Par Michel MICHEL.
Ces analyses – remarquables et très utiles – sont parues initialement dans la Nouvelle Revue Universelle.
Après un demi-siècle, je n’ai rien à retrancher de ce que j’ai écrit en 1971 sur Pays réel / pays légal.*
Mais j’ai quelques remarques à formuler…
1. Une distinction valable pour tous les régimes, mais devenue, depuis la Révolution, un divorce conflictuel
Pays réel / pays légal : la distinction recoupe l’informel et le formel. Du côté de l’informel, on a les coutumes et les mœurs de la société réelle étudiée par le sociologue ; du côté du formel, on a les lois et règlements étudiés par les juristes. Or les deux visions sont loin de se confondre. L’une est normative, l’autre pas : il n’y a de lois que parce qu’il y a transgression des lois. Les lois s’imposent (plus ou moins), alors que les mœurs se constatent (et s’imposent aussi mais par assimilation par les consciences).
En France — pays où la Sorbonne a, pendant des siècles, défini les critères de vérité pour toute la Chrétienté — le droit doit être fondé sur des principes théoriques abstraits. Bien plus que dans les pays anglo-saxons, par exemple. Bien entendu, la distinction entre pays réel et pays légal reste pertinente pour tous les régimes. Tant que ces principes relevaient d’une philosophie réaliste telle que le thomisme, cette double conception ne portait pas à conséquence (sinon par la présence d’une couche sociale de clercs, jurisconsultes, prud’hommes et parlementaires qui ont toujours instrumentalisé le droit pour défendre leur intérêts catégoriels).
Mais quand, à partir de la Révolution, le droit a dû se fonder sur les utopies des « grands principes républicains », le divorce s’est accentué, et ce, d’autant plus que les corps intermédiaires (provinces, corporations guildes, jurandes et paroisses) qui adaptaient les principes à la diversité du réel, ont été supprimés. Avec la Révolution, seul ce qui est en accord avec l’utopie de l’individu libre et égal a désormais droit de cité. Une institution sociale comme le bizutage, qui durait et se renouvelait depuis des siècles, et dont la fonction initiatique et intégratrice est évidente, devait nécessairement être interdite par le droit. Cette interdiction contribua à transformer les communautés universitaires en mornes usines à apprendre : le social ne peut sans dommages être réduit au fonctionnel.
Le génie de l’Action Française a été d’allier les tenants des vrais principes traditionnels avec les empiristes (« l’empirisme organisateur » contre ce qu’Auguste Comte appelait avec dédain la « métaphysique de l’âge révolutionnaire » et que Maurras appelait « les nuées ».
Mais là où la division s’aggrave, c’est que la République va se servir de la loi (au même titre que des médias) comme d’une arme pour changer le pays réel et le contraindre à entrer dans son moule idéologique. Pensons par exemple aux lois mémorielles qui répriment les plaisanteries interethniques, intersexuelles, interâges, etc. Pour le sociologue, ces plaisanteries ont pour fonction d’« apprivoiser » ces relations (comme « la parenté à plaisanterie » des ethnologues) : les modes de régulation sociale des sociétés traditionnelles s’avèrent plus efficaces que les règles issues d’une pseudo-rationalité fonctionnelle fondée sur une anthropologie rabougrie.
La meilleure société, disait Gustave Thibon, est celle qui a le maximum de mœurs et le minimum de lois. Or la société se judiciarise de façon exponentielle : lois, règlements, protocoles, « process » se multiplient aux dépens des mœurs (mis à mal par le « multiculturalisme »), de la conscience, du sens clinique ou du savoir-faire de l’artisan.
2. Sur le Pays légal et ses ressources sociales
Sur une ligne différente de celle énoncée dans la Cathédrale effondrée (1) , Pierre Debray écrivait dans Aspects de la France, le 23 juillet 1970 :
« Dans le langage courant, le pays légal s’identifie à une superstructure dont le pays réel constituerait l’infrastructure. Maurras ne l’entend pas ainsi. Il tient le pays légal non pour l’expression abstraite, déformante, aliénatrice du pays réel, mais pour un autre pays, un pays radicalement autre. Selon lui, nous nous trouvons dans une situation coloniale, au pire sens du mot. Le pays légal a conquis le pays réel. Il campe sur son sol. Il l’exploite de toutes les manières. Il le réduit en esclavage. Il le vide de sa substance.
Les colonisateurs restent très peu nombreux, quelques dizaines de milliers. Encore qu’il occupent solidement tous les points stratégiques (haute administration, haute police, haute finance…). Grâce au stratagème idéologique des fictions constitutionnalistes, ils ont su persuader les Français que ceux-ci choisissaient librement leur gouvernants. ..
Ainsi, le pays légal est tout aussi réel, à sa manière, que l’autre, mais il tient sa réalité d’une fantasmagorie qui lui permet de faire la loi. Toute sa force réside dans le pouvoir législatif qu’il accapare, à son unique profit, sous le voile trompeur de la souveraineté populaire… C’est donc à une véritable guerre de libération nationale que Maurras convie les Français. Il leur faut vaincre les États confédérés qui occupent le territoire et les chasser…
Au passage il convient de noter que la théorie des États confédérés montre assez que Maurras ne s’en prend ni au judaïsme en tant que religion, ni au protestantisme en tant que religion, mais aux Juifs et aux protestants qui appartiennent au pays légal. Et à eux seuls. Ce qui explique que des protestants, voire des Juifs ont toujours pu combattre dans les rangs de l’Action française. »
La question des « États confédérés », base sociale du pays légal
Pierre Debray a raison : le « pays légal » est aussi réel que le « pays réel ». Dès lors, la question politique des « États confédérés » et de l’actualisation de son analyse devient centrale. Mais voir dans « les Juifs, les francs-maçons, les protestants et les métèques » les piliers du pays légal constitue une analyse circonstancielle qui a perdu une large part de sa validité. Certes, aujourd’hui, les communautés dénoncées avant 1940 sont toujours présentes, mais il faut préciser dans quelle mesure.
■ Les réseaux de la communauté juive restent présents dans le « pays légal », notamment dans le monde financier, la presse et le paysage audiovisuel. Un organisme comme le CRIF conserve une influence manifeste. Mais, outre que ces réseaux sont très divisés et que certains d’entre eux (dont plusieurs personnalités médiatiques bien connues), sont sur une ligne délibérément nationale, il faut se garder d’essentialiser le fait juif. Comme on l’a dit, un Juif est d’abord une personne qui s’interroge sur ce qu’est le fait d’être juif.
D’ailleurs, dans la diaspora et en Israël même, on trouve des populations extrêmement diverses. Les tendances endogamiques au sein des diverses communautés entretiennent de fortes différences entre ashkénazes et séfarades, libéraux et ultra-orthodoxes, aristocratie juive et commerçants du Sentier, sionistes et antisionistes. La culture commune qui leur est propre et le souvenir des persécutions récurrentes et de la Shoah apparaissent comme les principaux facteurs d’unité. A l’Action française des années 50, on était franchement sioniste (aussi bien Xavier Vallat que Pierre Boutang…), estimant non seulement qu’Israël était un allié face au monde arabe, mais aussi que la Patrie juive résoudrait le problème juif (2). En réalité, la guerre israélo-palestinienne tend à se poursuivre sur le sol français, et la politique étrangère française est aujourd’hui très sensible aux lobbys de tous bords.
■ La franc-maçonnerie, introduite par les exilés stuartistes sur le continent, mode sociale mondaine quasi-généralisée à la fin du XVIIIe siècle, est devenue sous l’Empire l’armature morale et le réseau de contacts de l’administration et des armées. Dans les pays latins, devenus ultramontains, les catholiques désertèrent les loges : la bourgeoisie libérale voltairienne les rendit de plus en plus anticléricales voire antichrétienne.s jusqu’aux guerres de la laïcité du début du XXe siècle. La franc-maçonnerie est aujourd’hui un monde baroque fracturé et conflictuel où s’opposent les obédiences, les rites, les vanités des égos et les représentations les plus contradictoires et les plus échevelées de l’idéal maçonnique. Ses dénonciateurs ont beau jeu de citer les textes les plus infâmes : ils ne prouvent rien, puisqu’on en trouvera mille autres qui diront tout autre chose. Les critiques de la maçonnerie devraient s’appuyer sur l’étude des processus psycho-sociaux (à la façon d’Augustin Cochin) plutôt que sur la recherche de quelque doctrine secrète agitée par des « supérieurs inconnus » dans les « arrière-loges ». Quoi qu’il en soit, il est indéniable que la franc-maçonnerie en France soutient le régime républicain soit par loyalisme de principe, soit par arrivisme, soit par auto-intoxication mythique (3) ; en particulier, la volonté d’en finir avec la civilisation chrétienne a poussé à inspirer les lois « sociétales » porteuses de « valeurs républicaines » (divorce, contraception, avortement, mariage homosexuel, PMA, GPA, euthanasie, etc.). Mais, là encore, il me semble important d’affiner l’analyse. Les amateurs de fantasmes templiers dans une loge de province ne présentent pas la même propension à comploter « pour sauver la République » que la Fraternelle des parlementaires. Il n’en est pas moins notable que les hauts gradés de la gendarmerie (4) ou de la police, de certains secteurs de la magistrature, de l’administration de l’Education nationale ou du ministère des finances sont très systématiquement maçons (pas toujours de la même obédience).
■ Les métèques et les protestants — les deux autres catégories qu’à son époque Maurras classait dans les « États confédérés » — ne semblent plus autant d’actualité. De Concino Concini à Anne Hidalgo ou Manuel Valls (5), les étrangers ou « Français de papiers » proches du pouvoir ont toujours été accusés de favoriser leur lobby. Il est probable que la conception abstraite et contractuelle de la citoyenneté républicaine trouve les faveurs des étrangers immigrés car elle aplanit bien des obstacles à leur ascension sociale. Mais globaliser la dénonciation est inadéquat : un descendant de républicains espagnols soutiendra plus naturellement la République qu’un descendant de Russes blancs. Mais les intérêts étrangers n’ont pas besoin de s’appuyer sur des émigrés pour défendre leur cause : en témoignent de trop nombreux cas dont l’archétype demeure Jean Monnet.
Quant aux protestants, soutenir la République pouvait être, pour eux, le moyen d’exister quand la France était presque totalement catholique et donc royaliste. Aujourd’hui que le catholicisme français, tombé très bas, se fond dans une société individualiste, les réformés ne sont pas plus attachés que les autres au régime républicain (6). Au contraire, le courant « évangélique » s’avère un allié potentiel du « populisme » et un élément de contestation du pays légal ; les évangéliques ont fortement soutenu, aux États-Unis, la campagne de Trump, et fait au Brésil la campagne de Bolsonaro.
La société a changé : réactualiser l’étude des « États confédérés »
Je rêve que certains d’entre nous réalisent une carte hiérarchique de la France. Pourquoi les notables ont-ils perdu tant d’influence à la fin du XIXe siècle ? Comment les lobbys passionnels (LGBT, etc.) ont-ils colonisé jusqu’aux plus hauts échelons du système médiatique et politique ? Comment le système familial élargi de la noblesse parvient-il, en dépit de tout, à maintenir des positions enviables ? Comment, depuis les années 80, a-t-il suffi de suivre une des filières servant de courroie de transmission au PS (UNEF, SOS Racisme,…) pour se retrouver dans les ministères et dans les médias, même sans avoir réussi dans les études. Les trotskystes ont pas mal usé de ces ascenseurs, et sont devenus « éléphants » du PS à leur tour.
Il y aurait lieu aussi de hiérarchiser les groupes dominants. Il faut distinguer les petits ascenseurs sociaux (compatibles avec n’importe quel régime) des groupes qui ont un intérêt spécifique au maintien du régime républicain. Celui-ci a deux avantages : il est aisément pénétrable (et même « achetable », un parti ayant toujours besoin de fonds et de partisans) par les groupes qui veulent promouvoir des intérêts particuliers concentrant les capitaux sociaux et financiers ; d’autre part, il tend à maintenir une zone de dépression du contrôle politique offrant une grande latitude aux puissants.
C’est pourquoi, depuis Bismarck, tous les « partis de l’étranger » (américains, russes, israéliens, allemands ou chinois) préfèrent la République, car elle maintient « la liberté en haut et l’autorité en bas ». Ce n’est pas par générosité que Kadhafi a financé la campagne de Sarkozy, mais parce qu’il en attendait un infléchissement de la politique de la France. De même ce n’est pas pour trouver une quelconque rentabilité économique, et moins encore par esprit de mécénat, qu’une poignée de ploutocrates du Cac 40 a acheté la plus grande partie de la presse en France. La symbiose avec le système républicain est d’autant plus nécessaire que l’ultralibéralisme est, en réalité, très dépendant des décisions de l’État. Les recherches dans ce domaine sont masquées par l’anonymat statistique de la littérature économique et financière. Il serait salutaire de les réancrer dans la réalité sociale (7) : les groupes dominants ne sont pas des statistiques mais des familles de chair et d’os.
Depuis l’instauration de la macronie, il est de plus en plus visible qu’une ploutocratie mondiale s’est mise en place, appuyée sur un capitalisme financier pour lequel la population et le pays ne sont que des variables économiques à mettre en concurrence. Cette élite « délocalisée » semble de plus en plus restreinte et de plus en plus riche. On pourrait l’identifier avec précision si ceux qui se chargent de ce domaine d’étude n’étaient pas les valets de cette « hyperclasse ». Malgré cette opacité, jamais l’oligarchie financière déterritorialisée qui fonctionne sur un double jeu — la « politique d’ouverture » et les connivences avec l’État et les juridictions — n’a été plus prospère.
En dépit du discours macronien, le système des partis semble toujours être le nœud gordien du régime. Les ostracismes décrétés par le « Front républicain » et les « plafonds de verre » pour empêcher l’entrée massive de populistes au Parlement s’expliquent moins par des raisons idéologiques que par le souci de ne pas partager les privilèges de la « démocratie représentative » avec les partis « populistes ». En revanche, il sera difficile à ces mêmes populistes d’abandonner les riches prébendes de l’Union européenne qu’ils ont réussi à conquérir ; tout le monde n’a pas l’héroïsme d’un Nigel Farage.
C’est pourquoi les Gilets jaunes, qui se proclament « apolitiques », font oeuvre de vraie politique institutionnelle en défendant les règles du jeu alternatives qui mettraient à mal les institutions parlementaires, comme le référendum d’initiative populaire ou le tirage au sort des représentants. En complément, la mise en place d’une monarchie non-élective permettrait de subordonner les puissants de tous lobbys à une logique politique supérieure (8).
3. Réadapter la formulation des thèmes de propagande
Ces thèmes ont été largement partagés en France au début du XXe siècle, l’antimaçonnisme par les catholiques, et l’antijudaïsme par une proportion importante de la population. Il faut continuer à s’en servir pour analyser la situation d’une manière concrète et réaliste. Mais il faut renoncer à faire campagne sur ces thèmes. Moins par crainte de la répression des « lois mémorielles » que parce que cela s’avère contre-productif. Dans toute stratégie politique, il faut « désigner l’adversaire », certes oui. Mais cette tâche s’avère plus difficile qu’il n’y paraît. Passons sur la laideur éthique de la jalousie qui sous-tend la dénonciation des communautés florissantes ; puisque nous sommes minoritaires (catholiques, nationalistes, que ce soit au sens maurrassien ou barrésien du terme, etc.), il vaut mieux pratiquer à notre tour les solidarités communautaires plutôt que de sombrer dans le ressentiment (9). Cela évitera les amalgames (10) trop faciles…
On ne peut obliger quelqu’un à ne se voir qu’en « bon sauvage » jacobin
On pourrait parler du catholicisme en France comme de l’un des « États confédérés » (11). L’appareil dominant de l’Église de France, héritier du « clergé jureur » et du clergé rallié est un soutien évident du Régime, de sa religion du « progrès » et de ses objectifs de « libération de l’individu ». Dans le domaine politique, cet appareil s’oppose directement au bien commun de la France sur trois points capitaux : l’européisme (depuis Pie XII et la « sainte économie romaine germanique »), le mondialisme (d’un Paul VI à l’ONU) et l’immigrationnisrne (dogme central de la « religion » politique du pape François).
Cela peut nous amener à abandonner un certain ultramontanisme auquel étaient attachés les contre-révolutionnaires du XIXe siècle et retrouver des positions plus « gallicanes » (les Cristeros [12] mexicains ont su ce qu’il en coûte de suivre aveuglément la politique vaticane).
Mais il serait absurde d’attaquer tous les catholiques par patriotisme alors que « la Manif pour tous » a montré que c’était une des cartes possibles de redressement national.
De même, attaquer comme s’il s’agissait de blocs monolithiques les Juifs, les francs-maçons ou les musulmans m’apparaît inapproprié et contre-productif. Chaque communauté se vit comme multiple, traversée de tensions et de contradictions. On ne peut reprocher à un être humain de refuser d’oublier les attaches dont il est l’héritier et de ne se voir qu’en « bon sauvage » jacobin. Et les attaques catégorielles indifférenciées ont pour effet principal de souder, dans un inévitable réflexe de défense, des communautés pourtant très diversifiées.
Je ne dis pas qu’il soit totalement illégitime d’essentialiser le catholicisme romain, le calvinisme, l’islam sunnite ou chiite ou le soufisme, le judaïsme talmudique et la franc-maçonnerie (13) qui n’ont cessé de se combattre au cours des siècles : il y a des constantes et des résurgences historiques et géopolitiques qu’on ne peut ignorer. Cette perspective métapolitique, voire métaphysique, a donné lieu à de grandes synthèses et a parfois dérivé dans un complotisme prétendant ouvrir toutes les serrures avec la même clef. Point de vue intellectuellement confortable — pour tout problème, on a d’avance une explication – mais assez proche d’une pensée paranoïaque (14).
Ce mode de raisonnement a souvent été adopté par les catholiques contre-révolutionnaires, non sans cohérence puisque, de ce point de vue, l’histoire est le théâtre théogonique où se joue la révolte du Démon contre le Créateur (15). Mais s’il est pris comme seule référence, il rend inutile toute analyse politique concrète.
Dans le cas de la bataille de Lépante, qu’est-ce qui a fait que la France, puissance chrétienne, n’est pas intervenue ? Seul le point de vue empirique (« l’empirisme organisateur ») amène à constater que la première nécessité pour h France était de sauvegarder son alliance de compromis avec les Ottoman; pour parer au danger le plus pressant, l’ambition hégémonique du Saint-Empire romain germanique (16).
Se recentrer sur la désignation du véritable ennemi
L’Action Française est une école de pensée d’action politique qui ne coïncide pas — pas totalement en tout cas — avec un raisonnement idéologique. Elle élabore une doctrine qui s’impose à ses membres en vue d’une cohérence dans l’action. Ce qu’elle dénonce et démonte, ce sont les systèmes métapolitiques qui s’opposent au bien commun de la cité. Mais elle n’impose à ses membres aucun système métapolitique particulier. Il est normal, voire vital, que chacun se réfère à ses propres clés mentales dans les domaines philosophique, religieux, esthétique, éthique, etc. Aristote ou Platon ? Saint Thomas d’Aquin ou saint Bonaventure ? Tolkien ou Bossuet ? Jean-Sébastien Bach ou le folk ? Guénon ou Maritain (avant son retournement de veste) ? La féodalité ou le Grand Siècle (voire l’épopée napoléonienne) ? Proust ou Céline ?… Les systèmes métapolitiques compatibles avec notre doctrine politique sont multiples et indéfinis. Maurras, Daudet, Bainville, Boutang, Debray avaient chacun leurs références métapolitiques propres, qui ne coïncidaient pas, et sur lesquelles ils s’exprimaient librement. Rien pourtant qui ressemble à une censure libérale subjectiviste (« à chacun sa vérité »). Non ! Toutes les références ne se valent pas mais peuvent être librement exprimées au sein de notre mouvement.
D’où l’utilité d’un « catéchisme » minimaliste d’Action Française pour laisser s’établir un libre débat intellectuel sans exclusive. Fixer des bornes à nos convictions communes libère la pensée. Soyons prudents dans l’enseignement des systèmes métapolitiques et concentrons-nous, en tant qu’école de pensée, sur la dénonciation de ceux qui ont montré leurs effets délétères pour le bien commun. Je pense notamment au « droit de l’hommisme »… Nous pouvons condamner très durement les principes qui ont justifié les désastres et les persécutions nés du jacobinisme, du communisme ou du fascisme, sans que cela nous empêche d’apprécier le style épuré de Jean-Jacques Rousseau, d’approuver les analyses de Marx sur l’économie féodale et l’économie bourgeoise, ou d’adhérer à l’éthique exigeante d’un Primo de Rivera.
Si la République, c’est Créon, il est normal que nous soutenions Antigone, mais en nous gardant d’oublier qu’on peut s’opposer à Créon pour des motivations beaucoup moins nobles ou justifiées que celles d’Antigone. Faute de quoi nous risquons de déconstruire le patient travail de synthèse de Maurras qui parvint à fédérer autour des idées contre-révolutionnaires le provincialisme, l’anarcho-syndicalisme, le nationalisme et bien d’autres raisons de s’opposer au républicanisme…
Il est donc essentiel de se le rappeler, notre ennemi n’est pas une catégorie ethnique, religieuse (17) ou idéologique particulière. Ce n’est pas non plus le financier du Cac 40. Gardons-nous de réduire notre analyse politique — et donc toute orientation stratégique — à un trop schématique contenu idéologique. Notre ennemi, c’est celui qu’un empirisme organisateur attentif et critique n’a cessé de nous désigner depuis plus d’un siècle, notre ennemi, c’est le régime républicain qui favorise délibérément les forces d’éclatement et de destruction de la nation française. ■
* Dans le mensuel Action Française Université, mai 1971.
1. Cahiers de l’Ordre français, n°1, avec cinq essais d’Henri Massis, Pierre Debray et Louis Daménie. Son texte introductif, dû à P. Debray, a été republié dans la NRU 56, p.111.
2. C’est dans cette ligne que, dans le sillage de Boutang, s’inscrit Olivier Véron, directeur des éditions Les provinciales.
3. Les francs-maçons ont-ils fondé la République ? Ils s’en vantent souvent — et on les en accuse… Mais il y avait autant de Maçons chez les aristocrates émigrés ou dans le clergé réfractaire que dans le personnel révolutionnaire.
4. Il est en quelque sorte « normal » que le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, mort en héros chrétien, ait appartenu à la Grande Loge de France s’il voulait faire carrière dans la gendarmerie.
5. L’Internationale socialiste (comme probablement l’Internationale nobiliaire) facilite l’intégration des étrangers, mais aussi le développement de l’idéologie mondialiste.
6. Au contraire, à côté d’une majorité protestante libérale, voire « libérale-libertaire », un courant comme celui du mensuel Tant qu’il fait jour s’est délibérément opposé à l’idéologie républicaine Quant aux évangéliques — la branche sans doute la plus dynamique du protestantisme —, ils sont en pointe pour s’opposer aux lois « sociétales » de la « culture de mort » républicaine. Peut-être restent-ils dans l’attraction du modèle de l’Amérique profonde ?
7. Trop rares sont les travaux comme ceux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sur les élites. Comme disait Roland Barthes, la bourgeoisie est la classe dominante qui ne veut pas être nommée. Les élites des sociétés traditionnelles se montrent. La modernité est le règne des cryptocraties. Le secret qui entoure les rencontres de la Trilatérale ou du groupe Bilderberg m’apparaît comme très significatif.
8. La façon dont Vladimir Poutine a su mettre au pas les oligarques russes (sans les détruire est un modèle. Deux moyens pour cela : la dictature d’un parti unique (ou ultradominant) ou une monarchie héréditaire. Dans un système électif, les élus ne peuvent généralement se permette d’être ingrats envers ceux qui ont permis leur élection.
9. Historiquement, en Espagne, dans l’Empire ottoman, en Russie et en Europe centrale, on en veut moins aux Juifs de leur différence que de leur capacité à séduire les monarques et de s’emparer des places supérieures.
10. C’est un phénomène bien connu de la psychologie de la connaissance : plus on est éloigné des objets observés, plus on en voit les points communs — et plus on en est proche, plus on perçoit les différences.
11. « Malgré ses mérites et sa bonne volonté, la vieille droite catholique sert les intérêts du colonisateur, dans la mesure où elle donne au Pays réelle sentiment qu’il peut se sauver par la restauration d’un ordre social-chrétien qui lui épargnerait les risques et les dangers de la guerre de libération nationale. Aucun ordre social, chrétien ou pas, ne sera possible aussi longtemps que le parti de l’étranger (le germano–américain, le soviétique, le chinois, l’israélien) continuera d’opprimer notre peuple… L’abdication par l’épiscopat de sa fonction de defensor civitatis et son ralliement au socialisme devrait instruire là-dessus nos catholiques sociaux. » Pierre Debray (Aspects de la France, 7.1970)
12. En 1927, les Cristeros, paysans mexicains révoltés contre un gouvernement maçonnique violemment anticlérical, étaient sur le point de vaincre quand le gouvernement prit langue avec le Vatican : contre de vagues promesses d’apaisement, il obtint que Pie XI demande aux Cristeros de rendre armes et chevaux. Une fois le désarmement accompli, la persécution reprit de plus belle.
13. En déterminant une période : depuis Simon le Magicien ? depuis 1717 ?
14. Le secret ou le double langage cultivés dans certaines communautés suscitent naturellement des projections paranoïdes.
15. Le succès de la révolution russe (jusqu’à la prise de pouvoir totale par Staline) s’explique moins par la lutte des classes, peu développée en Russie, que par la revanche des ashkénazes russe; sur les pogroms dont ils furent victimes.
16. Paradoxe géopolitique qui perdurera jusqu’au XX’ siècle, exception faite de l’heureux intermède des traités de Westphalie de 1648 à 1792.
17. Sur la question musulmane, ce que nous avons d’abord à critiquer, ce n’est pas le musulman, ni ses usages culturels, ni même l’islam ou l’islamisme, mais la politique française d’immigration de masse et les tentatives odieuses de « clientéliser » l’électorat musulman.
Sociologue (université Pierre Mendès-France, à Grenoble) et essayiste, Miche! Michel est notamment un spécialiste des questions liées au communautarisme, à l’intégration et à la sociologie des diasporas. Il a travaillé sur ces sujets avec le Centre de formation des élus locaux (CEFEL). Au cours des années 1975-1980, dans les revues Débat royaliste, Je Suis Français et les Cahiers de Royaliste, il a engagé un dialogue avec Pierre Debray sur les questions de stratégie politique. Ce qui lui avait valu, à l’époque, d’être qualifié par un pamphlétaire d’inspirateur d’un… « trotskisme royaliste ».
MICHEL MICHEL
1ère publication dans JSF le 22 août 2020 – Actualisé ce jour.
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Un simple regret : que ce texte remarquable, qui mérite d’être relu la plume à la main, paraisse sur JSF le 22 août, jour et mois de vacances qui lui feront perdre de nombreux lecteurs.
Mérite d’être mis en exergue à la rentrée.
Bien d’accord sur l’importance de ce texte. Il a déjà été publié par JSF en trois parties les 28 – 29 – et 30 avril. Nous avons senti le besoin de le publier sous forme de document unique. Mais, là encore, bien d’accord pour le reprendre une nouvelle fois un peu plus tard à la rentrée. La ligne que Michel MICHEL y définit dans le mouvement d’une analyse objective et lucide des réalités actuelles, est la nôtre. Elle opère les actualisations nécessaires mais sans rupture ni renoncement envers la tradition de fond de l’Action Française. C’est aussi une affaire de dignité, selon nous.
Michel Michel doit être loué pour la pureté et l’exemplaire honnêteté de sa belle intelligence. Ce texte apporte la démonstration que l’on peut «analyser» sans perdre de vue que l’essentiel tient dans la capacité de SYNTHÈSE que nous devons cultiver.
Il en me paraît pas possible de trouver un iota à redire, où que ce soi, dans ce que décline ici Michel Michel.
Je me rappelle une conversation téléphonique que j’avais eu avec notre immensément cher ami Olivier, voilà plus de trente ans, lors de laquelle, évoquant Michel entre nous, Olivier s’exclama : «Michel ?! C’est un PUR ! un pur…»
J’ai connu très peu d’hommes d’aussi belle et profonde trempe, d’aussi pleine et intelligente bonté.
Vive Dieu ! qui l’a confié à notre affection.
Une référence doctrinale. Point barre.