Par Danièle Masson.
La lecture de cette remarquable étude dans la dernière livraison de la Nouvelle Revue Universelle nous a aussitôt convaincus qu’il convenait de la proposer aussi aux lecteurs de JSF. La controverse sur l’Europe est partout, de ceux qui la veulent au plus vite fédérale, supranationale, à ceux qui vont jusqu’à nier son existence. Cette étude contribue à fixer les idées. Elle est composée en 4 parties que nous publierons donc dans l’ordre.
2 – Les Mères-Patries
Dans La crise de l’esprit (1919), Valéry écrit : « Les Européens, ce sont les peuples qui ont subi trois influences. Celle de Rome, comme modèle éternel de la puissance organisée et stable. Celle du Christianisme, répandu dans l’espace de la conquête romaine et qui s’étend peu à peu dans le lit de la puissance latine : en conférant par le baptême la dignité nouvelle de chrétien comme Rome conférait à ses ennemis de la veille la citoyenneté romaine, le christianisme débarrasse Rome des dieux attachés à un temple ou à une tribu. Celle de la Grèce, à qui nous devons l’architecture de notre intelligence : les définitions, les axiomes, les théorèmes, les corollaires, les problèmes sont grecs. » Et de conclure : « Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont une signification et une autorité, là est l’Europe. »
Dans le sillage de Valéry, Jean-Marie Paupert use de comparaisons éclairantes : Athènes, c’est l’esprit, le cerveau ; toutes nos mathématiques, toutes nos biologies, presque toutes nos philosophies sont écloses de cet œuf aux formes parfaites. Jérusalem, c’est le contrepoids de ce cerveau, c’est l’âme, la contestation des autorités et des lois trop rationnelles. Rome fusionne le tout, fournit le corps, ordonne les muscles et les nerfs, équilibre les forces, donne l’assise paysanne et la correction juridique.
Puis le christianisme, en se greffant sur ces trois cultures riches, les a préservées de ce qui, séparées de lui, était leur pente : pour le judaïsme la théocratie et le messianisme politique, pour la Grèce la subtilité d’une pensée déréglée, et pour Rome l’absence de métaphysique. Le christianisme, dit Paupert, est né dans un petit canton juif, fortement hellénisé, du grand Empire romain ; le ferment chrétien n’a pu apparaître que dans le bouillon de culture des trois capitales.
Une fusion sous tension
Et pourtant, entre les trois capitales, il y eut tension, antagonisme, incompréhension. Incompréhension entre Athènes et Rome que l’on mesure à deux symboles, l’un légendaire, l’autre historique.
Le cheval de Troie, cadeau offert par les Grecs aux Troyens en signe de réconciliation, est un énorme cheval de bois que les Troyens introduisent dans leur cité et qui est bourré de soldats grecs qui se livrent, la nuit, à l’assaut de Troie : ruse et tromperie sont la règle grecque de la guerre.
À Rome, l’histoire authentique de Regulus : fait prisonnier par les Carthaginois lors des guerres puniques, il est renvoyé par eux au Sénat romain pour plaider la cause carthaginoise, avec promesse qu’il reviendrait ensuite à Carthage. Au Sénat romain, il plaide au contraire la cause de la continuation de la guerre, et honore sa promesse en revenant à Carthage, où les Carthaginois le feront mourir en le privant de sommeil et en lui cousant les paupières.
Incompréhension entre Athènes et Jérusalem, lors du discours de saint Paul sur l’Aréopage. (Ci-contre, peint par Raphaël). Les Athéniens étaient polythéistes au point d’avoir consacré un autel « au dieu inconnu » de peur d’en oublier un et s’attirer sa susceptibilité vengeresse. « Ce Dieu que vous ne connaissez pas, dit saint Paul, moi je le connais et je vous l’annonce : c’est le Christ. » Un moment intéressés – un dieu de plus ou de moins, pourquoi pas ? –, les Grecs finissent par se moquer de lui quand il évoque la résurrection des morts : « Là-dessus, nous t’écouterons une autre fois ! » Saint Paul ne convertit pas les Athéniens, il ne leur a adressé aucune épitre…
Incompréhension entre Rome et Jérusalem : la grandeur de Rome, c’est l’aboutissement d’un long effort humain, c’est l’inscription dans les paysages des voies romaines, aqueducs, cités, statues. Jérusalem, c’est l’irruption de l’absolu au Sinaï, c’est la Bible, monument immatériel d’Israël. En 63 avant J.C., Pompée prend Jérusalem et pénètre dans le temple. Dans le temple, ni statue, ni peinture, ni ex-voto, ni étendards déployés, ni boucliers suspendus. Il s’effare de ce vide. Ce grand vide du temple de Jérusalem lui inspire une incompréhension totale : « C’est le choc de deux civilisations », commente Jean-Marie Paupert, qui évoque une fusion sous tension entre les trois capitales.
Cette fusion sous tension, c’est le christianisme qui l’opère. Originairement, géographiquement, le christianisme est d’abord oriental. Des trois capitales, une seule, Rome, est indiscutablement européenne. Jérusalem est orientale, Athènes, à la lisière de l’Orient et de l’Occident : l’Athénien d’aujourd’hui, quand il va à Paris ou à Rome, dit qu’il va stin Evropi, en Europe : il y va, donc il n’y est pas, même s’il fait partie de l’Union européenne.
Les deux Rome
« La curiosité envers l’autre est une attitude typiquement européenne, rare hors d’Europe, exceptionnelle en islam », écrit Rémi Brague. Et cette curiosité, les deux Rome, la païenne et la chrétienne, l’ont pratiquée à un degré inégalé. En 146 avant J.C., Rome ayant conquis la Grèce, en fait une province romaine. Mais comme le dit le poète latin Horace, en apportant les arts jusqu’au cœur du sauvage Latium, « Græcia capta ferum victorem cepit », la Grèce captive a capturé son farouche vainqueur. Ce vers tout à fait extraordinaire montre que Rome est consciente de la supériorité culturelle de la Grèce, qu’elle assume son propre complexe d’infériorité et veut s’approprier l’héritage hellénique. Dans l’Énéide, Anchise aux enfers apparaît à son fils Énée et lui dit : « D’autres seront meilleurs sculpteurs, meilleurs astronomes, meilleurs orateurs. Memento Romane ! Sache bien, Romain, que ta fonction est de gouverner les peuples » : la Grèce est culturellement supérieure, appartiennent à Rome le métier des armes et la responsabilité politique. C’est ce qui a fait dire au philosophe du XIIe siècle Bernard de Chartres que « nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants ». Les géants, ce sont Aristote et les penseurs grecs : les nains ont eu l’intelligence de monter sur leurs épaules pour voir encore plus loin qu’eux.
Rappelons aussi celui qui, avant même Romulus et Remus, est à l’origine de Rome dans la mythologie : c’est Énée, le héros troyen, donc oriental, qui, après ses amours tumultueuses avec Didon, est poussé par les dieux à aborder en Italie et, après maintes tribulations, y fonde Lavinium. Romulus, fondateur de Rome, descend d’Énée, et Jules César se réclamera de Iule, le fils d’Énée. Alors que les Grecs sont fiers d’être des autochtones, les Romains reconnaissent lucidement ce qu’ils doivent aux autres. Énée est aux antipodes d’Ulysse qui retrouve son foyer après vingt ans d’errance et d’aventures, mais il n’est pas sans évoquer Abraham qui, sur ordre de Dieu, quitte sa terre et la maison de son père. Entrant dans Canaan, les Hébreux habitent des maisons qu’ils n’ont pas bâties et cueillent les fruits d’arbres qu’ils n’ont pas plantés.
Rome a été conquérante mais aussi de nature curieuse et assimilatrice : alors qu’en Grèce, le droit de cité se transmettait de père en fils et était rarement accordé à l’étranger, l’Empire romain, au fur et à mesure de son extension territoriale, étendait avec une générosité croissante la citoyenneté romaine, jusqu’à l’édit de Caracalla (212) qui en fit don à tous les hommes libres de l’Empire. Mais cette citoyenneté impliquait une communauté de destin et imposait de participer aux obligations sociales et culturelles, distinguant ainsi le citoyen romain du barbare.
Rome avait vocation à l’universel ; on le sent dans le mot de Térence qui a un accent préchrétien : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto… », rien de ce qui est humain ne m’est étranger. (Ci-contre, statue de Térence, Opéra de Hanovre). Rappelons le jeu de mot d’Ovide, dans les Fastes, sur urbis (la ville, Rome) et orbis (le monde) : la ville et le monde ne forment qu’un seul lieu, ce qu’on va retrouver dans la bénédiction papale du matin de Pâques, donnée urbi et orbi. L’unité de la terre habitée réalisée par les légions romaines la préparait à son évangélisation, dit saint Augustin. Et la foi chrétienne s’impose en effet dans l’Empire romain d’abord dans la société civile, puis dans l’État.
Greffé sur le peuple juif, le christianisme s’établit dans la structure romaine sans renier l’ancienne Alliance, mais en lui donnant une nouvelle clé de lecture (tandis que, pour l’islam, le Coran est le sceau définitif des prophètes : il détruit tout ce qui le précède). Cette manière d’assumer et faire fructifier l’héritage est propre au christianisme – et aussi spécifiquement européenne. Rémi Brague fait ainsi de saint Irénée un père de l’Europe, car il a contredit Marcion qui voulait débarrasser le christianisme de tout l’Ancien Testament : « Le refus du marcionisme, dit Brague, est un événement fondateur de l’histoire de l’Europe comme civilisation, car il fournit la matrice du rapport européen au passé. » Rapport qui est fait de transmission, fécondation, transfiguration du passé, sans jamais rompre avec lui. ■ (À suivre)
Partie I
Agrégée de lettres classiques, longtemps animatrice du site Internet Réseau Regain, Danièle Masson a publié un livre de dialogues avec Émile Poulat sur la laïcité, France laïque, France chrétienne (DDB), un ouvrage de dialogues avec diverses personnalités, Dieu est-il mort en Occident ? (Émile Poulat, Hélie de Saint-Marc, Michel Déon, Alain de Benoist, etc., éd. Guy Trédaniel, 1998), et consacré une monographie à Eric Zemmour. Elle est membre du conseil de rédaction de la NRU à laquelle elle collabore régulièrement.