Par Danièle Masson.
La lecture de cette remarquable étude dans la dernière livraison de la Nouvelle Revue Universelle nous a aussitôt convaincus qu’il convenait de la proposer aussi aux lecteurs de JSF. La controverse sur l’Europe est partout, de ceux qui la veulent au plus vite fédérale, supranationale, à ceux qui vont jusqu’à nier son existence. Cette étude contribue à fixer les idées. Elle est composée en 4 parties que nous publierons donc dans l’ordre, aujourd’hui et les trois suivants.
Mythe ou réalité ? État de fait ou projet ? Race ou ethnie ? Nation ou empire ? Fédération, confédération ou État centralisé en devenir ? Les débats sur l’Europe sont sans fin. Pourquoi ne pas l’interroger elle-même sur ce qu’elle est, sa naissance, ses origines, sa croissance – et son destin possible et souhaitable ?
1 – Aux sources et aux racines de l’Europe
La question pourrait rester théorique si un impératif n’avait surgi pour nous d’une manière pressante : reprendre le contrôle de notre souveraineté nationale. Ce qui suppose de savoir ce qu’est la nation française. Or les expressions, courantes dans les discours officiels et les médias, comme « faire nation » ou « faire famille », impliquent que nation et famille sont construites à partir de rien, au gré des fantaisies de ceux qui les fabriquent. Comme si la France n’avait pas d’existence propre, et n’était pas le fruit d’une histoire et d’une culture transcendant les Français. D’où l’urgence de savoir ce qu’est la France.
Sur le chemin de cette réflexion, nous ne pouvions que rencontrer cette autre réalité qu’est l’Europe, avec une question préalable : qu’est-ce, au juste, que l’Europe ? Quel rapport a-t-elle avec l’Union européenne ? On sent bien que l’entité bruxelloise, qui s’acharne à détruire la nation française, détruit aussi quelque chose de l’Europe elle-même. Mais quoi exactement ? Entrons dans le vif du sujet.
Qu’est-ce que l’Europe ?
L’Europe ne va pas de soi. Au contraire de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Australie, gigantesques îles ou presqu’îles, et donc faciles à identifier. En revanche, l’Asie et l’Europe ont entre elles une frontière incertaine, et se définissent l’une par rapport à l’autre.
D’où deux tentations : réduire ou étendre exagérément l’Europe. De Gaulle voulait l’Europe de l’Atlantique à l’Oural. Paul Valéry voyait en elle « une sorte de cap occidental du continent asiatique », mais cette Europe, il proposait de l’étendre à tout ce qui gravitait autour de la Méditerranée et des influences méditerranéennes : pour lui, l’Égypte et la Phénicie préfiguraient la civilisation européenne ; et il ajoutait : « Smyrne et Alexandrie sont d’Europe comme Athènes et Marseille. »
Alors vient la tentation inverse : puisque l’Europe n’est pas un espace défini d’emblée, on le nie comme espace, on en fait une simple idée. Husserl, par exemple, y voyait une pure figure spirituelle, non une réalité historique et géographique : « Là où il y a une parenté entre les œuvres, là est l’Europe ». Plus caricatural, un journaliste disait à France‑Culture : « l’Europe est partout où il n’y a pas la peine de mort » (!) Plus pervers, Bernard Kouchner liait les deux tentations, celle de l’espace et celle de l’idée : « l’Europe est née à Pristina » disait-il. Que l’Europe puisse être dite née dans la principale ville d’un Kosovo aujourd’hui majoritairement albanais et musulman, mais que les Serbes considèrent comme le berceau de leur civilisation, peuplé de leurs monastères, c’est tout le paradoxe de l’Europe dhimmitisée.
Digression mythologique
Europè, chez les Grecs anciens, est une princesse phénicienne que Zeus rencontre sur une plage de Tyr et de Sidon. Il s’en éprend, et se métamorphose en un taureau éblouissant de blancheur. D’abord effarouchée, Europè s’approche, s’assoit sur son dos, et aussitôt Zeus s’élance sur la mer, l’emmène en Crète et de cette union naîtront trois enfants dont Minos, roi de Crète ; d’où la civilisation minoenne, ou crétoise, première grande civilisation grecque.
De tout cela, à la suite de Jean-François Mattéi dans son livre Le regard vide, essai sur l’épuisement de la culture européenne, on peut tirer trois traits spécifiques de l’Europe.
1. Europè est née au Liban, princesse éponyme d’un continent qu’elle n’abordera pas. De même l’Europe, dont la culture profane est d’origine grecque et la religion d’origine juive, prend sa source hors d’elle, loin d’elle : le propre de l’Europe, c’est l’appropriation de ce qui lui est étranger. C’est ce que Rémi Brague, dans Europe, voie romaine, et après lui Mattéi, appellent la « secondarité » de l’Europe : elle n’est pas naturellement l’héritière d’Athènes et de Jérusalem, elle opère une captation d’héritage en empruntant à ces civilisations aussi proches de l’Orient que de l’Occident, et fondant ainsi son unité culturelle. Et l’intermédiaire, c’est Rome, qui joue le rôle d’« aqueduc », de passeur de culture… Grâce à Rome, l’Europe devient gréco-latine et judéo‑chrétienne.
2. Europè, enlevée par Zeus, est prise dans un mouvement qui l’emporte irrésistiblement au-delà d’elle-même. D’où cette « curiosité ardente et désintéressée de la psyché européenne », selon la jolie expression de Paul Valéry.
3. Europè voit loin, c’est le sens de son nom : eurus (large, lointain) et ops (la vue). La vue large, d’où l’esprit critique : le regard d’Europe veut saisir son objet mais le tient à distance pour mieux en cerner le sens, d’où sa tendance à l’universel et à l’infini ; cette tendance s’est incarnée dans l’Empire romain et, après qu’il eut disparu, maintenue dans le christianisme qu’il avait adopté. Le christianisme, dit Mattéi, a amplifié ce regard « en le faisant porter sur une fin encore plus lointaine : la Parousie du Christ en gloire ».
Le choc des civilisations comme facteur d’identité
Ce qui a forgé l’Europe, ce qui a été son ciment, c’est ce que l’on appelle aujourd’hui le choc des civilisations. Deux exemples : la lutte de Grecs contre les Perses, au Ve siècle avant J.C. ; le combat contre les Turcs, du VIIIe au XVIIe siècle.
Par les victoires de Marathon (490) puis de Salamine (480), la Grèce impose sa liberté face à l’Empire perse, considéré comme barbare. À Marathon, bien que très supérieurs en nombre, les Perses sont vaincus : les Grecs attribuent cette victoire à leur maîtrise d’eux-mêmes et au sentiment d’appartenir au camp de la civilisation. (Quand Xerxès, le roi des Perses, a fait traverser l’Hellespont – les Dardanelles – à son armée, une tempête en a détruit une partie : furieux, il a fait fouetter la mer. Pour les Grecs, « frapper la mer de verges, c’est folie de barbares » : contre cette démesure, cette hubris, ils prônent la mesure et la maîtrise de soi.)
Lutter contre un ennemi commun fut, pour l’Europe, un facteur d’identité. Du VIIIe au XVIIIe siècle, cet ennemi fut l’islam. En 732, même s’il y eut une part de légende dans le reflux spectaculaire des Arabes à Poitiers grâce à Charles Martel, les chroniqueurs et les poètes appellent son armée « l’armée des Européens » et Charles Martel « le Père de l’Europe ».
En 800, le jour de Noël, Charlemagne, roi des Francs, est sacré par le pape et couronné empereur des Romains. Les chroniqueurs assimilent l’empire carolingien et l’Europe : « Europa vel regnum Caroli ». La mission de Charlemagne, aux dires d’Alcuin, était de défendre partout l’Église du Christ contre les païens et les infidèles et Dieu l’avait choisi pour restaurer l’Empire romain.
Après Charlemagne, le mot Europe se raréfie. Mais au XVIe siècle, la lutte contre les Turcs forge à nouveau l’identité européenne. Lépante, en 1571, vient d’une volonté du pape Pie V de susciter une ligue européenne : la victoire navale sur les Turcs est le fait de la conjonction des flottes espagnole, génoise, vénitienne et pontificale, placées sous la direction de Don Juan d’Autriche.
En 1683, les Turcs assiègent Vienne, mais échouent face aux forces réunies de l’Autriche, du duc de Lorraine et du roi de Pologne Jean Sobiecki. La vague ottomane entame dès lors un reflux sans retour. Auparavant, les voix d’Érasme, de Luther et des évêques anglicans s’étaient fait entendre pour inciter à refouler les Turcs. Le roi d’Écosse Jacques VI, futur Jacques Ier d’Angleterre, assimile la lutte contre les Turcs à « un combat commun pour la cause publique », différent dans sa nature des guerres que pouvaient se livrer les princes chrétiens : cette cause publique prend le visage de l’Europe, non plus simple zone géographique, mais espace de civilisation à défendre.
L’Europe, un héritage choisi
Cette notion de civilisation entraîne des choix dans l’héritage reçu. « Je suis de Martigues, je suis de Provence, je suis Français, je suis Romain, je suis humain », disait Maurras. Dans ce saisissant raccourci, il écarte l’héritage celte, l’héritage germanique, l’héritage scandinave. Alors que nos romantiques, à commencer par Chateaubriand, ont largement puisé dans la mythologie germanique et scandinave. Rappelons le mot d’Emmanuel Berl : « Ni Tristan et Iseut, ni Roméo et Juliette ne sont des Grecs romanisés convertis par saint Paul. » Dans un numéro déjà ancien d’Éléments, revue de la Nouvelle Droite, on peut lire que « la Germanie est la vraie parole païenne au cœur de l’Europe chrétienne », et que « l’Europe future sera un élargissement de l’Empire romain germanique. »
Mais l’Europe de la civilisation, c’est plutôt l’Europe méditerranéenne grecque, romaine et chrétienne, que l’Europe germanique et celte. Quant à « nos ancêtres les Gaulois », Jean-Marie Paupert, admirateur de l’Europe romaine, en disait, non sans un peu de parti pris : « Bienheureuse défaite d’Alésia ! Sans elle nous serions toujours à mâchonner du jargon en cueillant du gui, comme aussi sans Rome et ses légions, nos cousins germains s’abrutiraient à trinquer la cervoise dans les crânes de leurs ennemis. »1
C’est pourquoi, plutôt que de racines de l’Europe, mieux vaut parler de sources. Les racines impliquent un déterminisme : on ne pousse pas en dehors de ses racines, tandis qu’on puise (ou non) dans une source, surtout quand il y en a plusieurs. Face à des sources, on peut faire un choix, et, pour filer la métaphore, pour puiser à une source, il faut d’abord se rattacher à des racines. ■ (À suivre)
1. J.M. Paupert, Les Mères Patries, Grasset, 1982 ; rééd. Les Éditions de Paris, 2005.L’Europe c’est aussi l’héritage que l’on choisit, que l’on privilégie pour le faire fructifier.
Agrégée de lettres classiques, longtemps animatrice du site Internet Réseau Regain, Danièle Masson a publié un livre de dialogues avec Émile Poulat sur la laïcité, France laïque, France chrétienne (DDB), un ouvrage de dialogues avec diverses personnalités, Dieu est-il mort en Occident ? (Émile Poulat, Hélie de Saint-Marc, Michel Déon, Alain de Benoist, etc., éd. Guy Trédaniel, 1998), et consacré une monographie à Eric Zemmour. Elle est membre du conseil de rédaction de la NRU à laquelle elle collabore régulièrement.
Le Saint-Empire, c’est aussi une imitation de Rome. Quant aux Gaulois, ils étaient imprégnés d’hellénisme depuis des siècles au moment de la conquête romaine. Il est vain d’opposer germanité, celtitude et romanité. Enfin, les propos attardés de JM Paupert… et de Maurras montrent seulement une ignorance de ce que fut la civilisation gauloise. Plus clairement je suis très réticent à accepter cette idée que l’Europe, dont la culture serait grecque et la religion juive, prenne sa source hors d’elle, loin d’elle, selon l’expression de Danielle Masson. Si l’on dit que le propre de l’Europe, c’est l’appropriation de ce qui lui est étranger, cela revient à dire qu’elle n’a plus rien en propre. C’est un postulat qui conduit à tous le sophismes, à tous les reniements. Et le fait de les dénoncer ne change rien au fait qu’on les a imprudemment rendus possibles.