Par Pierre Builly.
Madame de … de Max Ophuls (1953).
Contre cruel élégant.
Introduction : Afin de régler d’importantes dettes en toute discrétion pour éviter le scandale, Madame de… se résout à vendre ses boucles d’oreilles en cœur de diamants que son mari le général lui avait offert après leur mariage. Le parcours de ce bijou aura pour eux des conséquences dramatiques…
Tout le secret de Madame de…, cette étincelante valse triste, tient dans le carton qui clôt le générique et dont la rédaction est, je crois, de la main de Marcel Achard, adaptateur éclairé au cinéma du court roman de Louise de Vilmorin « Madame de… était une femme très élégante, très brillante, très fêtée. Elle semblait promise à une jolie vie sans histoire ».
Tout le secret est dans cette jolie vie mise à l’imparfait, jolie vie de relations mondaines, de bals gracieux, d’hôtels particuliers, de serviteurs zélés, de courtoisie extrême, vie qui semble toute de frivolité et qui paraît confiner ceux qui la vivent à la seule apparence.
Il ne faut pas s’y tromper ; sous les oripeaux de l’inconsistance élégante, il y a la façon dont le Général-Comte de… va avertir sa femme qu’elle est bien prête de commencer à s’égarer dans la folie passionnée d’une rencontre : Notre bonheur conjugal est à notre image : ce n’est que superficiellement qu’il est superficiel.
Et de fait, le récit, qui commence en comédie et même presque en farce (à preuve le manège du joaillier (Jean Debucourt) et de son jeune fils (Serge Lecointe) lors de la première visite de Madame de… et de la première cession des bijoux), va graduellement devenir plus grave et se transformer en histoire de passion si folle qu’elle s’achèvera par une double mort.
Comme La Ronde, du même Ophuls, adaptée du flamboyant Arthur Schnitzler, la structure de Madame de… est une structure en boucle, procédé adroit, d’aspect un peu artificiel, mais finalement très propice par son artificialité même, par la distance qu’il introduit avec le lecteur (ou le spectateur) à appeler son regard à la clairvoyance et à la lucidité.
L’anecdote est funambulesque, habile, d’une invraisemblance absolue, d’une grande légèreté, mais c’est précisément cette légèreté même qui la guidera vers la tragédie. Les boucles d’oreille en diamants qui passent aux mains des protagonistes pour revenir toujours là d’où elles n’auraient jamais dû partir – le boudoir de Madame de… – n’ont, évidemment, pas plus de réalité que le cheminement amoureux en dominos de La Ronde ; mais dans l’un et l’autre film, ce que l’on voit le plus, c’est ce qu’on pourrait appeler la constance de l’inéluctable, c’est-à-dire l’impossibilité de faire que les choses ne soient pas.
Et ce qu’il n’est pas possible d’arrêter, c’est que le flirt élégant de Madame de… et du baron Donati, engagé presque par hasard à la faveur de rencontres fortuites (un quai de gare, une calèche) ne se transforme pas en passion brûlante, alors même que le Général-Comte de… fait tout pour mettre en garde sa femme sur la catastrophe prévisible, par obligation mondaine, sans doute mais surtout, simplement, parce qu’il l’aime.
Danielle Darrieux, dans l’éclat absolu de sa trentaine, est d’une beauté et d’une distinction extrêmes ; son jeu tout de finesse fait absolument ressentir la transformation d’une jeune femme frivole, un peu creuse, un peu tricheuse, en amoureuse passionnée, mais dont l’enfermement dans le mensonge entraînera la mort par consomption. Vittorio De Sica incarne un baron Donati absolument charmeur, d’évidence homme à bonnes fortunes, pris lui aussi dans les mailles du filet, ne pouvant s’en sortir que par une rupture qui l’accable, d’abord, puis par cet absurde duel du petit matin dont il sait qu’il ne sortira pas vivant.
Mais, à mes yeux, le plus beau rôle du film est celui de Charles Boyer, homme à femmes, lui aussi, mais profondément amoureux de sa femme, d’un amour qui est bien loin de n’être que de l’amour-propre. Son beau visage classique a juste ce qu’il faut de veulerie, de facilité un peu décadente pour représenter le Général-Comte de…, sanglé dans ce milieu de codes figés, de strates sociales, de jeux de rôles, de postures, de mesure, de retenue courtoise, et qui parvient pourtant à être absolument bouleversant parce qu’il est absolument blessé, au delà des apparences de la comédie sociale (Je n’ai pas un goût particulier pour le personnage que vous avez fait de moi.)
Tout, dans le film d’Ophuls, est fragile et palpitant : les dialogues, tout de cruauté, de tristesse contenue, d’esprit aussi (C’est peut-être une façon de quitter les femmes que de les laisser partir), la musique, à la double ligne mélodique (deux compositeurs : Oscar Strauss, Georges van Parys), l’une brillante et dorée, l’autre rose et grise, et tout autant la caméra enchantée du réalisateur qui suit les valseurs avec une grâce inimitable. ■
DVD autour de 17€
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.
Magnifique critique de Pierre Builly sur un film, , qui derrière les apparences frivoles, fait sourdre la grâce, une conversion des regards et des visages. Merci.