Par Pierre Builly.
Les enfants du Paradis de Marcel Carné (1945).
On a évoqué ce chef-d’œuvre dans JSF, samedi dernier, le 9 mars, jour anniversaire de sa sortie en 1945. En voici la critique.
Un chef-d’oeuvre pas tout à fait parfait.
Introduction : Paris, peu avant la révolution de 1830, le mime Baptiste Deburau (Jean-Louis Barrault) et le comédien Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) sont deux jeunes artistes débutants du Théâtre des Funambules. Leur vie croise celle de Garance (Arletty) , une très jolie jeune femme que l’on devine avoir beaucoup vécu. Bien que Baptiste soit secrètement amoureux d’elle, c’est Frédérick qui parvient à gagner ses faveurs. Mais Garance est inquiétée dans une tentative d’assassinat commise par son ami Lacenaire (Marcel Herrand), un anarchiste receleur doublé d’un assassin. Pour échapper à cette affaire, Garance accepte la protection du comte de Montray (Louis Salou). Sept ans plus tard, alors que Deburau et Lemaître sont devenus des artistes célèbres, Garance réapparaît…
Revus pour la sixième ou la septième fois, Les enfants du Paradis, me confortent dans l’idée, reçue dès l’origine, que c’est un beau chef-d’œuvre à qui il manque un zeste de quelque chose pour figurer à mon Panthéon personnel.
Certes et évidemment beauté et la complexité élégante de l’intrigue, avec une impeccable maîtrise du passage du temps entre les deux époques, et des ellipses, à ce titre, fort réussies et la qualité des dialogues, parmi les meilleurs de Prévert.
Pour apprécier aussi la qualité extraordinaire de la distribution, excepté les deux nouilles dont je reparlerai plus avant.
C’est peut-être là le meilleur rôle de Pierre Brasseur, toujours outrancier, mais là merveilleusement opportun ; le personnage de Frédérick Lemaître, acteur de la scène romantique, grandiloquent, généreux, cynique et solitaire est riche, complexe, difficile à maîtriser et l’être aussi bien, c’est une performance rare. Le riche tempérament de Brasseur n’est pas si souvent que ça bien dirigé. Il est, dans Les enfants du Paradis, sensible, intelligent, éblouissant quelquefois. La beauté d’Arletty est totale et sa grâce infinie. La grisette de la première époque devient, dans la seconde, une femme grave, désespérée. Celle qui, quand elle a envie de dire oui, ne dit jamais non, image du Destin qui n’est pas tendre, quitte la scène sans sourire dans le désastre des vies gâchées.
Et ce que je préfère encore, des Enfants du Paradis, ce sont les rôles secondaires : Jane Marken, hôtesse vieillissante et échauffée, Pierre Renoir, trafiquant glauque, Gaston Modot, faux aveugle presque gluant, Fabien Loris homme de main tueur presque angélique…
Mais c’est surtout la bluffante présence de Lacenaire (Marcel Herrand) et du comte de Montray (Louis Salou) qui emporte tout sur son passage ; leurs (trop rares) confrontations bâtissent, finalement, l’importance du film, confrontation de deux êtres qui d’emblée se détestent, confrontation de deux mondes qui se toisent, confrontation de ceux qui n’auront pas l’amour de Garance.
Il y a, hélas, dans Les enfants du Paradis deux failles graves, deux faiblesses qui parviendraient presque à me gâcher le plaisir : deux acteurs épouvantables, dont j’ai déjà dit pis que pendre mais que je ne résiste pas au plaisir de pilonner encore. Dès qu’ils apparaissent à l’écran, ils font baisser de plusieurs degrés la qualité du film et le rendent toujours niais, souvent ridicule. Et quand ils sont en tête-à-tête, on a peine à croire qu’on n’est pas dans un nanard de dernier rang.
La tête de merlan chlorotique et halluciné de Jean-Louis Barrault, au jeu monocorde exaspérant, la face vipérine de Maria Casares (et son menton à la Bogdanov), ses lamentations et pleurnicheries plombent gravement Les enfants du Paradis, parviennent à le rendre nunuche, mélodramatique, crispant.
Écoutons plutôt Lacenaire (Herrand) : Me laisser seul avec moi-même et me défendre les mauvaises fréquentations ! Les imprudents… ■
DVD autour de 15€.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.
Excellente critique à la hauteur de ce grand film.
« Les enfants du paradis sont effectivement comme nous le rappelle Pierre Builly une pépite du cinéma français sous l’occupation, cet art offrait le seule voie pour échapper à triste réalité, en nous offrant un autre monde . Le cinéma français n’a jamais depuis vraiment retrouvé cette veine populaire, non vulgaire, et ce parfum » d’atmosphère » (le fameux mot d’ ‘Arletty « dans l’hôtel du nord ) Sans partager les réserves de Pierre Builly sur deux acteurs, j’observerais simplement que dans l’épreuve l’inspiration rebondit. Cela ne semble pas le cas aujourd’hui pour le cinéma français.
@Henri : Pas tout à fait d’accord avec toi, Henri, sur le cinéma d’après 1945 ; sans gloser au delà de ce qu’il faut, les films de Claude Sauter sont de cette merveilleuse « veine populaire non vulgaire » que tu évoques. C’est vrai, les films de Sautet se passent dans la bourgeoisie opulente… Mais cela marque aussi l’extraordinaire montée du niveau de vie entre 1930 et 1970…