C’est un fait que, un peu plus de cent-cinquante ans après sa mort [1865], Pierre-Joseph Proudhon ne cesse d’intéresser la réflexion contemporaine. En particulier celle des jeunes français qui y cherchent un modèle. Les ravages que le capitalisme financier exerce aujourd’hui sur les peuples remet sa pensée au goût et à l’ordre du jour.
Le mouvement socialiste français et européen eût sans-doute été très différent si les idées de ce penseur considérable y avaient prévalu sur celles de Marx. Leur confrontation a malheureusement tourné à l’avantage de ce dernier. L’histoire du XXe siècle, marquée par la tragédie des totalitarismes aurait été sans doute tout autre. Le monde actuel aurait été sans doute lui aussi différent. On sait qu’il y eut, autour des années 1910 et suivantes, un cercle Proudhon à l’Action française ; et l’on va voir que Maurras ne niait pas qu’on pût le ranger, « au sens large », parmi « les maîtres de la contre-révolution ». Le texte qu’on va lire ici est certes daté, motivé, comme souvent, par les circonstances. Maurras y exprime néanmoins, à grands traits, le fond de sa pensée sur Proudhon et y manifeste, après réserves et nuances, la considération tout à fait particulière qu’il a toujours eue pour ce grand penseur et patriote français.
{Première parution, le 10 juin 2016]
Au lendemain du jour où l’Italie fête le centenaire de Cavour, nous verrons une chose horrible : le monument Proudhon, à Besançon, sera inauguré par M. Fallières*. Le fonctionnaire qui représente l’Étranger de l’intérieur, la créature des Reinach, Dreyfus et Rothschild officiera devant l’image du puissant écrivain révolutionnaire, mais français, à qui nous devons ce cri de douleur, qu’il jette à propos de Rousseau : « Notre patrie qui ne souffrit jamais que de l’influence des étrangers… »
Les idées de Proudhon ne sont pas nos idées, elles n’ont même pas toujours été les siennes propres. Elles se sont battues en lui et se sont si souvent entre-détruites que son esprit en est défini comme le rendez-vous des contradictoires. Ayant beaucoup compris, ce grand discuteur n’a pas tout su remettre en ordre. Il est difficile d’accorder avec cet esprit religieux, qu’il eut vif et profond, sa formule « Dieu, c’est le mal », et, dans une intéressante étude du Correspondant, M. Eugène Tavernier nous le montre fort en peine d’expliquer son fameux « La propriété, c’est le vol ». Nous remercions Proudhon des lumières qu’il nous donna sur la démocratie et sur les démocrates, sur le libéralisme et sur les libéraux, mais c’est au sens large que notre ami Louis Dimier, dans un très beau livre, l’a pu nommer « Maître de la contre-révolution ».
Proudhon ne se rallie pas à la « réaction » avec la vigueur d’un Balzac ou d’un Veuillot. Il n’a point les goûts d’ordre qui dominent à son insu un Sainte-Beuve. Ses raisons ne se présentent pas dans le magnifique appareil militaire, sacerdotal ou doctoral qui distingue les exposés de Maistre, Bonald, Comte et Fustel de Coulanges. La netteté oblige à sacrifier. Or, il veut tout dire, tout garder, sans pouvoir tout distribuer ; cette âpre volonté devait être vaincue, mais sa défaite inévitable est disputée d’un bras nerveux. On lit Proudhon comme on suit une tragédie ; à chaque ligne, on se demande si ce rustre héroïque ne soumettra pas le dieu Pan.
Son chaos ne saurait faire loi parmi nous, et nous nous bornerions à l’utiliser par lambeaux si ce vaillant Français des Marches de Bourgogne ne nous revenait tout entier dès que, au lieu de nous en tenir à ce qu’il enseigne, nous considérons ce qu’il est. De cœur, de chair, de sang, de goût, Proudhon est débordant de naturel français, et la qualité nationale de son être entier s’est parfaitement exprimée dans ce sentiment, qu’il a eu si fort, de notre intérêt national. Patriote, au sens où l’entendirent les hommes de 1840, 1850, 1860, je ne sais si Proudhon le fut. Mais il était nationaliste comme un Français de 1910. Abstraction faite de ses idées, Proudhon eut l’instinct de la politique française ; l’information encyclopédique de cet autodidacte l’avait abondamment pourvu des moyens de défendre tout ce qu’il sentait là-dessus.
Et, là-dessus, Proudhon est si près de nous que, en tête de son écrasant réquisitoire contre les hommes de la Révolution et de l’Empire, à la première page de Bismarck et la France **, Jacques Bainville a pu inscrire cette dédicace : « À la mémoire de P.-J. Proudhon qui, dans sa pleine liberté d’esprit, retrouva la politique des rois de France et combattit le principe des nationalités ; à la glorieuse mémoire des zouaves pontificaux qui sont tombés sur les champs de bataille en défendant la cause française contre l’unité italienne à Rome, contre l’Allemagne à Patay. » #
— Quoi ? Proudhon avec les zouaves pontificaux ?
— Oui, et rien ne va mieux ensemble ! Oui, Proudhon défendit le Pape ; oui, il combattit le Piémont. Au nez des « quatre ou cinq cent mille badauds » qui lisaient les journaux libéraux, il s’écriait, le 7 septembre 1862 : « Si la France, la première puissance militaire de l’Europe, la plus favorisée par sa position, inquiète ses voisins par le progrès de ses armes et l’influence de sa politique, pourquoi leur ferais-je un crime de chercher à l’amoindrir et à l’entourer d’un cercle de fer ? Ce que je ne comprends pas, c’est l’attitude de la presse française dominée par ses sympathies italiennes. Il est manifeste que la constitution de l’Italie en puissance militaire, avec une armée de 300 000 hommes, amoindrit l’Empire de toutes façons. » L’Empire, c’est ici l’Empire français, dont je vois le timbre quatre fois répété sur mon édition princeps de La Fédération et l’Unité en Italie.
« L’Italie », poursuivait Proudhon, votre Italie unie, « va nous tirer aux jambes et nous pousser la baïonnette dans le ventre, le seul côté par lequel nous soyons à l’abri. La coalition contre la France a désormais un membre de plus… » Notre influence en sera diminuée d’autant ; elle diminuera encore « de tout l’avantage que nous assurait le titre de première puissance catholique, protectrice du Saint Siège ».
« Protestants et anglicans le comprennent et s’en réjouissent ; ce n’est pas pour la gloire d’une thèse de théologie qu’ils combattent le pouvoir temporel et demandent l’évacuation de Rome par la France ! » Conclusion : « Le résultat de l’unité italienne est clair pour nous, c’est que la France ayant perdu la prépondérance que lui assurait sa force militaire, sacrifiant encore l’autorité de sa foi sans la remplacer par celle des idées, la France est une nation qui abdique, elle est finie. »
Et, comme ces observations de bon sens le faisaient traiter de catholique et de clérical, « oui », ripostait Proudhon, « oui, je suis, par position, catholique, clérical, si vous voulez, puisque la France, ma patrie, n’a pas encore cessé de l’être, que les Anglais sont anglicans, les Prussiens protestants, les Suisses calvinistes, les Américains unitaires, les Russes grecs ; parce que, tandis que nos missionnaires se font martyriser en Cochinchine, ceux de l’Angleterre vendent des Bibles et autres articles de commerce. » Des raisons plus hautes encore inspiraient Proudhon, et il osait écrire : « La Papauté abolie, vingt pontificats pour un vont surgir, depuis celui du Père Enfantin, jusqu’à celui du Grand Maître des Francs-Maçons » , et il répétait avec une insistance désespérée : « Je ne veux ni de l’unité allemande, ni de l’unité italienne ; je ne veux d’aucun pontificat. »
Deux ans après avoir écrit ces lignes, Proudhon expirait ; assez tôt pour ne pas assister à des vérifications qui devaient faire couler à flots notre sang, mutiler notre territoire, inaugurer le demi-siècle de l’abaissement national ! Cet « immense échec » qu’il avait prévu sans parvenir à comprendre, comme il le disait encore, « l’adhésion donnée par la presse libérale française à cette irréparable dégradation », confirma point par point ce regard d’une sublime lucidité. L’unité italienne et l’unité allemande nous ont fait perdre tout à tour la prépondérance qu’assurait notre force militaire et l’autorité qu’imposait notre foi. Le cléricalisme a été vaincu, le pape dépouillé, et l’on nous a imposé ce gouvernement dont la seule idée stable est l’abaissement du Saint-Siège, le règne de la franc-maçonnerie et de ses grands maîtres divers. Si l’Empereur a disparu, sa politique dure ; la parti républicain en a été quarante ans légitime et fidèle héritier.
Certes, et nous l’avons dit, avec Dumont, avec Georges Malet, avec le Junius de L’Écho de Paris, aux avocats de l’empereur : rien n’efface cette responsabilité napoléonienne que Napoléon III lui-même rattache à la tradition de Napoléon Ier ; mais la vérité fondamentale établie, il faut en établir une autre et rappeler aux hommes de gauche, que leurs aînés, leurs pères, leurs maîtres et, pour les plus âgés, eux-mêmes, en 1860, ils étaient tout aussi Italiens et Prussiens que Napoléon III ! Sauf Thiers, en qui s’était réveillé l’ancien ministre de la monarchie, l’élève de Talleyrand, qui fut l’élève de Choiseul, tous les républicains et tous les libéraux du dix-neuvième siècle ont été contre le Pape et contre la France avec l’Empereur des Français. Il faut relire dans Bismarck et la France ces textes décisifs auxquels nous ramène Bainville ; le ministre Ollivier développant à la tribune la thèse idéaliste des nationalités et M. Thiers, traditionnel pour la circonstance, s’écriant : « Nous sommes ici tantôt Italiens, tantôt Allemands, nous ne sommes jamais Français », toute la gauche applaudissait qui ? Émile Ollivier ! Guéroult défendait l’unité allemande, Jules Favre, un des futurs fondateurs de la République, déclarait le 4 juillet 1868 que nous n’avions « aucun intérêt à ce que les rivalités se continuent entre les deux parties de l’Allemagne » !
Telle était la tradition révolutionnaire impériale ou républicaine et Proudhon s’y étant opposé presque seul, la présence de M. Fallières au monument de Proudhon est plus qu’un scandale, c’est un contresens. Je partage sur la personne de M. Fallières le sentiment de Léon Daudet l’appelant le plus lâche et le plus méprisable des ruminants ; et l’appréciation de Jacques Delebecque, telle qu’on la lira plus loin sur l’harmonie de cet animal et de la fonction constitutionnelle, me semble l’expression de la vérité pure. Mais le nom de Proudhon met en cause plus que la personne ou la magistrature de M. Fallières ; le nom de Proudhon met en accusation le régime avec son revêtement de blagologie nuageuse, avec son fond de sale envie et de bas appétits. Ce grand nom de Proudhon frappe d’indignité et Fallières, et sa présidence et la démocratie parce qu’il évoque le grand nom de la France et l’étoile obscurcie de notre destin national. Ce régime ne signifie que le pontificat de la maçonnerie que Proudhon avait en horreur. Il ne figure rien que les hommes et les idées que Proudhon combattait en France, en Europe, partout. Proudhon était fédéraliste ; que lui veut cette république centralisatrice ? Il était syndicaliste ; que lui veut cette république étatiste ? Il était nationaliste et papalin ; que lui veut cette république anticatholique, antifrançaise ?
Je ne sais quelles bouffonneries l’on débitera à la louange de ce grand écrivain sorti, comme Veuillot et tant d’autres, des entrailles du peuple ; mais les lettrés devront répondre à la venue de M. Fallières par la dérision et le peuple par les huées. Charles Maurras ■
A propos de l’effondrement du système soviétique, Mgr Rey, evêque de Bordeaux (patrie des Girondins et autres Jacques Ellul) déclara « c’est la revanche de Proudhon sur Marx » Un siècle et demi aplus tôt Marx croyait avoir éliminé Proudhon en ripostant à sa « philosophie de la misère » par un apparemment décisif « misère de la philosophie ». Et Lénine d’enfoncer le clou en inventant un « fédéralisme » corseté par un, Parti. Un certain Philippe Durocher avait tenté de réhabiliter Proudhon.
C’est très bien de redécouvrir périodiquement Proudhon qui écrivit « La France renaitre de ses fragments ». Dans une perspective fédéraliste. La France d’Outre-Mer offre un champ d’action à l’échelle de la planète pour fédérer ces fragments là. Un groupe de travail sur l’Indo Pacifique a amorcé la réflexion. Les fragments existent, reste ç trouver le déférateur
Les idées sont comme des armes ; elles sont efficaces sur la Cité quand on sait les combiner. L’art politique de Maurras, son génie, fut de savoir synthétiser des idées qui se présentaient comme antagonistes : autonomie provinciale ou nationalisme, socialisme ou entreprenariat, dictature ou anarchie, positivisme ou cléricalisme, etc. C’est cette stratégie d’alliance que Maurras désignait comme « le compromis nationaliste ».
Le diabolos divise, « analyse », oppose, au contraire qui veut agir doit « tricoter », « symboliser » (cf. le « symbole des Apôtres » comme signe de reconnaissance et d’unité) pour qu’ensemble, les différents ruisseau aient la force d’un grand fleuve.
On comprend pourquoi le marxiste Antonio Gramsci a longuement étudié le travail « idéologique » de Maurras, comme exemple des alliances possibles pour constituer un « bloc historique » hégémonique, condition préalable nécessaire avant toute révolution.
C’est pourquoi, l’AF qui a pour finalité spécifique un changement de régime n’abandonne jamais le combat des idées, ferraillant contre les idées qui subvertissent la Bien Commun de la France et cherchant des alliances avec celles qui sont compatibles avec nos objectifs.
Les vrais « intellectuels » sont attirés par nos débats mais restent un peu « sur leur faim » métaphysique et c’est normal, car nous ne professons pas une « métapolitique » pure et unique : thomisme, positivisme, traditionalisme perrenialiste, aristotélisme ou platonisme, nietzschéisme ou providentialisme, valeurs universelles ou ethno différentialistes, ete, etc.
Nous visons à « conjuguer » les diverses « raisons » qui pourraient concourir au redressement de la France. Je ne vous serinerai pas le refrain de « la rose et le réséda » d’Aragon mais ce serait une erreur d’exiger que chacun veuille imposer sa foi et exclure ceux qui ne la partagent pas (même si croyants ou non, nous devons reconnaître l’importance de l’Eglise catholique dans la constitution de la France). Comme ce serait une autre erreur de demander à chacun de masquer ses convictions (à la façon dont le laïcisme républicain veut confiner le religieux à l’espace privé), car les convictions de chacun sont les principales motivations qui nous portent à agir.
Qu’on l’apprécie ou non, notre pays n’a jamais été si fragmenté ; nous sommes dans la situation de parents dont les enfants ont suivi des voies spirituelles différentes et qui veulent garder les liens dans leur famille. Mais il ne s’agit pas non plus exactement de « tolérance » mais plutôt, de rechercher en quoi les convictions des uns et des autres se « conjuguent » et se complètent, et en quoi leurs oppositions n’est souvent qu’une question de quiproquo qu’une traduction saura réduire (on peut dire les mêmes choses dans des langages différents).
Les inévitables confrontations auxquelles doivent s’habituer nos militants qui viennent de toutes les « familles spirituelles » de France sont l’occasion d’une maïeutique à l’issue de laquelle on comprend mieux les autres et on à glissé avec le temps dans des synthèses plus cohérentes, qui prendront en compte de multiples niveaux anthropologiques.
Si l’empirisme organisateur n’existait pas Michel Michel en serait l’inventeur. C’est précisément une vision totale de la société française qui ferme la porte à tout totalitarisme puisque la France est une nation composite, peut-être la plus composite qui soit. Et comme l’ écrit l’auteur ce serait une autre erreur de demander à chacun de masquer ses convictions ». Puisque notre auteur ci-dessus évoque sans nous le seriner la rose et le réséda évoquons Maurice Chevalier « et tout ça fait d’excellents Français »;
Michel Michel écrit « Qu’on l’apprécie ou non, notre pays n’a jamais été si fragmenté ». c’est vrai bien qu’il ait été sérieusement fracturé. C’est surtout vrai au passé car qui peut nier que la France, aujourd’hui, ne le soit ? Mais chaque fragment est imprégné de la nostalgie de l’unité perdue et chacun sur son théâtre d’opération (si il en a un !) doit ne pas le perdre de vue. « Les idées sont comme des armes ; elles sont efficaces sur la Cité quand on sait les combiner » C’est tout aussi vrai – et plus facile – dans l’élaboration et la conduite des stratégies. Merci à Michel Michel qui permet de tels débats.