi massifs pour la fiabilité de la Bundeswehr et des services de contre-espionnage allemands. La conversation se serait déroulée sur la plateforme publique WebEx, et non pas par le réseau interne et sécurisé de l’armée de l’air. Fin 2022, déjà, un agent des services fédéraux de renseignements (BND) avait été arrêté, soupçonné de «haute trahison» au profit de l’État russe. La même année, le chef de l’Agence allemande de cybersécurité avait été limogé, soupçonné d’être trop proche de Moscou. Dimanche, le ministre SPD de la Défense, Boris Pistorius, a déploré une «guerre russe de l’information» et appelé dimanche ses concitoyens à ne pas «tomber dans le piège de Poutine». Le chancelier, lui, a fait savoir que son avis sur la livraison de Taurus restait inchangé.