Par Danièle Masson.
La lecture de cette remarquable étude dans la dernière livraison de la Nouvelle Revue Universelle nous a aussitôt convaincus qu’il convenait de la proposer aussi aux lecteurs de JSF. La controverse sur l’Europe est partout, de ceux qui la veulent au plus vite fédérale, supranationale, à ceux qui vont jusqu’à nier son existence. Cette étude contribue à fixer les idées. Elle est composée en 4 parties que nous publierons donc dans l’ordre.
3 – L’âme de l’Europe
L’Europe conquérante
Partons de ce jugement de Valéry : « Aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif, uni au plus intense pouvoir absorbant. Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout. »2
Ce qui est à la source de ce « dynamisme conquérant, capable de créer les moyens de sa conquête », c’est le christianisme, et l’injonction biblique Dominez la terre et soumettez-la : « C’est le secret de l’âme européenne. » Comme le dit Paul Hazard, « l’Europe, c’est une pensée qui ne se contente jamais. »3
Aujourd’hui que le colonialisme est vilipendé et objet de repentance, il est bon d’évoquer Jules Ferry, grand instigateur de l’impérialisme colonial français. Pour lui, ce qu’il appelle les races supérieures ne sont pas destinées à dominer les races inférieures, elles ont au contraire le devoir de les éclairer et les mettre à niveau. L’Europe devient l’institutrice des peuples, et la colonisation n’est pas un moyen d’assujettir les peuples lointains, mais de les aider à combler leur retard. Jules Ferry définit l’action colonisatrice comme une œuvre d’émancipation.
L’impérialisme de l’action a ses dangers. Elle peut être source de démesure, cette hubris que les Grecs condamnaient. Par exemple Charles Quint, qui régnait sur un monde où le soleil ne se couchait jamais, avait pour devise Plus ultra, toujours plus. Alors que l’ordre gravé par Hercule sur les deux colonnes du détroit de Gibraltar était Nec plus ultra, pas plus loin. On saisit ici deux tendances opposées de l’âme européenne : d’un côté la démesure, qui se traduit par l’impérialisme, de l’autre le refus de la démesure, que traduit le précepte grec Meden agan, rien de trop, le contraire de l’hubris – nous dirions, avec les Romains, sutor ne supra crepidam, cordonnier, pas au-dessus de la chaussure ! (Ci-dessus, plafond à caisson du palais de Charles Quint à Grenade portant la devise « plvs ovltre » associée aux initiales K(arolus) et Y(sabel)
Le rapport à autrui
Il y a quelque chose de spécifiquement européen dans le regard qu’Homère ainsi qu’Eschyle portent sur l’autre, notamment sur ce tout autre qu’est l’ennemi.
Dans L’Iliade, c’est en Grec qu’Homère évoque la guerre de Troie, une guerre non contre le barbare (le mot n’est pas homérique) mais contre l’Asiatique : c’est une des premières formes connues de choc des civilisations. Or Homère tient la balance égale entre les deux parties : les Troyens Hector et Andromaque sont des figures aussi lumineuses que les Grecs Ulysse et Pénélope. Songeons aux adieux d’Hector et d’Andromaque, au « rire en pleurs » d’Andromaque, ou à Astyanax, le fils d’Hector, qui s’amuse à se faire peur avec le casque doré de son père. Le camp adverse est traité avec la magnifique courtoisie de l’épopée. Mieux encore, Eschyle, quand il évoque, dans les Perses, ce choc de civilisations que furent les Guerres médiques entre Grecs et Perses, n’hésite pas à se placer du point de vue des Perses.
Cette capacité à voir l’autre, à compatir avec lui, et même à regarder avec son regard, on la retrouvera chez Montaigne fustigeant « l’horreur barbaresque » des conquistadors et compatissant pour les barbares du Nouveau Monde ; ou encore chez Montesquieu moquant ses compatriotes par les yeux et avec la verve d’un Persan débarqué à Paris.
Cette faculté d’autocritique et d’autodérision est le propre de l’Europe. Elle est le prix de l’intelligence et de ce large regard d’Europe, la princesse phénicienne. Seul l’Occident a créé cette capacité de contestation interne, mais elle a ses dangers. Aujourd’hui que l’Europe n’est plus du tout conquérante, elle la pousse à la repentance et à l’autodénigrement. L’Europe est forcée à comparaître devant son propre tribunal, ce qui la met en situation d’infériorité par rapport à des civilisations fières d’elles‑mêmes et arrogantes comme l’islam ou l’Amérique.
Le souci de l’âme
La deuxième caractéristique de la psyché européenne, c’est le souci de l’âme (le mot est de Platon), et l’invention de la personne.
À Alcibiade qui l’interroge sur lui-même, Socrate répond qu’il est une âme dont il faut prendre soin, en obéissant à l’impératif delphique Gnôthi seauton (Connais-toi toi-même), sache que tu n’es qu’un homme et non la mesure de toute chose. Il aide autrui à s’alléger des faux savoirs, à se rendre disponible aux exigences de la raison, et à invoquer ce dieu mystérieux dont, en plein polythéisme grec, il parle au singulier : « Athéniens, je vous aime, mais j’obéirai à Dieu plutôt qu’à vous ». Et encore : « J’exerce le même métier que ma mère : ma tâche est d’accoucher les esprits, et non pas d’enfanter qui est l’affaire de Dieu. »
Mystérieux précurseur du christianisme, Socrate accepte sans révolte l’injuste sentence de mort prononcée contre lui (en pleine démocratie restaurée après trente ans de guerre du Péloponnèse !) et déclare que l’injustice commise est infiniment plus grave que l’injustice subie, c’est-à-dire, en vocabulaire chrétien, que le péché est plus grave que le malheur.
Éveillant les autres à la conscience de soi, Socrate cherche les individus pour en faire des personnes. Et l’on peut dire que la notion de personne est un cadeau de la théologie à la philosophie. C’est Boèce, maître du Palais sous Théodoric, et exécuté en 524, traducteur d’Aristote, qui définit la personne « comme une substance individuelle de nature rationnelle » .
Ainsi il n’y a pas de rupture entre la Grèce antique et l’Europe chrétienne, et c’est l’honneur de Benoît XVI d’avoir montré, dans son Discours de Ratisbonne (2006), qu’entre Jérusalem et Athènes, « fondamentalement, il s’agit d’une rencontre entre la foi et la raison, entre l’authentique philosophie des Lumières et la religion ».
Or, la doxa contemporaine veut imposer une séparation rigoureuse entre les deux : la foi est admise, mais à la carte, subjective et recluse au fond des consciences, alors que la raison s’est émancipée de la foi, qu’elle relègue dans les catacombes de l’irrationnel, tout en se sacrant elle-même : c’est la déesse Raison de l’idéologie des Lumières, dont l’ennemi privilégié est le christianisme. Au contraire, pour Benoît XVI, foi et raison s’épaulent mutuellement : la loi naturelle est inscrite dans le cœur et la raison de chaque homme, et l’oblige : ce n’est donc pas seulement aux catholiques que s’adresse Benoît XVI quand il évoque la loi naturelle, mais à tous les hommes de bonne volonté.
Une phrase de Manuel Paléologue scande le discours de Ratisbonne : « Ne pas agir selon la raison, ne pas agir avec le logos, est en contradiction avec la nature de Dieu. » C’est là que se situe l’opposition de la pensée chrétienne et de la pensée musulmane. Pour les chrétiens, l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, et l’homme tire de cette ressemblance une dignité inouïe, au singulier, alors que les Grecs et les Latins ne connaissaient que les dignités au pluriel, les honneurs, les charges honorifiques. Au contraire, dans la lettre des oulémas écrite en réponse au discours de Ratisbonne, on peut lire : « Dieu (Allah) – que son nom soit exalté ! – a énoncé dans le très noble Coran que rien n’est à sa ressemblance ».
La question du rapport de l’homme au monde s’éclaire par une comparaison de la Genèse et du Coran. Au début de la Genèse, Yahvé laisse Adam nommer lui-même les choses et les animaux : Dieu confie ainsi le monde à l’homme qui en devient le législateur, car nommer les êtres signifie exercer un pouvoir sur eux. En revanche, dans le Coran (II, 31), Allah apprend à Adam tous les noms, en ne lui laissant aucune initiative. L’homme doit se contenter d’accepter en toute circonstance la volonté d’Allah. ■ (À suivre)
2. Variété. La crise de l’esprit (1922). Il ajoutait un fait historique irrécusable : la civilisation européenne a apporté au monde la quasi-totalité des sciences et des techniques adoptées par les peuples de la Terre. À la gloire de l’Europe médiévale qu’on prétend obscurantiste, on peut rappeler qu’on lui doit le fer à cheval, la charrue à versoir, le moulin à eau, le cabestan, la brouette, la boussole, les lunettes, le gouvernail d’étambot, le collier de cheval, l’horloge mécanique, le canon, la caravelle, l’imprimerie, etc.
3. La Crise de la conscience européenne (1935).D’où les explorateurs, les conquérants, les colonisateurs, les missionnaires. La colonisation européenne de l’Afrique rappelle la conquête romaine de l’Europe : le mot colonisation et le mot culture viennent tous deux du latin colo, cultum, qui veut dire cultiver la terre, d’abord, l’âme et l’esprit ensuite : « la culture, dit Cicéron, c’est l’agriculture de l’âme. »
Agrégée de lettres classiques, longtemps animatrice du site Internet Réseau Regain, Danièle Masson a publié un livre de dialogues avec Émile Poulat sur la laïcité, France laïque, France chrétienne (DDB), un ouvrage de dialogues avec diverses personnalités, Dieu est-il mort en Occident ? (Émile Poulat, Hélie de Saint-Marc, Michel Déon, Alain de Benoist, etc., éd. Guy Trédaniel, 1998), et consacré une monographie à Eric Zemmour. Elle est membre du conseil de rédaction de la NRU à laquelle elle collabore régulièrement.