Par José D’ARRIGO.
La recension d’un journaliste à propos du livre d’un confrère qui traite d’un sujet brûlant à la une de l’actualité marseillaise – devenue nationale par la force des choses.
Denis Trossero aurait pu être un excellent juge. Il en a le discernement, la modération, la tempérance et le sens de l’équité. Sa vocation l’a incité à choisir le journalisme et c’est lui qui pendant trente-six ans a été le chef très apprécié de la rubrique judiciaire au « Méridional » d’abord, puis à « La Provence ». Il aurait pu aussi être procureur, avocat, président de cour d’assises ou de chambre correctionnelle, avec un succès identique. Mais quand on est journaliste et qu’on veut conserver sa position ou sa situation, on est souvent tenté de dire moins que plus. L’auto-censure n’est pas forcément un défaut puisqu’elle vous permet d’éviter les pièges de l’injure, de la diffamation ou de la transgression idéologique, mais elle finit par aboutir à une accumulation de petits renoncements, de petits non-dits, de petits accommodements dont on ne se remet pas quand on est un homme aussi honnête, intègre et sincère que Denis Trossero.
Voilà pourquoi le livre de 400 pages qu’il vient de publier et intitulé « Règlements de comptes à Marseille » est une passionnante histoire de la violence dans cette ville bouillonnante qui était pourtant paisible et calme au dix-neuvième siècle, mais oui ! Comme l’a magistralement souligné le commissaire divisionnaire Claude Dupont, ce livre est une « fresque sociologique » qui permet de comprendre les tenants et aboutissants des accès de violences et des fièvres sporadiques qui caractérisent Marseille dans la totalité des domaines, et pas seulement celui de la délinquance ou des trafics.
La violence n’était pas consubstantielle à Marseille mais elle l’est devenue au fil des décennies. Le mérite de Denis Trossero est d’avoir brossé une superbe galerie de portraits de voyous, de juges, de procureurs, d’avocats qui… ne manquent pas de sel. Trossero s’est enfin lâché sur le papier et il a pu donner libre cours à son esprit critique, ce qu’il n’a jamais pu faire à « La Provence » où il s’est astreint à respecter les convenances personnelles des uns ou des autres, la ligne éditoriale de son journal et le désir secret de ne déplaire à personne. Ce livre est une véritable catharsis professionnelle. Il me rappelle, toutes proportions gardées, cet épisode célèbre de « Cyrano de Bergerac » où le Duc vante l’indépendance de Cyrano en ces termes que ne renieraient pas notre flamboyant poète à moustache, éminent « Rostandiste » et « Rostandien », le célèbre académicien Jean-Noël Bévérini :
« Ne plaignez pas trop Cyrano : il a vécu sans pactes, libre dans sa pensée autant que dans ses actes. Oui, parfois je l’envie. Voyez-vous, lorsqu’on a trop réussi sa vie, on sent, n’ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal, mille petits dégoûts de soi, dont le total ne fait pas un remords mais une gêne obscure. Et les manteaux de Duc traînent dans leur fourrure, pendant que des grandeurs on monte les degrés, un bruit d’illusions sèches et de regrets, comme, quand vous montez lentement vers ces portes, votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.»
Voilà pourquoi ce livre en forme d’exutoire est d’abord un règlement de comptes de Trossero envers…lui-même. Il le reconnaît humblement puisqu’il a commencé ainsi la conférence qu’il a donnée ce vendredi 29 mars au siège de l’association des anciens combattants et amis de la Légion Etrangère à Marseille : « J’ai raconté dans ce livre ce que je n’ai jamais écrit dans le journal ». Il a enfin porté un regard critique, « caustique » même, estime M. Dupont, sur les institutions judiciaires, policières ou politiques. Chacun en a pris pour son grade…pour le plus grand plaisir du lecteur qui jubile à l’unisson.
Une nouvelle fois, le lieutenant-colonel Constantin Lianos, dynamique président de l’association, a été bien inspiré d’inviter cet éminent journaliste à s’exprimer librement et à présenter son best-seller devant une assistance fournie et captivée par le récit de Trossero, pas seulement sur les travers, les dérapages, ou les incongruités vindicatives de Marseille, mais aussi sur sa douceur de vivre et son goût des destinées légendaires. Trossero n’a éludé aucun domaine : il a également évoqué la « porosité » entre le monde politique et la pègre et livré quelques nouvelles tendances du banditisme.
Par exemple, il a indiqué que sur les 69 informations judiciaires ouvertes en 2023 au tribunal judiciaire de Marseille, plus de 80 pour cent ont trait au trafic de drogue et notamment au conflit sanglant entre deux bandes rivales issues de « La Paternelle », les victimes et les « mineurs tueurs » sont de plus en plus jeunes et les voyous disposent désormais d’un arsenal de moyens très sophistiqués comme des balises pour « tracer » les voitures de police ou des plongeurs qualifiés qui viennent décrocher nuitamment des colis de drogue accrochés aux coques des navires…Comment ne pas être attiré par ce miroir aux alouettes qu’est le trafic de stupéfiants lorsqu’on sait qu’une tête de réseau gagne 150 000 euros nets par mois ? Il s’agit bien de son bénéfice net une fois payés tous les choufs, les dealers, les charbonneurs, les nourrices et les petites mains du trafic. Vous imaginez ?
Denis Trossero a répondu avec tact et diplomatie aux questions sans complaisance que je lui ai posées et il a insisté sur le fait que la France est une démocratie où normalement la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire est garantie par la Constitution mais c’est surtout le respect de « l’équilibre des pouvoirs » qui compte. Je rejoins le commissaire Dupont lorsqu’il affirme que Trossero ne sera jamais « un militant, un politique, ni un doctrinaire » mais un journaliste de renom qui « porte la plume dans la plaie » comme le suggérait Albert Londres.
Ce livre est une somme édifiante sur la violence qui gangrène Marseille depuis le début du vingtième siècle, c’est une formidable « mosaïque sociale et humaine » qui en fera le livre de chevet de toute la gent judiciaire de Marseille, mais aussi de la France. Un testament journalistique à lire absolument. ■
José D’Arrigo est journaliste professionnel depuis le 1er février 1973. Il a longtemps écrit pour Le Méridional, et pour le Figaro. Il est aussi auteur d’ouvrages sur la mafia marseillaise et biographe de Zampa. Depuis 2020, il est rédacteur en chef honoraire du Méridional.