COMMENTAIRE – Cet entretien du Figaro avec Jérôme Fourquet est paru le 19 avril. Par delà les données techniques qui y sont mises en avant, Jérôme Fourquet décrit ce processus qui fait de nous des galloricains suivant la dénomination forgée naguère par Régis Debray. C’est ainsi qu’un peuple aussi riche de traditions que le nôtre perd peu à peu son âme. Le « grand remplacement » s’opère dans tous les ordres de la vie d’un peuple qui s’abandonne et que son État trahit.
Entretien par Ronan Planchon.
ENTRETIEN – Pour Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop, les grandes enseignes de restauration rapide sont un symptôme de l’américanisation de la société française, dans ses modes de vie, ses goûts et ses références.
Jérôme Fourquet a publié, en 2023, La France d’après. Tableau politique (Seuil).
LE FIGARO. – L’inflation change-t-elle les habitudes alimentaires des Français ?
Jérôme FOURQUET. – L’alimentation représente, en moyenne, 10% à 12% du budget des ménages. Même si ce pourcentage a eu tendance à baisser depuis cinquante ans, parmi les Français les plus modestes, la part de cette dépense contrainte pèse plus de 15% du budget. Et les prix alimentaires ont augmenté de 20% à 25% ces dernières années. Beaucoup de Français, qui ont pris de plein fouet cette hausse, ont donc été contraints de s’adapter. Une étude de l’Ifop pour la Fondation Jean Jaurès montre ainsi que 40% de nos concitoyens ont réduit les portions alimentaires servies à la maison.
Outre le volume, nombre de Français se sont détournés de produits ou de denrées au profit d’autres. Dans un premier temps, le volume de la viande de bœuf consommée a diminué au profit du porc, puis de la volaille. Désormais, même la consommation de volaille est en baisse. Pour une partie de la population, la viande rouge, le poisson et même les fruits et certains légumes sont devenus trop onéreux.
Le rapport à la nourriture, le fait de ne pas pouvoir se payer tel ou tel aliment participent-ils au sentiment de déclassement d’une partie des Français ?
Les «émeutes du Nutella», survenues quelques mois avant la crise des «gilets jaunes», étaient un signal fort qui aurait dû nous alerter. En janvier 2018, une promotion significative sur le pot de 850 g de Nutella avait provoqué des empoignades dans plusieurs magasins Intermarché. Nutella, comme Coca-Cola ou d’autres, fait partie du club très resserré des marques emblématiques et iconiques. Et ne plus pouvoir y accéder marque, d’une certaine manière, un signe de déclassement au quotidien.
Dans La France sous nos yeux (Éditions du Seuil), vous expliquez que les Français se déterminent désormais moins par une filiation partisane que par leurs «modes de vie». Dans une société dépolitisée, la «bouffe» est-elle devenue politique ?
La conscience que l’on a de recourir à une alimentation équilibrée est en général indexée sur le niveau de diplôme, même s’il existe des exceptions. Mais il existe aussi une dimension politique dans notre rapport à l’alimentation ; sensibilité écologique, sensibilité à l’altermondialisme ou à la décroissance…
Sur les enseignes «mainstream» comme McDo, il y a un biais générationnel: ces enseignes sont largement fréquentées par les moins de 50 ans, tandis que le clivage social ou politique est faible. D’autres enseignes sont davantage clivées et clivantes, au regard de la publicité explicite ou implicite qu’elles accordent aux gammes de produits «halal». Mais cela ne représente pas la majorité.
En quoi les plateformes de livraison à domicile ont-elles bouleversé les habitudes de consommation ?
Les chiffres de l’Ifop de 2021 montraient que près de 25% de la population française se fait livrer des plats à domicile au moins une fois par mois. Ce n’est pas encore la majorité, mais cette proportion atteignait quasiment 50% parmi les moins de 35 ans, c’est-à-dire la France de demain. Le développement de cette pratique constitue un symptôme supplémentaire d’américanisation. Aux États-Unis, la livraison à domicile est particulièrement répandue, à n’importe quelle heure. On modifie ses habitudes et on rompt avec une organisation de la journée instituant le rituel du repas. Désormais, chez vous, devant votre série, si vous ne souhaitez pas cuisiner, vous avez la possibilité de commander une pizza… C’est typiquement un mode de fonctionnement américanisé, d’autant que les données indiquent que la majorité des plats livrés sont des pizzas et des burgers.
Est-ce le seul signe de l’américanisation du pays ?
Non, bien sûr. Le processus d’américanisation se segmente et s’approfondit avec l’arrivée de nouveaux acteurs. McDonald’s et ses près de 1600 restaurants ont vu s’implanter dans leur sillage il y a une vingtaine d’années Burger King (500 points de vente), KFC (350 établissements) ou bien encore Buffalo Grill (360 restaurants). Mais ils doivent composer désormais avec de nouveaux concurrents: comme Five Guys, qui vise le segment du burger premium, ou Popeyes, commercialisant de la cuisine de Louisiane. Krispy Kreme vend, quant à elle, essentiellement des donuts (elle est la marque préférée d’Homer Simpson…) ; une boutique «amirale» («flagship store», en bon français!) a ainsi été inaugurée l’an passé aux Halles, à Paris. Autre déclinaison de cette épaisse «couche culturelle yankee»: les Starbucks ou bien encore la chaîne de restaurants Memphis, qui reproduit l’ambiance et la décoration des célèbres «diners» américains des sixties. À l’influence américaine qui infuse donc dans tous les pans de la société française se mêlent d’autres influences culturelles, y compris celles de la population issue de l’immigration. Elle revisite avec ses propres codes la couche culturelle américaine.
Les années 1990-2000-2010 étaient celles des enseignes de malbouffe comme McDonald’s et Starbucks. Les années 2020 sont-elles celles de O’Tacos? Que peut-on en conclure sur l’évolution de la société ?
On peut déceler trois processus différents. D’abord celui de l’américanisation à outrance, débutée dans les années 1950-1960 dans le cinéma, la musique et la mode, qui s’est poursuivie dans les années 1980-1990 avec l’apparition de nouveaux prénoms (Jordan, Dylan…), avant de se décliner dans l’alimentation. Parallèlement, nous avons assisté au dépôt de couches culturelles étrangères non américaines. On l’a constaté avec l’arrivée des kebabs et de la restauration asiatique (vietnamienne et chinoise, puis japonaise et désormais coréenne…). Le «french tacos» illustre quant à lui le troisième processus: celui de l’hybridation de ces différentes couches. D’origine tex-mex, le tacos a été revisité «version banlieue».
Le french tacos, ce sandwich roboratif mêlant plusieurs viandes et ingrédients commercialisés notamment par la chaîne O’Tacos (qui reprend les codes de McDo) constitue un bon symbole du processus d’hybridation entre les différentes influences culturelles qui parcourent et traversent l’archipel français.
La malbouffe a-t-elle aussi des conséquences sur nos paysages ?
Les grandes enseignes de restauration rapide sont – tant d’un point de vue culturel que sociologique – un symptôme de l’américanisation de la société française, dans ses modes de vie, ses goûts et ses références. La restauration hors domicile s’inspire des États-Unis, et permet un service en continu. Dès lors, il y a une forme de rupture par rapport à nos codes et nos traditions qui impliquaient que l’on mange à heure fixe. Le menu, la façon de consommer et les horaires qui ont changé sont autant de signes de cette américanisation.
En découle une nouvelle esthétique de l’aménagement des territoires. Les zones commerciales périphériques ont ainsi prospéré ces 40 dernières années, offrant une grande visibilité à ces enseignes de restauration rapide. Mais celles-ci ont également une place dans les zones les plus touristiques et dans les centres-villes. La couche culturelle «yankee» n’a pas seulement mené la révolution de nos palais, elle a également imprimé sa marque sur tous nos paysages. ■
Et avec la malbouffe est arrivé la disparition des heures de repas qui réunissent la famille autour de la table. Comme aux USA c’est chacun pour soi et on va se servir de sandwiches qu’on emporte au bureau ou dans sa chambre ce qui isole encore un peu plus les enfants des parents. La façon américaine de vivre atteint toutes les couches de la société qui vit avec des oreillettes sur la tête.