Par Yves MOREL.
Panthéonisations et hommages nationaux se succèdent à cadence rapprochée, la République se dépêchant de sacraliser tous ses combats progressistes et ses vieilles gloires consensuelles : on croirait qu’elle répète son enterrement.
C’est par un décret du 4 avril 1791 que l’Assemblée nationale constituante transforma l’église Sainte-Geneviève en temple dédié aux grands hommes « à dater de l’époque de notre liberté », c’est-à-dire postérieurement à 1789. Par un décret du 20 février 1806, Napoléon conserva cette fonction au Panthéon mais lui rendit également sa fonction religieuse et son nom initial. Louis XVIII, par une ordonnance royale du 12 avril 1816, rendit cette dernière au seul culte. La Monarchie de Juillet laïcisa de nouveau l’église et lui rendit sa fonction de cimetière des grands hommes, l’appelant « Temple de la Gloire », appellation que la IIe République transforma en « Temple de l’Humanité ». Comme son oncle, Louis-Napoléon Bonaparte, par un décret du 6 novembre 1851, rendit l’église au culte tout en lui restituant sa fonction de sépulture des grands hommes.
Une arme au service du pouvoir républicain
Avec la IIIe République, la panthéonisation devint une arme idéologique, morale et politique. La république « opportuniste » était alors en mauvaise posture face à ses adversaires. Elle devait faire consensus en apparaissant comme l’héritière légitime des hommes qui avaient fait la grandeur du pays depuis la Révolution, et comme l’aboutissement moral et politique de l’histoire de France. La panthéonisation devint alors, pour le pouvoir, un instrument de recréation du consensus républicain. En témoignent les panthéonisations successives, entre 1885 et 1924, de Marceau (grand général de la Révolution, 1889), La Tour d’Auvergne (grand soldat de la Révolution, 1889) Lazare Carnot (« l’Organisateur de la Victoire », celle de nos armées durant la Révolution, 1889), Sadi Carnot (président de la République assassiné, 1894), Marcellin Berthelot (grand savant et grand républicain, 1907), Zola (héros de l’Affaire Dreyfus, 1908), Gambetta (un des pères de la IIIe République, 1920), Jaurès (grand républicain socialiste, humaniste et pacifiste, 1924).
Le rythme des panthéonisations marqua le pas après 1924. En revanche, il s’est emballé depuis la dernière décennie du XXe siècle, précisément au fur et à mesure que la France sombrait dans un déclin continu en tous domaines, passait au rang de puissance de troisième ordre sur la scène politique mondiale, voyait son importance s’amenuiser au sein de la Communauté européenne, et abdiquait en faveur de celle-ci, sa souveraineté. Nos dirigeants successifs jugèrent alors nécessaire de ranimer chez nos compatriotes la foi dans leur pays. Alors, nous entrâmes dans une période, encore inachevée, de frénésie d’hommages, de célébrations et de commémorations. Les panthéonisations se succédèrent à une cadence cancéreuse à partir de 1987, et avec une orientation politique beaucoup plus marquée qu’autrefois
Durant les quinze dernières années du XIXe siècle et le premier tiers du XXe, le caractère politique du choix des personnalités jugées dignes du Panthéon était relatif à l’opposition entre la France républicaine issue de la Révolution, encore très critiquée et combattue, et la France d’Ancien Régime, dont les thuriféraires restaient nombreux. Les divers gouvernements s’appliquaient à faire entrer au Panthéon des hommes qui avaient donné des gages à la Révolution et/ou à la République.
Une arme idéologique et politique au service de la gauche
Il n’en va pas de même de plusieurs des personnalités panthéonisées depuis un peu plus de trente-cinq ans. Aujourd’hui, on s’emploie à y transférer les restes de personnalités de gauche ou dont les actions s’accordent le mieux aux idéaux de gauche. Et, par le truchement de certaines panthéonisations, on célèbre les innovations sociales et sociétales (l’avortement avec Simone Veil, l’anti-racisme avec Joséphine Baker). Glissant sur cette pente, on aboutit à des propositions loufoques. Ainsi, d’aucuns envisageaient les panthéonisations conjointes de Verlaine et Rimbaud en raison non de leur gloire de poètes mais de leur liaison amoureuse, ce qui permettait de rendre un hommage solennel à la cause de l’homosexualité. D’autres songeaient à panthéoniser Louise Michel, dont toute la vie est pourtant un déni de telles solennités.
Si René Cassin, panthéonisé en 1987, et les époux Curie (le premier champion de droits de l’homme universellement admis de nos jours, les seconds grands savants sans obédience politique connue, tous deux panthéonisés en 1995) font facilement consensus, d’autres peuvent tout aussi facilement apparaître comme les serviteurs de causes qui divisèrent longtemps les Français et ne font pas encore l’unanimité aujourd’hui, et laissent le souvenir de militants profondément engagés dans un parti (ce mot dût-il être entendu au sens large). Jean Monnet est le père d’une Europe confédérale encore fort vilipendée de nos jours. L’abbé Grégoire (panthéonisé en 1989) représente une conception constitutionnelle, voire républicaine, du clergé et du culte rejetée deux siècles durant par l’Église, et toujours très critiquée. Germaine Tillion (admise au Panthéon en 2015) était une femme de gauche très engagée. Pierre Brossolette (entré en 2015 également) était un socialiste convaincu et très actif. Missak Mamouchian (en 2024) était communiste. Malraux (panthéonisé en 1996) fut un militant politique actif et profondément engagé à gauche avant 1939, puis, sur le tard, un gaulliste inconditionnel. Quant à Simone Veil (entrée au Panthéon en 2018), elle est une gloire du féminisme ; et la légalisation de l’avortement divisa longtemps les Français. Enfin, en Gaspard Monge (1989), on honore le révolutionnaire républicain et le précurseur de la création de l’École Polytechnique autant et plus que le grand mathématicien ; Augustin Cauchy, lui aussi grand mathématicien, mais contre-révolutionnaire et ultra-royaliste, n’eut jamais les honneurs du Panthéon.
Célébrations, conditionnement et censure tous azimuts
Outre les panthéonisations, il existe d’autres types de célébrations destinées à formater l’esprit de nos compatriotes conformément aux normes du politiquement correct, et qui obéissent, dans le choix de leurs sujets et le contenu des écrits et discours auxquels ils donnent lieu, aux mêmes critères de sélection et à la plus rigoureuse des censures.
Les mêmes critères de sélection. Il n’est que de considérer le nombre incroyable de films (documentaires ou de fiction), d’émissions télévisées consacrés à la période de l’Occupation, aux formes diverses de discriminations, aux combats féministes, pour s’en rendre compte. À quoi s’ajoutent les « journées » consacrées aux droits de la femme (8 mars), aux droits de l’homme (10 décembre), à la lutte contre le racisme (21 mars), la journée mondiale de l’eau (22 mars), la journée de l’Europe (9 mai), sans parler de la journée mondiale du refus de la misère (17 octobre), qui ne fait en rien reculer la misère, et la semaine nationale du développement durable (en juin), tout aussi vaine, et idéologiquement marquée.
La plus rigoureuse des censures. En 2009, le conseil municipal de La Garenne-Colombes (Hauts-de-Seine) avait dû renoncer à donner à un collège de sa ville le nom de Kléber Haedens, écrivain de convictions maurrassiennes, sous la pression des « assoces » et des partis de gauche. Céline, en 2011 (cinquantenaire de son décès), et Maurras, en 2018 (troisième cinquantenaire de sa naissance), furent exclus de la liste des personnalités dignes d’être commémorées. Aurélie Filipetti, ministre de la Culture (mai 2012-août 2014), socialiste des plus sectaires, justifiait de tels choix par ces mots : « Faire des choix, c’est donner du sens ». Belle leçon de tolérance.
Toutes ces lubies commémoratives, ces célébrations, ces hommages à tout propos et sous toutes les formes, ne servent qu’à entretenir l’illusion d’une grandeur perdue et d’une influence mondiale elle aussi perdue. Elles ne sont plus que le radotage d’un peuple vieux, fatigué et sénile, pour ne pas dire plus, un discours dit par un idiot, et qui ne signifie rien. Un peuple qui, incapable de bâtir son avenir, ne sait que ressasser et célébrer son passé. ■
Yves Morel a publié La névrose française. Essai sur les causes de l’éternel malaise politique de notre nation, Dualpha,éd. 2022, et aussi La fatale perversion du système scolaire français, Via Romana, 2011.