Par Mathieu Bock-Côté.
Cette chronique est parue dans le Figaro de ce samedi 18 mai. Nous n’avons rien à y ajouter. Sauf pour rappeler ce en quoi, dans notre ère de profonde déréliction, Dostoïevski persistait à espérer, parce que, depuis la plus lointaine préhistoire, la recherche de la beauté (donc du Vrai et du Bien) est au fond de la nature et de l’activité humaines. Elle est aussi, fût-elle un temps éclipsée par le seul matérialisme et la seule tyrannie de l’argent, au fond des aspirations des sociétés humaines et du Politique vu à sa vraie hauteur. Ce n’est pas pour rien si l’esthétique est à l’origine et à la base de l’engagement politique de Charles Maurras. Le « politique d’abord » de ce dernier ne doit pas être pensé « au ras des pâquerettes » ! Faut-il le rappeler aux esprits sommaires ?
« L’auto-enlaidissement devient l’autre nom d’une affirmation de soi et d’une émancipation contre une beauté tout aussi inatteignable que décrétée réactionnaire. »
CHRONIQUE – La dernière édition de l’Eurovision était une illustration de la révolution anthropologique qui bouleverse notre temps et de la fascination de notre époque pour la laideur.
On me dira que je reviens avec quelques jours de retard sur la dernière édition de l’Eurovision. N’y a-t-il pas dans l’actualité des événements plus importants qui devraient retenir notre attention ? Certes. Et pourtant, nous avons été témoins d’un événement véhiculant, amplifiant et témoignant tout à la fois de la révolution anthropologique qui bouleverse notre temps. Que cherche-t-on à nous imposer avec un tel spectacle ? Quelle esthétique cherche à s’emparer ainsi des esprits et de l’imaginaire collectif ?
On a voulu croire que notre temps basculait dans le relativisme. Mais le relativisme n’a eu qu’un temps : l’homme n’aime pas vivre dans le vague et le flou. Le relativisme n’était que le point de passage d’une orthodoxie à une autre, comme en témoigne la revendication non binaire au cœur de l’Eurovision. Le non-binaire se dérobe à la masculinité et à la féminité et revendique un flou identitaire qui serait l’autre nom d’un monde de possibles infiniment renouvelés.
Mais ce flou se prend pourtant pour une nouvelle norme. Ses militants revendiquent un drapeau et le brandissent, à la manière d’une nouvelle tribu identitaire conquérante qui veut inverser le sens entre la norme et la marge. Aux hommes et aux femmes qui n’assimilent pas leur corps sexué à une carcasse dépassée, ils font le reproche d’être réactionnaires. L’homme délivré du souci de la filiation comme de la descendance, absolument centré sur sa métamorphose permanente, se croit porteur d’une nouvelle révélation : à sa manière, il veut s’auto-engendrer et être à lui-même son propre créateur, sans comprendre qu’ainsi il s’anéantit et n’accède plus qu’à une existence parodique et fantasmatique.
Il faut aussi se détacher de la « question non binaire » pour envisager le tout plus largement. Ce refus des formes bascule vite dans une célébration de l’informe, puis du difforme, comme en témoigne l’esthétique de l’Eurovision, qui est une esthétique de la laideur, qui n’est rien d’autre qu’une révolte contre le monde, et peut-être même contre le monde créé, que l’homme veut dominer en le défigurant, en se défigurant. L’auto-enlaidissement devient l’autre nom d’une affirmation de soi et d’une émancipation contre une beauté tout aussi inatteignable que décrétée réactionnaire.
Le wokisme enlaidit ceux qui s’y convertissent
C’est ainsi qu’on comprendra la mise en valeur de l’obésité morbide, qui est pourtant symptomatique d’un effondrement des corps qui accompagne la confusion des âmes. L’obésité morbide s’identitarise, au nom de la lutte contre la grossophie – les Américains parlent quant à eux de lutte contre le « fatism », qui serait aux gros ce que le racisme serait aux minorités raciales. Au nom de la diversité corporelle, de l’inclusion et de l’authenticité, l’heure serait venue d’une grande révolution dans le rapport aux corps. La subjectivation du beau et du laid, qui était censée permettre à chacun de vivre selon ses goûts, a plutôt conduit à une inversion esthétique institutionnalisée, visible aussi dans l’architecture.
L’Eurovision ne faisait pas dans la subtilité. On l’a aussi vu dans la vision promue de la sexualité. De l’adulation d’une prostituée en fin de carrière entourée de jeunes éphèbes aux hommes en bas résille, sans oublier la présentation positive d’une orgie dans une pièce souillée et une revendication sataniste explicite, l’Eurovision ne célébrait pas le libertinage ou le droit de chacun d’aimer et d’embrasser qui il souhaite, mais une forme de débauche provocatrice et fière d’elle-même, qui n’est pas sans référer à la colonisation de l’imaginaire érotique par la pornographie.
La bonne bourgeoisie n’aime rien tant que se rassurer quand elle voit une forme de nihilisme emporter tout ce qu’elle dit aimer. Elle y voit un vilain kitsch qui passera sans comprendre que l’Eurovision se présente comme un événement officiel, fixant les nouvelles normes des sociétés qui se veulent évoluées. D’ailleurs, qui se promène dans les rues de n’importe quelle ville du monde occidental constatera que cette révolution a déjà emporté la jeune génération, qui en applique les codes et les respecte même quand elle s’y dérobe personnellement, comme s’ils allaient de soi.
Résumons tout cela simplement : le wokisme enlaidit ceux qui s’y convertissent. Il tire l’homme vers l’abîme. L’homme nouveau sera un obèse morbide tatoué au visage psychiquement effondré errant dans le monde à la recherche de son identité. Devant cela, le bon bourgeois, qui ne veut surtout pas avoir l’air dépassé, veut croire que la société qui prend forme devant lui n’est que la forme avancée de la société libérale. Entre le nihilisme et l’islamisme, il dit avoir fait son choix. Sans comprendre que l’un conduit à l’autre, et qu’une société qui se révolte contre l’homme au point de le défigurer fera naître chez lui un désir d’ordre et de transcendance qu’une puissance extérieure, voulant la soumettre, lui imposera. ■
Mathieu Bock-Côté
«Nemo» n’est absolument pas le «Personne» dont il cherche à boursicoter la marchandise individuelle qu’il agite.
C’est un bien désolé garçon, dûment estampillé de l’identité obligatoire, mal ficelé dans une jupette délibérément stupide et moche, tandis qu’une dégueulatoire barbe-à-papa lui pisse des chasses, du tarin et des esgourdes.
Ainsi, faire poser son cul de bouc sur toute beauté envisageable à l’onanisme moderne revient à poser l’équation véritable, pour laquelle il n’y a que deux résolutions possibles : celle généreusement envisagée par Boris Vian (sous l’alias Vernon Sullivan) – «Et on tuera tous les affreux» – ; celle assenée par les euroviseurs, de Bruxelles à Malmö : réduire la beauté à des bouts de viande mal travestis par le Conseil d’État.
En tel cirque de désespérance, on pourrait franc tourner anarcho-méchant-loup et reprendre le couplet de Léo Ferré :
«Dans une France socialiste
Je mettrai ces fumiers debout
À fumer le scrutin de listes
Jusqu’au mégot de mon dégoût.
Et puis, le cul sur une chaise,
Un ordinateur dans l’gosier,
Ils chanteraient “La Marseillaise”
Avec des cartes perforées !»
Dans la foulée de l’écœurement désespéré, et en raison de l’encours festivalier prétendu «cinématographique», des bribes de référence à Cannes me reviennent :
«Faut les voir médire
Ou bien méditer
Á Cannes-la-Connerie
Chef-lieu d’la Pensée
Méditer comment…..?
Mer-ditativement»
(encore Léo Ferré : “Cannes-la-braguette”)
« Le nihilisme conduit à l’islamisme …. »
C’est le juste retour attendu qui nous pend au nez. Tout est mis en place il n’y a plus qu’à attendre un peu.
Juste une précision au sujet de Dostoïevski et de cette citation qu’on lui attribue de manière réductrice.
Dans son roman « L’Idiot », le grand écrivain russe fait s’adresser Hippolyte Terentieff au prince Mychkine et montre comment le premier fait de son interrogation une affirmation:
« Est-ce vrai, prince, que vous avez dit, une fois: « c’est la beauté qui sauvera le monde? » Et Hippolyte Terentieff de poursuivre: Messieurs, (…) le prince prétend que la beauté sauvera le monde! »
Ce qui apparaît donc bien, dans cet échange entre les deux personnages du roman, est l’absence de réponse du prince à la question qui lui est posée sur ce qu’il aurait dit de la beauté. Mais Terentieff fait de sa question une affirmation.
Et c’est exactement ce qui se produit lorsqu’on prétend que Dostoïevski aurait écrit que « la beauté sauvera le monde ». Non, ce qu’a montré l’écrivain est infiniment plus fin.
En l’occurrence, dans « L’Idiot », ce qui est mis en avant par Dostoïevski est l’énigme que représente la beauté.
Très belle nuance introduite par Hélène Richard-Favre… Cela m’incite à chercher la clef de l’énigme posée…
Si notre amie le permet, je lui proposerais ceci : «Le salut consiste dans la résolution de l’énigme : qui ne peut être que la perception de la beauté.»
Merci de votre réaction, David Gattegno!
Intéressante et qui vaudrait d’être développée car en effet, l’aptitude à percevoir la beauté peut être est une forme de salut.
Merci de ces précisions. Effectivement Dostoïevski est plus dans la quête ( par exemple de la beauté) que dans l’idéologie.Ce pèlerin de l’absolu pense que la vie est supérieure à l’idée que nous en nous en faisons. C’est d’une brûlante actualité à l’heure où la vie est menacée existentiellement à sa naissance et à sa fin . « Tout ange est terrible » dit Rilke comme le commencement de la beauté qui se dévoile à nous. Ce qui sauve est bien le chemin. ;