« Le grand basculement au sein des classes moyennes et populaires en Occident aujourd’hui, c’est cette fusion entre la question identitaire et culturelle et la question sociale et économique. » Christophe Guilluy
LE « SEPTENNAT » DE MACRON / ENTRETIEN. Après sept années au pouvoir, quel bilan pour Emmanuel Macron ? Alors qu’il souhaitait en 2022 le rétablissement du septennat, avant de se dédire et d’estimer qu’il s’agirait d’une « funeste connerie », Front Populaire a interrogé plusieurs experts pour analyser son « septennat ».
Pour le géographe Christophe Guilluy, auteur de Les Dépossédés – L’instinct de survie des classes populaires (Flammarion), l’autonomisation des gens ordinaires ne fait que s’amplifier depuis le mouvement des Gilets jaunes. N’en déplaise à Emmanuel Macron, dont la société du « no limit » n’en finit pas de se fissurer.
« Ce qu’on appelle un peu hâtivement le nihilisme de la société occidentale n’est que le nihilisme des élites et des catégories supérieures occidentales. […] Les catégories populaires et la majorité ordinaire n’ont pas les moyens du nihilisme. »
Front Populaire : Le premier quinquennat d’Emmanuel Macron a été marqué par l’émergence des Gilets jaunes, cette manifestation des gens ordinaires, de la « France périphérique » qui a pris corps pour tenter d’influer, politiquement, sur leur destin collectif. Six ans après, les choses se sont-elles au moins un peu arrangées ? Où en sommes-nous ?
Christophe Guilluy : Les Gilets jaunes ont été l’un des multiples coups de boutoir du mouvement réel de la société à l’œuvre depuis une vingtaine d’années. Ce mouvement se poursuit et il est porté par quelque chose de fondamental pour moi, c’est l’autonomisation de la société populaire vis-à-vis du monde d’en haut. Qu’on le veuille ou non, débat ou non, agacement du pouvoir ou non, analyse intellectuelle ou non, ce mouvement continue à avancer, à s’autonomiser.
La bonne nouvelle, c’est que ces mouvements sont récurrents, on le voit bien : les bonnets rouges, les Gilets jaunes, les agriculteurs et demain d’autres catégories. Ce qui est vraiment frappant, c’est qu’au moment où on nous explique que tout est fichu, que les gens sont manipulés, manipulables, etc., ces gens ordinaires nous montrent qu’ils ne sont ni programmables ni manipulables à souhait. Je crois que cette forme d’autonomisation fait que ce mouvement ira à son terme. C’est ce que j’appelle dans mon dernier livre « l’instinct de survie des classes populaires », de la majorité ordinaire, tout simplement. Et cet instinct est, pour le pouvoir, totalement incompréhensible.
Cette autonomisation désormais, elle est sociale, elle est culturelle, elle est politique. Elle ne s’arrêtera pas et c’est une très bonne nouvelle.
FP : Aucune des causes profondes de la mobilisation n’a été adressée depuis ?
CG : Bien sûr que non. On voit bien que la contestation porte sur l’essentiel, c’est-à-dire le modèle économique, le modèle sociétal, le modèle culturel, qui est en train de se fissurer tranquillement, mais pour lequel les gens ont une aversion absolument totale. Évidemment, ce mouvement est lent et long, mais tout ça va dans la même direction. Le diagnostic est posé depuis des années par plusieurs générations de catégories ordinaires et le mouvement ne s’arrêtera pas.
« Le grand basculement au sein des classes moyennes et populaires en Occident aujourd’hui, c’est cette fusion entre la question identitaire et culturelle et la question sociale et économique. […] En définitive, il n’y a pas de fracture entre les fractures. »
FP : Sommes-nous dans un moment pré-révolutionnaire ?
CG : Je n’aime pas trop cette comparaison parce que révolution, ça veut dire aussi idéologisation. Or, nous sommes justement dans un moment où l’on s’éloigne des idéologies. Raison pour laquelle je préfère parler d’un mouvement réel de la société plutôt que d’une période pré-révolutionnaire, qui laisserait entendre qu’il y a un guide suprême qui donne la direction. Or, ce sont à mon sens les contraintes matérielles et culturelles de la majorité qui donnent la direction.
FP : Vous écriviez en 2022 sur les « dépossédés », cette majorité écartelée entre insécurité économique, insécurité culturelle, insécurité tout court, impuissance politique, etc. Qui sont-ils, et, par réciproque, qui sont les « possédants » ?
CG : Nous sommes à un moment où les représentations dominantes sont calquées sur le marketing publicitaire. C’est-à-dire cette idée que la société ne serait plus constituée que de panels, d’une accumulation de minorités. Et cette vision masque la réalité d’une majorité ordinaire.
Je précise cependant que cette fracture ne se situe pas, comme on l’entend fréquemment, entre les hyper riches et le reste de la population. Évidemment, cette fracture entre les 0,1 % et les 99,9 % existe. Mais il ne faut pas oublier ces 20 ou 25 % de catégories supérieures qui rendent possibles les 0,1 %.
En face, nous avons une majorité de gens qui ont des petits revenus, qui tournent autour du revenu médian, voire pas de revenus du tout. Ces catégories en phase de dépossession économique et culturelle, ces travailleurs modestes qui peinent souvent à finir le mois, forment un tout : la majorité ordinaire, qui formait il y a encore peu la classe moyenne occidentale. Celle qui précisément a été mise sur le carreau ces dernières années par ce que j’appelle le plus grand plan social de l’histoire occidentale.
FP : Des fractures géographiques, des fractures économiques, culturelles (de classe, donc), politiques… Lesquelles ont selon vous le plus fort impact aujourd’hui ?
CG : Je ne les hiérarchise pas, justement. Je pense que l’erreur, précisément, c’est de considérer d’un côté, à droite notamment, qu’il n’y aurait qu’une question culturelle et identitaire, et à gauche, de ne percevoir qu’une question sociale. Non, les individus, y compris les catégories populaires, sont complexes. Ils ont des analyses subtiles et ambivalentes de leur situation. Ils se positionnent sur des questions culturelles, sur des questions de mode de vie, mais aussi sur une vraie question sociale et une vraie question matérielle.
C’est pour cela que lorsque les sondages vous disent : la priorité des Français, c’est le pouvoir d’achat, ou la priorité des Français, c’est le mode de vie… Non, c’est un peu tout ça. Dans une même journée, un individu peut avoir une analyse sociale et économique de sa situation, mais aussi une analyse culturelle. Le grand basculement au sein des classes moyennes et populaires en Occident aujourd’hui, c’est cette fusion entre la question identitaire et culturelle et la question sociale et économique. C’est bien comme cela que les individus aujourd’hui se déterminent. En définitive, il n’y a pas de fracture entre les fractures.
FP : On a pu voir, pendant les mobilisations des Gilets jaunes, contre les restrictions sanitaires ou plus récemment celles des agriculteurs, que l’Union européenne, dont Emmanuel Macron est un farouche partisan, cristallisait souvent la colère. À raison ?
CG : La question de l’Europe, c’est l’Europe marché, néolibérale, libre-échangiste. C’est ça la vraie question. C’est plus que la question de l’existence ou non de l’Europe. La dépossession dont je parle est aussi une dépossession politique. Et là, vous avez une réponse, j’allais dire, par les urnes. Le désengagement qu’on observe, notamment avec des taux d’abstention de plus en plus élevés, mais aussi avec une forme de désengagement politique, est simplement lié à cette autonomisation culturelle et politique de la majorité ordinaire. C’est une réaction. Ce n’est pas, comme on essaie de nous le faire croire, un je-m’en-foutisme. Si aujourd’hui, la moitié des maires disent ne pas vouloir se représenter aux prochaines élections, c’est simplement qu’ils ont fait le constat qu’ils n’ont plus de marge de manœuvre.
La lutte fondamentale à laquelle on assiste aujourd’hui est une guerre de représentation culturelle. À partir du moment où le système politique est calé sur des représentations qui ne correspondent pas du tout à la réalité profonde de la société, alors oui, vous avez une forme de désengagement. Une des issues est effectivement la question de la souveraineté, souveraineté du peuple. Ce que j’appelle tout simplement la démocratie, c’est-à-dire un retour à la majorité ordinaire. Mais pour ça, il faut considérer que la majorité ordinaire existe.
FP : Que reste-t-il de la démocratie dans la France d’Emmanuel Macron, après sept ans de « Nouveau monde », d’empathie de parodie, de grand débat, de grandes conventions nationales, etc. ?
CG : Cette question rejoint ce que je vous ai dit précédemment sur la question de la souveraineté. À partir du moment où les gens ont fait le constat que les alternances uniques ne servent plus à grand-chose, il y a une forme de désengagement. L’absence de souveraineté du peuple est simplement la négation de la démocratie. Il n’y aura donc pas de démocratie sans retour de la souveraineté du peuple. C’est une évidence pour moi. Le désengagement politique et l’autonomisation culturelle sont simplement une réaction à tout cela.
FP : Dans cette société fracturée, presque de castes, dans laquelle les élites ont fait sécession, reste-t-il quand même un peu d’espoir pour les « dépossédés » ?
CG : Bien évidemment. Emmanuel Macron est presque une synthèse de la société d’aujourd’hui : avec le néolibéralisme mondialisé en programme économique, associé à une culture du narcissisme, de l’égotisme, il incarne la société du « no limit ». Cette culture du narcissisme, qu’on voit très bien chez les élites, mais aussi dans les catégories supérieures et dans les métropoles, est une organisation qui crée des bulles culturelles où s’assèche la pensée. Il n’y a qu’à voir le débat politique et les échanges pathétiques entre la gauche et la droite aujourd’hui. L’idéologie dominante, cette idéologie du rien, est dans un assèchement absolu. Et elle est en train de se fissurer comme les murs des citadelles métropolitaines sont en train de le faire.
Et en face de cette société du « no limit », vous avez une majorité ordinaire qui, elle, vit dans la société des limites. Ce qu’on appelle un peu hâtivement le nihilisme de la société occidentale n’est que le nihilisme des élites et des catégories supérieures occidentales. Il n’y a pas de nihilisme de la majorité ordinaire parce qu’elle est tenue par des limites matérielles, des limites culturelles, des limites sociales. Les catégories populaires et la majorité ordinaire n’ont pas les moyens du nihilisme.
Je pense que la spécificité de l’Occident aujourd’hui, c’est précisément cette déconnexion entre ces catégories supérieures et ce qui fait la sève, finalement, des sociétés : la majorité ordinaire et ce qu’elle vit. Or, nous sommes en train de vivre un moment où le mur des élites est en train de se fissurer. Et moi, je crois beaucoup à cette forme d’espérance, qui est de dire que dans la société profonde, il y a quelque chose qui va sauver la société, c’est cette conscience qu’il faut avancer avec ses limites. Cette société de la majorité ordinaire est celle qui permet justement, pour moi, de sortir de cette culture du narcissisme.
J’aime bien faire un parallèle entre les « dépossédés » et Dostoïevski. Je ne sais pas si, comme le dit le prince Mychkine, « la beauté sauvera le monde ». Mais je sais en tout cas que la décence commune, c’est-à-dire l’idée qu’il y a des solidarités contraintes, imposées par la situation matérielle et culturelle des gens, cette décence-là, finira par l’emporter. En quelque sorte, la décence commune comme sorte de système immunitaire contre le nihilisme d’en haut. ■
Propos recueillis par Quentin Rousseau.
Quentin Rousseau, Christophe Guilluy
la décence commune (« common decency d’Orwell ») est l’expression de la nature humaine, de la loi naturelle contre laquelle se sont rebellées les « élites », elle est donc prédominante dans les classes populaires françaises et l’emportera donc sur l' »individu roi » dont Macron n’est qu’un avatar.
C’est bien dit et s’il est dans le vrai, ce que nous espérons tous, une question se pose tout de même : pourquoi cette majorité silencieuse mais agissante a-t-elle voté pour Emmanuel Macron en 2022 ? Cinq ans avec lui ne lui avait-elle pas suffi pour comprendre tout ce qu’expose Christophe Guilluy ?
Avant d’utiliser des mots savants, prétentieux, snobs, journalistiques tels que démocratie, souveraineté, mais aussi culture et surtout « no limit » dont les gens ordinaires n’usent pas (ou maladroitement), parlons de France, de justice à la dérive, de la généralisation des mensonges, des lois multipliées mais non appliquées, d’école naufragée, de langue incompréhensible. Ce « no limit », que fait-il ici ? Est-ce le summum de la science sociologique ? Qui l’emploie ? même pas le piteux M. !
C’est un pur snobisme bobo, un clin d’œil, aux prétendus « sachants » qui passent leurs journées à trahir de l’anglais par des mot-à-mot, ignorants les fameux « faux-amis », trahissant aussi la langue du pays qui les nourrit?
Un autre exemple ? « adresser », tel que dans cette question de FP :
« Aucune des causes profondes de la mobilisation n’a été adressée depuis ? »
On se convaincra de l’impropriété de cet emploi du verbe adresser en consultant la riche notice du CNRTL
adresser1 et adresser 2 : https://www.cnrtl.fr/definition/adresser
Au passage, on peut critiquer la syntaxe de cette question: construite comme une affirmation mais suivie d’un point d’interrogation !
Et que pensez-vous de cettte « common decency » qu’on nous ressort tous les deux jours, comme un formule sacrée ? Elle aussi, piètrement mais solennellement « traduite » mot à mot, pour les idiots que nous sommes.
La masse populaire d’un pays a besoin de temps pour comprendre que ses élus se moquent de la vie des peuples.
Il semblais le gendre parfait, ils l’ont élus. Le passé ne compte que pour analyser la situation.
Nous devons tous nous entraider , car il faut un raz de marée, sans faire couler le sang du peuple, pour retrouver la liberté.
Quant on voit les jeunes revenir à la messe en latin, au regroupement d’entant, il y a de quoi espérer.
Aidons nous, le ciel nous aidera!
Marc Vergier a raison de souligner l’emploi généralisé de termes «snobs», jusque dans la bouche de ceux qui font mine de se désolidariser de ce dont, au fond, ils ne parlent tant que par ce qu’ils y sont inscrits. Le misérable sabir mâtiné d’anglo-syntaxie dont ils se repaissent les uns sur les autres, en tas comme en petits comités, est la répugnante illustration que ces fumeuses «élites» — à commencer par celles prétendument «critiques» ou marginalisées (les CNews et autres Praud plus ou moins causeurs et fronto-populariste) — font tourner la machine «journalistique» (justement), de telle sorte que les écueils auxquels se heurtent leurs petits camarades de promotion puissent être contournés, par une critique mieux venue et – c’est l’essentiel – capable, en dernière analyse, de ne pas «servir le RN» ; car, comme le dit et le répète le Praud-fesse-ionel à tours de bras : au fond, les sottises de l’intelligentsia concourent vraisemblablement à pouvoir favoriser Marine Le Pen, et, ajoute-t-il, «ils ne veulent pas le comprendre».
Pèlerinons donc, de Chartres, aux Saintes-Marie, jusqu’au champ d’étoiles de saint Jacques, latinisons la messe (oui, C.L.C.!), et, à la fin, elle sera bien dite !
Je trouve le commentaire de Marc Vergier trop critique. La réflexion de Christophe Guilly est roborative. L’anglicisme » no limit » est compréhensible par tous aujourd’hui , et montre bien une dérive. La traduction de « common decency » , chère à Orwell peut être améliorée, mais tout le monde comprend cette notion. .
En revanche la réflexion de Christophe Guilly mettant en relation le livre prophétique de Dostoïevski , »les possédés » ou les » Démons » avec la situation actuelle , que nous vivons, est enfin une piste intéressante. Dans cette oeuvre, c’est bien la classe supérieure, qui par sa complaisance nourrit ceux qui veulent détruire la société . La réaction salutaire à ce nihilisme ne peut venir que de la base, d’un sursaut de ce bon sens populaire qui refuse « de tourner indéfiniment en rond ( voire le narcissisme de nos élites) à l’invitation du diable dans le prologue de ce livre inspiré et si mal connu.
Certes ces expressions sont compréhensibles, mais être compréhensible n’est pas le seul critère pour juger de la qualité d’un propos. Le choix des mots, leur pertinence, la défense et l’illustration de la langue , le respect des lecteurs comptent aussi. « No limit » ne répond à aucun de ces critères. Outre son « snobisme » assez vulgaire, l’expression me semble pouvoir s’appliquer à mille sujets : vitesse, ivrognerie, lubricité, orgies, violences, mensonges, prodigalité, effractions… Elle est, certes, compréhensible, mais comme fourre-tout; elle ne possède donc pas les qualités attendues d’un concept sociologique.