JSF avait repris et commenté, le 7 juin 2023, cet article qui venait de paraître dans Front Populaire. Nous avons retrouvé son auteur (de la jeune génération) au colloque de l’Action Française du 11 mai de cette année, veille de la Fête de Jeanne d’Arc. On le lira ici réactualisé.
CONTRIBUTION / OPINION. La seule évocation du nom de Charles Maurras suffit à faire pousser des cris d’orfraie à l’ensemble de la classe politique et médiatique. La pensée du monarchiste mérite pourtant qu’on s’y intéresse, estime notre lecteur.
« Rendez-moi ma personnalité. Ne vous amusez pas à fabriquer… un mannequin que vous appelez Charles Maurras. J’ai moi, ma vie, j’ai ma carrière, mes livres, ma doctrine, mes idées, mes disciples ; j’ai l’avenir devant moi. »
Depuis les deux échecs du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin pour empêcher la tenue du colloque de l’Action française et la manifestation en hommage à Jeanne d’Arc, la presse n’a jamais autant parlé de ce mouvement qui traverse, depuis plus d’un siècle, l’histoire politique de notre pays. Or, qui dit Action française, dit Charles Maurras. Présenté par les chiens de garde du système comme un antisémite, un xénophobe, un collaborateur ou encore un antirépublicain, l’auteur de Mes idées politiques n’en finit pas, même 70 ans après sa mort, de défrayer la chronique. Mais comme il déclarait à son procès en 1945 : « Rendez-moi ma personnalité. Ne vous amusez pas à fabriquer… un mannequin que vous appelez Charles Maurras. J’ai moi, ma vie, j’ai ma carrière, mes livres, ma doctrine, mes idées, mes disciples ; j’ai l’avenir devant moi qui vous flétriront. » Au-delà des caricatures, Maurras est un auteur incontournable des idées politiques et son étude demeure indispensable pour comprendre le siècle précédent — et donc le nôtre.
Un enraciné authentique
De 1870 à 1914, alors que la gauche abandonne le thème de la nation au détriment de l’internationalisme et du pacifisme, des penseurs de droite (Barrès, Drumont, Déroulède) reprennent à leur compte l’idée de nation. Toutefois, c’est Maurras qui en produit la synthèse la plus aboutie dans un sens « défensif, nullement agressif, encore moins impérialiste » (François Marcilhac). Tout comme Léon Bloy, Georges Bernanos ou Charles Péguy, Charles Maurras a démontré l’absurdité de séparer patriotisme et nationalisme. Même s’il est vrai que les deux notions peuvent s’opposer — le patriotisme comme ancienne vertu et le nationalisme comme concept moderne —, l’ensemble de ces auteurs ont prouvé que ces deux concepts marchaient à la jonction du temporel (nationalisme laïc) et du spirituel (patriotisme traditionnel).
Originaire de Martigues et militant au mouvement Félibrige, Maurras était un défenseur de sa petite patrie — ce qui n’excluait pas son attachement à la France. Frédéric Mistral, l’un des fondateurs du mouvement, disait : « J’aime mon village plus ton village, j’aime ma province plus que ta province, j’aime la France plus que tout. » Mais à cette époque, ce qui manque au nationalisme est une doctrine. C’est dans cette optique et à la suite d’articles, d’échanges et de discussions avec des hommes comme Henri Vaugeois et Maurice Pujo, qu’est créée L’Action française (1898). En plus d’être un journal quotidien, l’Action française devient alors la grande école de pensée que nous connaissons encore aujourd’hui.
Il est faux de considérer que seule la République a le monopole de l’idée de nation ; tout comme il est mensonger de réduire la France uniquement à la République. Évidemment, les Républicains rappelleront que c’est au cri de « Vive la Nation ! » que le général Kellermann harangua ses soldats pour repousser l’invasion étrangère. Mais si Maurice Barrès nous a bien appris une chose, c’est que le mot « nation » est froid et abstrait lorsque les liens d’un peuple avec sa terre, sa culture et les morts sont coupés. C’est ce combat du peuple pour la France charnelle, comme nous l’avions évoqué dans un autre article, qui constitue le mythe politique d’un vrai patriote.
Le penseur de l’empirisme organisateur
L’œuvre maurrassienne est dense : récit, poésie, enquête, article, etc. Pour forger sa doctrine, ce Martégal a constitué une « véritable contre-Encyclopédie » en prenant ses sources chez divers penseurs comme Ernest Renan, Frédéric Le Play, Auguste Comte ou Joseph de Maistre. Sur cette diversité, Jacques Maritain note que « les idées politiques de Maurras ne sont pas le résultat d’une éthique […], elles ne constituent pas à proprement parler une “philosophie de la cité”, une doctrine de la vie sociale liée à une certaine métaphysique ou à une certaine antimétaphysique ; elles se présentent à nous comme un ensemble de conclusions acquises par voie inductive, comme d’immédiates constatations de la raison. C’est pourquoi elles peuvent être assumées et intégrées dans des doctrines fortes diverses et ne sont le propre d’aucune en particulier. » Maurras ne cherche, par la méthode empirique, qu’une seule chose : les fondements objectifs et scientifiques de la vérité politique.
Tout cela nous amène à la maxime maurrassienne « politique d’abord ». Un tel principe n’implique pas que spirituel ou le social soit soumis au politique, mais bien seulement que la politique est « la première dans l’ordre du temps ». Si l’Angleterre est une entité géographique et que l’Allemagne se fonde sur une langue et une race, il observe que la formation de la France est le produit de la politique des rois, du travail patient et résolu de la dynastie capétienne. C’est cette hiérarchie dans la science politique qui le fait devenir monarchiste. Il accuse ainsi la République de ne pas suivre le déterminisme français alors que son acception est la base de tout nationalisme. En ne respectant par sa nature propre, la France s’affaiblit, car comme le dit le chant La Royale : « Les Rois ont fait la France ! Elle se défait sans Roi. »
Maurras est par conséquent un adversaire du siècle des Lumières, de la théorie des Droits de l’homme et de la Révolution française. Pour lui, toute théorie doit avoir été soumise à l’empirisme organisateur ; c’est-à-dire que l’ordre intérieur d’une cité doit être déduit par l’expérience et l’observation du réel, de la nature des choses et de leurs rapports. Une idée est vraie ou fausse ; ce qui implique qu’il faut séparer l’ordre des sentiments de l’ordre de la pensée. Seules les lois fixes des conditions de continuité de la communauté française l’intéressent puisque ce sont elles qui forment le dénominateur commun qui ramène tout élément politique à l’intérêt national.
La tradition est critique
Si la tradition permet de connaître les lois propres à une nation, elle est avant tout le travail lent et évolutif d’un peuple sur lui-même. C’est pour cela que l’autre grande formule maurrassienne énonce que « la tradition est critique ». Cette dernière « doit vivre, progresser, s’enrichir, donc changer un peu ». Maurras ajoute : « Cependant, elle exprime la prédomination croissante des riches trésors du passé. Elle réalise, en histoire, la grande formule d’Auguste Comte que les vivants sont de plus en plus gouvernés par les morts. »
C’est cette force de la tradition qui lui fait préférer « l’inégalité protectrice » à « l’égalité démocratique ». Dès sa naissance, l’homme doit être éduqué et se retrouve alors dans une situation d’infériorité ; il est un « débiteur insolvable ». Le petit homme doit sa vie et son éducation à un héritage (social, moral, culturel) qui le dépasse en tout point. La démocratie est dès lors néfaste à l’homme puisqu’elle remet en cause, par la faute de la loi du nombre et son rejet de la verticalité et de l’inégalité, cet ordre qui permet d’élever l’homme vers le beau, le bien et le vrai.
L’autre défaut de la démocratie est d’être fondée sur des axiomes abstraits. Les Républicains parlent de « Liberté » alors que Maurras préfère évoquer ce concept au pluriel et en minuscule. Pour lui, les grandes déclamations du pays légal ne sont que tromperie et déni ; il s’en remet aux libertés concrètes du pays réel qu’Antoine Blanc de Saint-Bonnet, dans son essai La Légitimité, évoquait déjà. Cet effort d’inscrire la politique dans le vrai lui fait remarquer que l’autorité est en « haut » et les libertés en « bas », et donc que « lorsque la doctrine libérale met en opposition liberté et autorité, elle oppose des termes qui ne représentent qu’une seule et même chose, en deux états de sa production ». Sur ce point, il rejoint Péguy qui écrit : « L’ordre, et l’ordre seul, fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude. »
Le chantre du nationalisme intégral
Selon la doctrine maurrassienne, les libertés ne sont pas toutes égales et celle de la nation passe avant toutes les autres. Sans l’indépendance de la nation, c’est tout l’ordre qui est nécessaire aux autres libertés qui est remis en cause. Comme l’écrit Maurice Torrelli : « C’est sur cette base que Maurras établit une classification des libertés : celles qui secondent l’essor national sont à favoriser, celles qui n’y portent pas atteinte sont à respecter, celles qui risquent de le contrarier sont à surveiller, celles qui le contredisent sont à supprimer. » En situant l’intérêt général et l’indépendance de la nation au-dessus des libertés de l’individu, Maurras est assurément un penseur illibéral.
Bien que la question sociale l’intéresse, il n’est pas marxiste. Le nationalisme doit subordonner tous les intérêts sociaux à l’intérêt national. Avant même sa classe sociale, c’est la qualité d’héritier qui détermine un homme ; c’est l’appartenance organique à une famille, à une tradition, et à une patrie qui forment ces liens entre les morts, les vivants et ceux à naître. Si le peuple perd ce « sens de la communauté » à cause de la déliaison libérale, de l’invasion migratoire ou du développement d’une oligarchie xénolâtre, alors le nationalisme, comme art pour un peuple de lutter contre toutes les forces de désagrégation, doit être le sentiment de chaque membre du camp national.
Maurras combat tout ce qui est antinational ; il est donc un auteur à lire pour tout souverainiste. Aussi faut-il lui laisser le mot de la fin : « Il ne reste plus au Français conscient que d’agir pour que sa volonté soit faite et non une autre : non celle de l’oligarchie, non celle de l’étranger. Reste le rude effort d’action pratique et réelle, celui qui a voulu maintenir en fait une France, lui garder son bien, le sauver de son mal, résoudre au passage ses crises ; c’est un service trop ancien et trop fier de lui-même pour que l’œuvre amorcée en soit interrompue ni ralentie. » ■
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