Par Pierre Builly.
Cet article de Pierre Builly – un compte-rendu de télévision -a une particularité : il est repris de Je Suis Français, mensuel papier, numéro 11 du 10 juin au10 juillet 1978. Il dit et témoigne de bien des choses sur le grand journaliste et grand lecteur qui vient de mourir ; il montre aussi ce que nous en pensions à l’époque. Aujourd’hui, Pierre Builly assure avec le talent que l’on sait la chronique du patrimoine cinématographique dans Je Suis Français, quotidien sur la toile… Sur la qualité de tels engagements, chacun tirera les conclusions qu’il voudra bien. G.P.
« Itinéraires d’hommes »
Il n’y a guère lieu d’y revenir : « Apostrophes », tous les vendredis, sur Antenne 2, est décidément la meilleure émission de la télévision actuelle. Son animateur, Bernard Pivot, possède, mieux que quiconque l’art de composer des plateaux cohérents, sinon homogènes et, sans s’effacer jamais, afin de garder la maîtrise du débat, de tirer la quintessence de chacun des invités ; en outre, et de plus en plus souvent, Pivot fait appel aux représentants de notre famille d’esprit, témoignant en l’occurrence d’urie ouverture trop rare à la télévision ; c’est notamment grâce à ses émissions que nous pouvons palper la réalité de l’existence de tant et tant
d’écrivains réactionnaires, dont l’espèce ne paraît pas disparaître, loin de là ; on a pu s’en rendre compte dans ces pages, en lisant les entretiens accordés à « Je Suis Français » par Jean Dutourd, Jean Raspail, Philippe de Saint-Robert, Pierre Chaunu. Et l’on en lira d’autres, car la pratique quotidienne du compromis nationaliste implique ces dialogues. Très prochainement, nous nous réjouirons tous de lire Michel Déon, dont la calme présence a enluminé « Apostrophes » du 19 mai dernier.
Il est vrai que ce numéro a été exceptionnel, par la qualité des invités, tout autant que par le ton du débat. « Itinéraires d’hommes » en était le thème ; se trouvaient réunis, outre Déon pour ses « Arches de Noé », Henri Vincenot, paysan et lettré bourguignon pour la « Billebaude », Marcel Jullian, ancien P.D.G. d’Antenne 2, éditeur, pour « Délit de Vagabondage », et Jean d’Ormesson, académicien, ancien directeur du Figaro pour « le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée ». Tous livres, à des degrés divers, autobiographiques, tous écrits par de réels personnages. Quinze jours auparavant, six femmes, dont Françoise Mallet-Joris, Suzanne Prou et Françoise d’Eaubonne, avaient, de la même façon présenté des ouvrages censés représenter leurs propres itinéraires. A l’amusante exception de Patricia Finaly — qui court depuis plusieurs années derrière un homme qui ne veut pas d’elle —,toutes, et surtout la grosse mémère-harpie d’Eaubonne, avaient fait preuve du plus grand sérieux, appelant une fois de plus la France, l’Europe, le Monde et l’Univers à se préoccuper de leurs graves problèmes existentiels.
Les quatre invités du 19 mai ont représenté le contraire de cette futilité féministe qui est si terriblement ennuyeuse ;
microcosme de société chacun d’entre eux a été lui-même, chacun d’entre eux a été l’aristocrate de son ordre, et l’a pleinement symbolisé. La société d’Ancien Régime était là, toute proche : l’égalité des dignités et des qualités se dressait contre l’égalitarisme massificateur : d’Ormesson était l’homme du monde, le diplomate, le chevau-léger ; Jullian, l’homme d’affaires, le bourgeois, le chevalier d’industrie ; Vincenot, le terrien, le paysan, le patriarche ; Déon, enfin, le poète, le moine, le soldat… Chose admirable, Déon et Jullian se proclamaient monarchistes et parlaient admirablement de leur conviction Vincenot n’était pas républicain, et seul le comte d’Ormesson, incorrigible et charmant libéral se reconnaissait démocrate de centre droit, sans justifier pour autant sa foi par l’énoncé du moindre catéchisme révolutionnaire.
On parla de Maurras, on dit qu’on n’était pas démocrate, puisqu’on était démophile, on fustigea les conservateurs au bénéfice des réactionnaires, on définit la Monarchie comme le seul régime indépendant des partis et des pressions. Pivot, qui ne se livre guère, mais dont la gaité et la vivacité sont fort peu républicaines, ondoyait tel un poisson dans l’eau, visiblement heureux du tour que prenait le débat. Quatre vingt dix minutes sont trop courtes pour une telle fête de l’esprit ; on aurait aimé que jusqu’à l’aurore ces hommes de qualité continuassent à charmer…
Souhaitons de n’avoir pas trop à attendre, souhaitons que Pivot réunisse bientôt, à nouveau, ces enchanteurs du cœur et de l’esprit que sont ces hommes de droite. Leur exemple même, dans la grisaille des temps actuels, doit nous redonner le courage du quotidien. ■ PIERRE BUILLY