Un « mini dossier » en 6 parties, publié au fil de la semaine en cours. Analyses et propositions spécialement opportunes alors que deux conceptions du monde vont s’affronter dans la campagne des élections européennes.
Par Rémi Hugues.
La mondialisation est le déterminant majeur du changement de clivage. Intégration européenne, fait migratoire, mais aussi le libre-échange, la nouvelle stratégie économique des élites qui choisissent la désindustrialisation de notre sol.
En plus de la concurrence asiatique, qui provoque les grandes vagues de délocalisations depuis les années 1980, les ouvriers de lʼindustrie ont à faire face aux couches salariées des ex-démocraties populaires, qui, « sauvagement intégrées au marché communautaire avec un coût du travail cinq à dix fois plus faible quʼen Europe de lʼOuest, ont aussi joué leur rôle de briseurs de salaires. »[1] Les causes principales étant posées, venons-en aux causes secondaires.
Le rôle joué par la laïcisation de la société française
Elles sont à chercher dans la sécularisation de la population française. Sans Église forte contre laquelle combattre, la contre-Église, le combisme des Frères-la-truelle en somme, perd la raison de son existence et en vient mécaniquement à disparaître. « Républicanisme, socialisme, communisme se sont en pratique définis contre un catholicisme résiduel, qui les structurait pour ainsi dire négativement. La mort de cette religion a tué comme ricochet les idéologies modernes »[2], explique Emmanuel Todd. La droite est historiquement le parti ecclésiastique et la gauche le parti anticlérical.
Elles sont présentement converties à la laïcité, comme le met en évidence le penseur néo-tocquevillien Gilles Lipovetsky lorsquʼil soutient que « le principe de laïcité de lʼÉtat nʼest plus sérieusement combattu ; tout au plus a-t-on vu, à lʼoccasion du problème des foulards islamiques, sʼaffronter deux modèles de laïcité : lʼun, intransigeant ou rigoriste, exigeant une stricte neutralité des signes vestimentaires ; lʼautre, ouvert et pluraliste, reconnaissant le droit à certaines différences à lʼintérieur des établissements scolaires[3]. »
Désormais, certes peut-être provisoirement, la majorité des catholiques semble préférer le libéralisme au souverainisme. Les retraités soutiennent très largement le pouvoir en place et ils sont ceux qui se déclarent le plus attachés à la religion catholique. Ceci explique certainement cela ; la pratique catholique résiduelle qui subsiste étant, en outre, dʼorigine essentiellement bourgeoise. Même si un néo-christianisme de nature juvénile et prolétarienne a pu émerger avec la crise des Gilets jaunes : en attestent le relatif succès médiatique dʼun manifestant gilet jaune appelé Thibault, royaliste assumé, ainsi que lʼaffiche du dernier spectacle de lʼhumoriste Dieudonné, intitulé « Gilets jaunes », qui montre un Christ en croix portant un… gilet jaune.
Les archipels français
Du reste, sʼil y a un archipel français, comme dirait le spécialiste de lʼopinion Jérôme Fourquet[4], il y a aussi un archipel du milieu catholique en France, entre les bourgeois fidèles au pape François, plus nombreux, et les autres, plus marginaux, de plus en plus sensibles à la cause sédévacantiste, les uns se rattachant au libéralisme et les autres au souverainisme, si lʼon sʼappuie sur les données post-électorales des européennes de 2019, mais cette situation pourrait très vite changer.
Aujourd’hui, et quel ne fut pas le génie de Charles Maurras, cʼest lʼidée de nation qui unit, et la religion qui divise, favorisant une querelle entre les modernes et les traditionalistes, à rebours de sa fonction principielle, qui est de relier les hommes entre eux. Plus précisément, ce « religare » immanent est la conséquence, lʼeffet collatéral, du « religare » transcendant, qui est la fonction ontologique de la religion, celle de relier lʼhomme à un au-delà « acosmique », plus prosaïquement de relier la créature à son créateur.
En un mot, dans notre France déchristianisée, politique dʼabord ! Les chiffres parlent dʼeux-mêmes : en 1948 37 % des Français étaient catholiques pratiquants réguliers. En 1968 25 %, en 1988 13 % et en 2007 8 %.
Le sociologique prend le pas sur lʼidéologique
Les différences à lʼintérieur de lʼélectorat ne se situent plus tellement sur le terrain idéologique. Elles se fondent avant tout sur une base purement sociologique. On peut prendre pour exemple cette observation de Todd : « Quand le Front national est apparu en 1984-1986, il était difficile de définir son électorat en fonction des catégories socioprofessionnelles. Mais très vite, anathémisé par les élites néolibérales, le FN sʼest identifié à lʼaliénation des milieux populaires »[5]. Lors des élections régionales de 2015, 51 % des ouvriers et 16 % des cadres ont voté pour le FN[6]. Outre les catégories socioprofessionnelles, la variable explicative des déterminants du vote la plus pertinente est le niveau dʼinstruction. Signe dʼune fracturation entre la France dʼen haut et la France dʼen bas, laquelle représente la majorité de lʼélectorat.
Ainsi la majorité politique doit sʼidentifier à cette majorité sociale, pour reprendre un formule mitterrandienne. Lʼécrasante majorité de travailleurs, actifs ou retraités, dʼartisans, dʼouvriers, de commerçants et dʼemployés, sans oublier les « capacités » patriotes, les notables plus soucieux du bien commun que de leurs biens particuliers, appartiennent naturellement au camp souverainiste.
Ils sont ceux qui soutiennent le combat des Gilets jaunes. Les 4 Français sur 5 qui se sont sentis solidaires de la colère de leurs concitoyens de la périphérie, qui, assignés à résidence à cause de la baisse de leur pouvoir dʼachat, eu égard notamment à la hausse des taxes sur les hydrocarbures, se sont assignés à résistance. Contre le système économique – le capitalisme financier –, contre le système politique – la démocratie représentative – contre un État républicain accusé de faire subir un matraquage fiscal, lequel matraquage sʼest vite métamorphosé en matraquage policier, sous lʼégide du « voyoutocrate » de Forcalquier Christophe Castaner. (À suivre) ■
[1]Emmanuel Todd, p. 175.
[2]Ibid., p. 33.
[3]Le crépuscule du devoir, Paris, Gallimard, 1992, p. 189-190.
[4]Auteur de LʼArchipel français. Naissance dʼune nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.
[5]Emmanuel Todd, op. cit., p. 170.
[6]Chiffres indiqués par Hervé Le Bras, Le nouvel ordre électoral. Tripartisme contre démocratie, Seuil / La République des idées, 2016, p. 12.
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