Cet entretien est paru hier, 25 mars, dans le Figaro. Il n’appelle pas de commentaire, si ce n’est pour dire notre accord avec le propos remarquable et toujours courageux de Robert Redeker.
Entretien par Anne-Elen Chompret.
ENTRETIEN – Le 24 mars 2018, le colonel Arnaud Beltrame succombait à ses blessures après avoir donné sa vie pour libérer une otage lors de l’attentat de Trèbes. Robert Redeker, philosophe et auteur d’une Philosophie de l’héroïsme et de la sainteté, revient sur le sens profond de ce geste.
Robert Redeker est philosophe et auteur de nombreux livres dont L’Abolition de l’âme (Éditions du Cerf, 2023) et Les Sentinelles d’humanité Philosophie de l’héroïsme et de la sainteté (Desclée de Brouwer, 2019).
« Outre le refus de transmettre le savoir, au motif qu’il serait discriminant, l’École, avec la complicité active des enseignants, a renoncé à sa mission historique : diffuser le sentiment national et l’amour de la patrie. »
LE FIGARO. – En quoi, sur le plan philosophique, Arnaud Beltrame était-il un homme courageux ? Ne demande-t-on pas ce courage à tout militaire ?
Robert REDEKER. – Le courage est la vertu mère, estimait Vladimir Jankélévitch. Inversement : les vertus qui ne plongent pas leurs racines dans le courage ne sont que des apparences de vertu, des impostures. Nous le savons depuis La Bruyère, Saint-Simon, Molière : jamais la société n’a manqué de faux vertueux, de donneurs de leçons qui finissent souvent par être démasqués. La pratique des vertus suppose toujours le courage car toutes exigent un renoncement. À quoi ? À la facilité. La vertu est toujours difficile et cette difficulté fait son prix. Si vous trouvez que le bien que vous faites, ou croyez faire, est facile, c’est que vous n’êtes pas vertueux : vous évoluez dans le confort. À quoi d’autre est-elle renoncement ? À soi. Le renoncement à soi est le contenu spirituel du courage. Comme celui-ci est la vertu séminale, il essaime ce renoncement dans toutes les autres vertus. Le courage contamine sa spiritualité à toutes les autres vertus. La vertu en général est renoncement à soi, la vertu militaire pousse ce renoncement jusqu’à son extrémité : le renoncement possible à sa vie biologique. Quelle est la différence alors entre le courage militaire en général, et celui que manifesta Arnaud Beltrame ? Arnaud Beltrame est allé au-delà de ce que le courage professionnel lui demandait. Bien au-delà de ce que la société lui demandait. Il a basculé dans une dimension où héroïsme et sainteté fusionnent, celle de l’absolu du courage.
Pour réussir à se sacrifier et faire un don total de soi, faut-il nécessairement être attaché à une forme de transcendance ?
Le courage pour le courage ne serait que narcissisme, et perdrait toute valeur morale. Si je me contemple courageux, je ne suis plus courageux. Je suis comme le garçon de café pris en exemple par Jean-Paul Sartre : je joue à être garçon de café. Je joue un rôle d’autocomplaisance ; de ce fait, au lieu de renoncer à moi-même – ce qui est l’essence du courage -, au lieu de m’oublier, je m’instaure centre de tout, je parade sur une estrade en bombant le torse, usurpant même la place de l’être et de la réalité auxquels mon courage est dédié. Le courage est l’inverse : décentrement, donc mouvement de transcendance. Tendu vers une transcendance, le courage est par définition altruiste. Le courage n’existe qu’en s’ignorant lui-même. L’acte courageux n’est pas redoublé, comme en sous-titre, par le commentaire «je suis courageux, regardez-moi bien». La conscience d’être courageux en est absente ; au contraire, il est orienté vers le résultat de l’action, et au-delà vers l’instance qui la motive, qui est toujours une réalité métaphysique, comme la loi morale, Dieu, la patrie, la nation, ou, tout simplement, le prochain.
Dans notre société où le statut de victime est érigé comme accomplissement suprême, quelle place peut-il y avoir pour les héros ?
La victime l’est involontairement. Elle n’a aucun mérite. Ces deux caractéristiques expliquent sa sacralisation dans la société actuelle. Souvent la victime bénéficie d’honneurs jusqu’ici réservés aux héros. L’on a même vu l’Assemblée nationale observer une minute de silence après la mort d’un délinquant multirécidiviste sous le prétexte qu’il serait une victime des «violences policières», alors qu’il refusait d’obtempérer, comme si ce jeune homme avait été un héros. L’horizontalisme absolument égalitariste rejette le mérite, qui n’a plus droit de cité que dans le sport, où on l’a enfermé comme dans une réserve naturelle.
Être une victime n’exige rien en guise de qualités humaines, de hautes et difficiles vertus – d’où la dilection de notre époque, qui hait la verticalité, l’exigence, la hiérarchisation par le mérite, qui détruit l’École par le poison de cette haine, pour les victimes. Dans ce contexte, les véritables héros sont gênants. Ils affirment ce que le progressisme ambiant a rejeté dans la caducité : Dieu, la nation, comme le firent Arnaud Beltrame et Henri d’Anselme. Les héros sont l’éternel retour de ce que le progressisme contemporain ne songe qu’à effacer.
Assiste-t-on à une montée de la violence et à une diminution du sens du sacrifice ?
Nous sommes dans la société du moi absolu – où chacun se vit comme tel – auquel ni les enseignants ni les parents, les uns et les autres devenus des flatteurs des enfants et des élèves, n’ont enseigné l’acceptation, le dépassement et la transfiguration. Personne n’enseigne à l’enfant qu’il y a au monde des choses beaucoup plus importantes que sa petite personne. L’idéologie des instituteurs et des professeurs, qui est devenue l’idéologie officielle de l’Éducation nationale, s’étant donnée pour but l’épanouissement du moi de l’enfant et la chasse aux inégalités, ayant supprimé les sanctions les unes après les autres, lui laissant de plus en plus de choix (jusqu’aux menus de la cantine), est la principale responsable de la violence. Je précise : la responsable matricielle. Outre le refus de transmettre le savoir, au motif qu’il serait discriminant, l’École, avec la complicité active des enseignants, a renoncé à sa mission historique : diffuser le sentiment national et l’amour de la patrie. L’horizontalité nihiliste voulue par l’École contemporaine, issue de la loi Jospin, engendre la violence généralisée. Quand, dans un conseil de classe, sans parler d’un conseil de discipline, cette parodie, l’enfant et les parents sont écoutés autant, et souvent plus, que le maître, la société est perdue. Le beau rêve de Victor Hugo s’est perdu en son inverse, parce qu’on a changé la nature de la scolarité : ouvrez des écoles, vous ne viderez pas les prisons pour autant !
Face aux héros «extraordinaires» comme Arnaud Beltrame ou Henri d’Anselme, que pensez-vous des héros de la vie ordinaire, qui témoignent de leur courage dans l’ombre ?
Le courage connaît des degrés. Il faut du courage pour – toute une vie durant, sans espoir d’amélioration de sa condition, un jour par-dessus l’autre – aller à l’usine chaque matin, quand on est ouvrier, ou bien faire le pain et ouvrir la boutique, quand on est boulanger. Ou encore pour élever seule ses enfants dans la dignité quand on est mère célibataire. Ou aussi pour labourer sa terre, faucher ses prés, soigner ses bêtes, pour un maigre revenu, quand on est paysan. Il y a beaucoup plus de courage chez les gens ordinaires, dont la vie est difficile, que dans les classes supérieures, en particulier les élites politiques, managériales, et administratives.
C’est ce courage au quotidien, obstiné, des petites gens, des classes populaires, lesquelles sont la chair vive de la nation, qui maintient le pays debout à travers les siècles, qui le relève quand il est abaissé, en dépit de la constante vanité et de la fréquente médiocrité des élites. Il serait sot pourtant de dissocier le courage d’Arnaud Beltrame et d’Henri d’Anselme, dont la beauté est celle des vitraux des cathédrales, dont la grandeur est celle de la noblesse du Moyen-Âge, du courage du peuple profond, qui a dessiné le visage de notre pays : les deux, formant la France éternelle. Charles Péguy avait saisi cette jonction et synthèse : « Il n’y eut jamais que du menu peuple », pour être fidèle « quelque temps, à Jeanne d’Arc », écrivit-il. ■