Jacques Bainville a conté l’allégresse qui traversa le pays à l’annonce de la victoire de Bouvines.
Par Martin Bernier.
BIBLIOTHÈQUE DES ESSAIS – Sous la IIIe République, tous les écoliers connaissaient la bataille de Bouvines, présentée comme le premier moment d’affirmation nationale. Un nouveau livre, qui paraît chez Passés composés, vient nous rappeler l’importance de ce dimanche de 1214 dans l’imaginaire français.
Gaël Nofri salue l’œuvre des Capétiens, « infatigables artisans de la souveraineté », qui contribuèrent en ce dimanche à construire une nation dont l’existence aurait pu ne pas aller de soi
« Qui oserait assigner une date à la naissance du sentiment national ? » Dans son Histoire de France, Jacques Bainville posait la question en ces termes après avoir conté l’allégresse qui traversa le pays à l’annonce de la victoire de Bouvines. La bataille se déroule en 1214, sept siècles après le baptême de Clovis, 400 ans après la mort de Charlemagne, et le royaume des Francs est encore loin de ressembler à la France unifiée que nous connaissons. Pourtant cet affrontement a fait date dans l’histoire nationale. Sous la monarchie de Juillet, son héritage est célébré ; sous la IIIe République, les manuels d’histoire narrent l’exploit de Philippe Auguste contre les forces coalisées, et l’historien Ernest Lavisse la décrit volontiers comme « la première victoire nationale ».
Dans un livre qui vient de paraître, Bouvines, la confirmation de la souveraineté (Passés composés), Gaël Nofri raconte comment cette journée de bataille a contribué à asseoir le pouvoir des Capétiens, sur leurs ennemis de l’extérieur mais aussi contre les contestations à l’intérieur du royaume. Il se fait ainsi l’historien du dimanche de Bouvines, de cette bataille menée le jour du Seigneur contre l’empereur Othon IV et ses alliés pour affirmer l’autorité du roi des Francs sur ses terres.
Au début du XIIIe siècle, le royaume est morcelé, et le souverain apparaît surtout comme un suzerain : le domaine des Capétiens est encore restreint, cantonné pour l’essentiel à l’héritage des comtes de Paris, tandis que les grandes maisons d’Alsace, de Champagne, de Bourgogne et de Toulouse sont à même de rivaliser avec le roi. Plus menaçant encore, les Plantagenêt règnent sur les duchés d’Aquitaine, de Normandie, les comtés d’Anjou, du Maine et de Touraine, auxquels s’ajoutent la Bretagne et l’Auvergne, dont ils revendiquent la suzeraineté, et surtout la couronne d’Angleterre à partir de 1154.
Hugues Capet a beau avoir lutté sans relâche pour affirmer l’autorité royale, ses successeurs doivent toujours œuvrer pour affermir leur pouvoir à l’intérieur du royaume. Certes, le roi des Francs est premier suzerain et tous les autres seigneurs, placés en position de vassaux, doivent lui prêter hommage, mais le souverain continue d’être désigné comme un primus inter pares, « premier parmi ses pairs ». La dénomination est trompeuse, dans la mesure où il n’est pas élu par les seigneurs mais bien héritier de sa couronne, et sacré roi pour rappeler qu’il tire sa légitimité de Dieu. Mais cet édifice théorique construit par l’abbé Suger ne saurait protéger le souverain des ambitions de ses voisins.
Ainsi quand, en 1214, Philippe Auguste se retrouve à la fois menacé au sud par Jean sans Terre et ses troupes anglaises, et au nord par Othon IV et les seigneurs ralliés au Saint-Empire romain germanique, le royaume est placé face à un péril extrême. C’est dans ce contexte que le roi va jouer « l’œuvre de son règne », écrit Gaël Nofri. Car si l’ennemi anglais est défait sans combat à La Roche-aux-Moines le 2 juillet, les troupes qui descendent du Nord et de la Flandre ne comptent pas connaître une déroute semblable. L’affrontement a lieu un dimanche, ce qui n’a rien de commun. Ce Dimanche de Bouvines a été décrit par Georges Duby dans un livre célèbre publié dans la collection « 30 journées qui ont fait la France » chez Gallimard.
La bataille a forgé l’imaginaire national
À l’heure où les commémorations nationales laissent peu de place aux batailles médiévales, il n’est jamais inutile d’en rappeler les grands traits. Au terme de six heures d’affrontements, les troupes de Philippe Auguste parviennent à tuer le cheval de l’empereur, Othon IV de Brunswick enfourche une autre monture et fuit aussitôt. Le comte de Flandre Ferrand et le comte de Boulogne Renaud de Dammartin – resté dans les mémoires comme l’archétype du traître à son pays – continuent de se battre contre les troupes françaises avant d’être faits prisonniers.
Qu’advient-il après cette victoire éclatante ? Par le traité de Chinon, signé le 18 septembre, Jean sans Terre doit abandonner la plupart de ses possessions sur le continent. Surtout, à son retour en Angleterre, le souverain trouve son autorité contestée par les barons qui entrent en révolte. Othon IV ne connaît pas un destin plus envieux : vite lâché par ses soutiens, il se retrouve à Cologne abandonné de tous. Frédéric II de Hohenstaufen, qui s’empare de la couronne impériale, ne se lancera pas à la conquête de l’ancien territoire carolingien, et après sa mort le Saint Empire poursuit son affaiblissement.
En France, car il est permis désormais de parler de France, Philippe Auguste voit son autorité renforcée, et la centralisation capétienne poursuit son œuvre. Le roi est parvenu à poser les bases d’une nouvelle organisation administrative et judiciaire du royaume et il peut s’appuyer sur tous les barons qui lui ont prêté hommage avant d’engager le combat du dimanche de Bouvines. Cette scène, immortalisée en 1827 par Horace Vernet, nous rappelle combien la bataille a forgé l’imaginaire national. Et si chaque époque a voulu lui prêter une signification particulière, résistance de la nation contre l’Empire germanique, contre l’ennemi séculaire anglais, ou encore triomphe de la centralisation monarchique sur les seigneuries féodales, Gaël Nofri salue, lui, l’œuvre des Capétiens, « infatigables artisans de la souveraineté », qui contribuèrent en ce dimanche à construire une nation dont l’existence aurait pu ne pas aller de soi. ■
Bouvines. la confirmation de la souveraineté, de Gaël Nofri, Passés composés, 240 p. , 20 €.