Par Robin Nitot.
COMMENTAIRE – Cette analyse est parue dans le Figaro d’hier 13 mars. Le – semble-t-il – jeune journaliste qui l’a écrite nous paraît plus lucide que nombre de ses confrères d’âge mûr ou davantage. Traite-t-t-il d’un sujet mineur ? Battre monnaie est du domaine régalien, symbole et instrument de la souveraineté. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’euro reste une monnaie incertaine, assise sur une souveraineté virtuelle et fluctuante à vrai dire sans existence réelle. Ce que dit cet article, c’est que la France continue de se rêver comme ce porteur d’un progressisme universaliste à quoi, depuis 1789, son histoire l’aurait vouée. Entre-temps, l’Europe se désunit, le couple franco-allemand s’oppose, la guerre est revenue sur notre Continent, les religions refont violemment surface, les empires grands ou moins grands ravivent leurs ambitions, les industries d’armement se remettent à produire à marche forcée. D’ailleurs les bruits de bottes et le déploiement des armes, s’entendent aux quatre coins du monde. Le « progressisme à l’international » devient sérieusement décalé. Ainsi va le monde avec ses hauts et ses bas, ses épisodes de paix et de guerre, ses alternances qui défient le « sens de l’Histoire. A l’aune des temps qui s’annoncent, la monnaie de Paris devrait peut-être actualiser ses symboles. Il y faudrait des drones et des canons Taurus.
ANALYSE – La Monnaie de Paris a annoncé que les visages de Simone Veil, Marie Curie et Joséphine Baker orneraient désormais les pièces de 10, 20 et 50 centimes. Que signifie cette innovation sans précédent dans notre histoire et unique en Europe ?
« Tout se passe comme si nos gouvernants avaient pour priorité d’être applaudis par la presse progressiste anglo-saxonne. »
Sur les pièces de monnaie de la zone euro, l’Allemagne est représentée par un aigle héraldique, symbole médiéval hérité du Saint Empire romain germanique. L’Irlande est représentée par sa harpe gaélique. L’Espagne, par ses rois. La France, par Marianne. Elle sera désormais représentée par Simone Veil, Joséphine Baker et Marie Curie. «Trois femmes d’exception, énonce la Monnaie de Paris. Des sources d’inspiration quotidienne pour toutes et tous.»
La numismatique est une science passionnante, et son étude nous apprend que cette décision est une authentique anomalie dans le choix d’iconographie habituel. La question ici n’est pas celle des mérites de ces personnalités, mais de la volonté politique qui anime une telle décision. Jusqu’à présent et depuis l’instauration de la République, la France n’a jamais mis en avant, sur ses pièces, de personne ayant existé. Pourquoi un tel changement de doctrine, alors que Marianne incarnait déjà la féminité ? Une partie de la réponse est évidente : montrer de la France un visage féministe et antiraciste avec les visages de femmes, dont deux furent militantes de ces causes. Le nombre de personnes qu’il est possible de mettre en avant sur des euros émis par la France est limité : pourquoi exclure d’autres symboles plus fédérateurs ? Pourquoi éliminer d’office toute personnalité masculine ?
Qu’on le veuille ou non, les figures de Marie Curie et Joséphine Baker, toutes consensuelles et appréciées qu’elles soient, ne sont pas ce que la monnaie de Paris appelle des «sources d’inspiration quotidiennes pour toutes et tous». Concernant Simone Veil, aucune autre puissance européenne n’aurait songé à puiser ses symboles dans les membres de gouvernements relativement récents, a fortiori pour incarner une nation multiséculaire.
Le disque rayé du mémorialisme
Ce court-termisme systématique nous empêche de voir plus loin que les événements du XXe siècle, et fait écho à ce que l’historien François Hartog appelle le «présentisme» : un rapport à l’histoire dans lequel cohabitent le devoir de mémoire et un enfermement dans le présent. Ce qui en découle fait pâle figure devant les symboles immémoriaux utilisés par nos voisins européens sur leurs pièces de monnaie. Cette initiative ajoute au sentiment que le mémorialisme progressiste tourne en rond et ressasse les mêmes figures, Simone Veil et Joséphine Baker étant régulièrement mises à l’honneur et ayant même été panthéonisées ces dernières années.
Battre monnaie (dans une mesure définie par la BCE) constitue symboliquement l’une des dernières prérogatives de la puissance publique en Union européenne. Il a été décidé d’appliquer cet outil au développement d’une image de marque de la France comme nation progressiste par excellence. Simone Veil, Marie Curie et Joséphine Baker se retrouvent malgré elles transformées en égérie d’une sorte de vaste rebranding de la France. L’impératif de dépoussiérer ce vieux pays semble s’imposer de plus en plus depuis quelques années, et tout se passe comme si nos gouvernants avaient pour priorité d’être applaudis par la presse progressiste anglo-saxonne.
Un autre exemple est apparu ces dernières semaines avec la constitutionnalisation de l’IVG, en écho aux remous qui ont animé la politique intérieure des États-Unis. La France semble déployer une «diplomatie féministe» (pour reprendre les termes revendiqués par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères) avec des outils de politique intérieure. Elle se rêve en nouvelle vitrine du progressisme à l’international.
Un patrimoine encombrant
Ces procédés ressemblent à de vastes «coups de com», qui se font aux dépens de symboles plus fédérateurs, et de plus large envergure. Pourtant, les vecteurs potentiels d’unité sont sous nos yeux, à condition d’admettre, par exemple, que la croix des Invalides (effacée dans l’affiche officielle des Jeux olympiques) n’est pas un objet polémique et ne porte pas atteinte à la laïcité. Pourquoi ne pas puiser dans des monuments existants, en célébrant la renaissance de Notre-Dame, ou dans notre imaginaire collectif, avec des personnages mythologiques comme Hercule, qui était déjà sur les pièces de francs ?
Une identité nationale est le fruit de longs siècles de maturation. La résumer à quelques décennies de féminisme et d’antiracisme est plus que réducteur. Sans compter qu’il est un comble de vouloir être progressiste en frappant des pièces de monnaie… à l’ère du sans contact. ■