Un « mini dossier » en 6 parties, à paraître aujourd’hui et les jours suivants. Analyses et propositions spécialement opportunes alors que deux conceptions du monde vont s’affronter dans la campagne des élections européennes.
Par Rémi Hugues.
Depuis 2017 le système politique français a radicalement changé. Lʼhégémonie de deux mouvements, le Parti socialiste (P.S.) dʼune part, et le parti gaulliste (R.P.R puis U.M.P. puis L.R.) dʼautre part, a été balayée. La gauche et la droite, qui dominaient la vie politique depuis 1965, année de la première élection présidentielle au suffrage universel direct de lʼhistoire (en 1848 seuls les hommes votaient), ont réuni cette année, à lʼoccasion de la désignation des députés européens, moins de 15 % des suffrages exprimés. Incontestablement, « lʼextraordinaire éclatement de la gauche et de la droite »[1] décrit par le politiste Pascal Perrineau dans son bilan de la séquence électorale de 2017 sʼest poursuivi lors de ces européennes du 26 mai 2019.
LREM et RN se sont substitués à la gauche et à la droite
P.S. et L.R. sont devenus deux forces politiques périphériques, subalternes, au profit de deux autres partis, La République en Marche (L.R.E.M.) et le Rassemblement national (R.N.), deux étiquettes toutes neuves, qui nʼavaient jamais concouru à un scrutin européen, la première datant dʼavril 2016 et la seconde ayant été lancée en juin 2018, à la place du Front national (F.N.).
Ces deux partis qui dominent aujourdʼhui la scène politique française revendiquent incarner le dépassement dʼune opposition jugée obsolète entre la gauche et la droite. Leur prééminence est le résultat de « la fin de la bipolarisation qui avait pourtant organisé, peu ou prou, soixante années de Cinquième République. Ce processus de délitement a été tel que deux candidats refusant le clivage entre la gauche et la droite se sont retrouvés au second tour. »[2]
Jordan Bardella (« Monsieur Marine Le Pen ») a dépassé dʼune courte tête Nathalie Loiseau (« Madame Emmanuel Macron »), le premier représentant la France populaire, la seconde la France bourgeoise. Cʼest la lutte électorale des classes : sur fond de mouvement des Gilets jaunes les « dominés » discernent dans le national la voie de leur salut, quand les « dominants » considèrent que la solution passe par le transnational, du projet dʼintégration européenne aux traités de libre-échange (CETA, Mercosur).
Les excédés du bocage se rebiffent, se rebellent, sont en dissidence même, depuis le 17 novembre 2018, contre les agités du global (cette formule est de Patrick Buisson). La France des ronds-points, des oubliés, des marginalisés, des perdants de la mondialisation ultra-libérale, a pris conscience de son existence en tant quʼêtre collectif ; en coordonnant son action elle a su faire montre de sa puissance, elle est devenue classe pour soi, quand le processus de moyennisation inhérent aux Trente glorieuses lʼavait rendue apathique, ignorante de sa propre existence.
Jadis, le Parti communiste français (P.C.F.) servait de tribune aux exclus, mais concomitamment à lʼeffondrement de lʼUnion Soviétique, sa « fonction tribunitienne »[3] sʼest volatilisée, laissant un grand vide aux classes populaires, qui ne disposent plus dʼaucune courroie de transmission, syndicale ou partisane, pour exprimer leurs revendications. À cet égard, en 2008, dans un brûlot anti-sarkozyste, lʼhistorien et démographe Emmanuel Todd soulignait, à propos des catégories populaires, quʼils constituent la « classe sans la conscience de classe, ou la classe en soi sans la classe pour soi. »[4]
La révolte des excédés du bocage contre les agités du global
Une partie dʼentre elles se sert du bulletin de vote F.N. pour exprimer son ressentiment. Depuis son essor au milieu des années 1980, le parti frontiste « prend des électeurs à gauche et à droite, sur les terres du communisme qui sont aussi celles du gaullisme, droite laïque ancrée dans une aspiration nationale plutôt que religieuse, héritier du bonapartisme plutôt que du légitimisme. »[5] Mais Marine Le Pen, alors quʼelle avait hissé le parti fondé par son père au premier rang dès 2014, nʼa pas été en mesure de vaincre la coalition des intérêts de lʼordre établi, révélant ses propres limites à ses soutiens les plus enthousiastes. Sa défaite a contraint le Pays réel à se mobiliser en-dehors du canal légalement admis : la voie des urnes étant bouchée, lʼaction politique devait se tenir sur un autre terrain.
Les Gilets jaunes sont la manifestation chimiquement pure du versant qui sʼinscrit en négatif du camp représenté par le président Macron. Si ce dernier se définit lui-même comme le champion du libéralisme, de lʼécole progressiste héritée des Lumières, alors ceux qui sont en confrontation radicale avec lui sont des antilibéraux.
La réconciliation des libéralismes 12 9 2019
Patrick Buisson a proposé cette dialectique sur le plateau de BFM TV le 23 juin 2019 face à Apolline de Malherbe, Laurent Neumann et Charlotte dʼOrnellas. Nous sommes ainsi revenus au XIXème siècle, quand le libéralisme était unifié au sein dʼun même parti politique, le parti du mouvement. Le XXème siècle brisa cette unité, séparant les tenants du libéralisme économique – classés à droite – et les partisans du libéralisme culturel – classés à gauche –, les premiers devant composer avec le conservatisme, et les seconds avec le socialisme. « Jusquʼici le libéralisme économique se situait idéologiquement à droite et le libéralisme culturel à gauche. Lʼoriginalité de lʼélectorat macroniste est de réunir ces deux dimensions du libéralisme. Les électeurs dʼEmmanuel Macron sont en effet libéraux à la fois économiquement et culturellement. »[6] (À suivre) ■
[1]Pascal Perrineau (dir.), Le vote disruptif. Les élections présidentielles et législatives de 2017, Presses de Sciences Po, 2017, p. 17.
[2]Idem.
[3]Georges Lavau., À quoi sert le parti communiste français ?, Paris, Fayard, 1981.
[4]Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, Gallimard, 2008, p. 174.
[5]Ibid., p. 26.
[6]Gérard Grunberg, « Le sombre avenir de la gauche », in Pascal Perrineau (dir.), op. cit., p. 315.
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[1ère publication : septembre 2019].