Cette chronique que nous reprenons sans commentaire – les lecteurs s’y emploieront si besoin es, est parue dans le Figaro de ce matin du 11 avril. Simple occasion de dire notre sympathie pour les écrits – et les prises de parole – de Frédéric Rouvillois qu’on lira sans faute.
CHRONIQUE. – À voir Louis Boyard à l’Assemblée, on est tenté de le croire. À l’heure de la « décivilisation », il est urgent de comprendre combien le polissage des mœurs a à voir avec la politique. C’est l’objet d’un excellent livre de Frédéric Rouvillois.
« Si notre pays a été pendant longtemps la patrie de l’élégance, du raffinement, du polissement des mœurs, c’est parce qu’il a été celle de la monarchie centralisatrice et absolue. » Eugénie Bastié
« Où est passé le respect ? », alpaguait cette semaine le jeune hébertiste débraillé Louis Boyard à l’Assemblée, incarnant une forme de mise en abyme de sa propre question par ses mimiques vulgaires et son comportement d’adolescent attardé.
Les débats braillards à l’Assemblée sont-ils le reflet d’un affaissement généralisé des manières ou bien témoignent-ils du retour vivifiant du politique dans l’enceinte de l’Hémicycle ? C’est une question que soulève le passionnant livre de Frédéric Rouvillois Politesse et politique (Éditions du Cerf). Le professeur de droit rappelle à juste titre que l’Assemblée nationale a toujours été le théâtre d’altercations violentes, les « menteurs » et les « traîtres » fusant abondement sous la IIIe République. L’insulte baisse en intensité à mesure que le pouvoir du Parlement se réduit, la Ve République se distinguant par une assemblée plus calme mais aussi particulièrement faible et soumise à l’exécutif. La différence est donc aujourd’hui que les Insoumis insultent sans pouvoir… et sans cravates.
« Les leçons de bonnes manières sont l’arme traditionnelle des partisans de l’ordre établi pour rétablir leur préséance de classe », décrétait Jean-Luc Mélenchon pour balayer toute critique des malappris de la Nupes. La politesse serait-elle de droite ? Elle est sans doute conservatrice. Il est vrai qu’elle suppose la distinction et la hiérarchie, une certaine distance entre la vérité des cœurs et celles des apparences, un respect des usages qu’on a reçu sans les choisir, la perpétuation de tradition dont les causes échappent à la raison. Tous les révolutionnaires ont voulu l’abolir, rappelle justement Rouvillois.
Saint-Just voyait dans la « grossièreté » « une sorte de résistance à l’oppression ». Robespierre voulait substituer « les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, les bonnes gens à la bonne compagnie ». À l’apogée de la Terreur, il fallait donner du citoyen et se tutoyer sous peine d’être passible de la guillotine. Certains bolcheviques russes voulaient jusqu’à supprimer les lettres capitales. Mussolini fit une loi pour abolir le « lei » le vouvoiement en Italie, symptôme selon lui de dégénérescence aristocratique.
« Long déclin du savoir-vivre »
Mais cette abolition violente et volontariste par les révolutionnaires n’a bien souvent été que transitoire. Rouvillois montre bien comment elle occasionna un retour de bâton, la société du XIXe siècle voyant le triomphe des manuels de savoir-vivre et une sophistication sans pareille des codes sociaux. En réalité, la dissolution progressive de la politesse fut moins l’œuvre d’une révolution violente qu’une montée « progressive, globale, irrésistible et irrémédiable » due à la démocratisation de la société, à l’affaissement de l’autorité de l’État et à la dislocation du sentiment national. À cet égard, écrit-il, « Mai 68 n’est pas un point de départ, mais un aboutissement, celui d’un long déclin du savoir-vivre commencé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale », savoir-vivre jugé obsolète et inadapté à l’homme moderne qui cesse d’avoir l’usage des règles de politesse dans un monde pacifié, aseptisé où le politique s’affaisse au profit de l’économie.
Car la politesse est liée au pouvoir, et c’est tout particulièrement vrai en France où la nation a été forgée par l’État. Aussi, si notre pays a été pendant longtemps la patrie de l’élégance, du raffinement, du polissement des mœurs, c’est parce qu’il a été celle de la monarchie centralisatrice et absolue. « La monarchie a produit la cour qui a produit la société polie », écrivait Hippolyte Taine. Un processus de « civilisation » bien analysé par Norbert Elias qui voyait dans la société de cour l’épicentre d’un processus de polissement des mœurs qui culmina avec l’étiquette à Versailles sous Louis XIV.
Le processus de « décivilisation », mot mis à la mode par le président Emmanuel Macron après les émeutes de juin 2023, est donc intimement lié à une perte d’autorité du pouvoir, et c’est bien dans les zones de non-droit (ou de non-État) que se déploie avec plus de férocité l’ensauvagement. Pour vaincre ce processus, il ne suffira pas de quelques coups de mentons. Car, comme l’écrivait le philosophe Burke, les « manières sont plus importantes que les lois. C’est d’elles que les lois dépendent. La loi nous atteint, mais seulement dans quelques moments et par quelques points » ; « les mœurs, semblables à l’air que nous respirons, agissent sur nous d’une manière très constante, uniforme, insensible ».
« Polissage forcé des mœurs »
Nous n’avons plus de mœurs, alors nous faisons des lois. On pallie l’absence de savoir-vivre par la création de délits et d’amendes. On détruit la galanterie mais on établit le délit d’« outrage sexiste ». La municipalité de Mantes-la-Jolie punit désormais jusqu’à 1500 euros d’amendes les incivilités et les excès lors des mariages. Il est évident que l’arrivée massive sur notre sol ces dernières décennies d’immigrés aux mœurs n’ayant pas subi le même processus de civilisation que les nôtres ou subissant l’anomie propre aux déracinés, couplée à l’affaissement de nos propres coutumes, produit un cocktail explosif.
Mais il faut bien faire tenir la société. La nation avait la politesse, les sociétés multiculturelles ont le politiquement correct, sorte de polissage forcé des mœurs, d’euphémisation du réel pour ne pas froisser les minorités. Adieu « mademoiselle », bonjour l’écriture inclusive ! La terreur avait proscrit le « monsieur, madame » pour effacer la distinction des classes, le progressisme les abolit par souci d’inclusivité des personnes non genrées.
Plus les sociétés multiculturelles et individualistes se disloquent, plus elles inventent des lois et des règlements pour corseter les rapports sociaux. Il est illusoire de penser qu’on restaurera la politesse par la loi. Il s’agira d’abord d’une révolution par l’exemple. À l’heure du culte des droits individuels et de la préséance du moi, il faut répondre à la question de Louis Boyard par l’injonction de Blaise Pascal : « Le respect signifie : incommodez-vous ! » ■
« la monarchie centralisatrice et absolue » ! Oh que j’aime ce point de vue ! Centralisatrice, surtout ! Bravo, Eugénie.
Je suis toujours surpris de voir des gens, même et surtout des gens intelligents et cultivés, qui agissent comme si Tocqueville était la référence indépassable sur l’Ancien Régime ou comme si ses analyses n’avaient pas été réfutées cent fois par l’historiographie contemporaine.