Par Mathieu Bock-Côté.
Cette chronique est parue dans le Figaro de ce samedi 9 juin. Mathieu Bock-Côté a mille fois raison de pointer l’usage abusif de la Mémoire historique pour servir les objectifs petits ou grands des politiques contemporaines, les justifier, les préparer, légitimer les risques qu’elles font courir aux hommes, aux plus jeunes ‘entre eux, bien sûr, et aux nations historiques elles-mêmes, exposées dans leur être même, sans mesure ni raison. Le tout, d’ailleurs, sur fond d’ignorance assez générale des faits historiques eux-mêmes invoqués à cet effet. De cette instrumentalisation d’une Mémoire historique frelatée, Emmanuel Macron est un maître incontestable. Maître de l’illusion, nous verrons bien, dès ce soir, si l’utilisation intensive qu’il en fait, lui portera chance (mais le Kairos l’a fui depuis longtemps déjà) ou l’enfoncera un peu plus encore dans ce discrédit dûment acté, qui le frappe aujourd’hui assez universellement.
« La commémoration du Débarquement devrait conduire les forces de l’Otan à faire un pas de plus pour soutenir l’Ukraine, quitte à se retrouver face à face avec l’armée russe, et de risquer alors un affrontement généralisé. »
CHRONIQUE – Vouloir tirer les leçons du Débarquement de 1944 pour les temps présents risque de nous mener sur une fausse piste.
Ils sont nombreux, ces jours-ci, à vouloir tirer des leçons du débarquement de Normandie pour les temps présents. Les plus hardis, ceux qui ne doutent de rien, et n’ont pas peur du ridicule, ont ainsi suggéré, quand ils ne l’affirmaient pas, que le débarquement des troupes alliées le 6 juin 1944 devrait conduire, 80 ans plus tard, les Français et les Européens à voter pour telle liste plutôt que pour telle autre, dimanche au moment des élections européennes, comme si le combat qui se menait alors sur les plages se poursuivait aujourd’hui dans les urnes.
On y verra, pour le dire poliment, une pantalonnade politicienne.
On en trouve d’autres, des deux côtés de l’Atlantique, pour expliquer que la commémoration du Débarquement devrait conduire les forces de l’Otan à faire un pas de plus pour soutenir l’Ukraine, quitte à se retrouver face à face avec l’armée russe, et de risquer alors un affrontement généralisé. Ils en appellent ainsi au courage des jeunes générations pour aller demain se battre en Ukraine comme la jeunesse d’avant-hier s’est battue en Normandie et ailleurs.
On y verra, cette fois, une rhétorique belliciste imprudente.
L’antifascisme sans fascisme
Que la mémoire soit toujours susceptible d’instrumentalisation ne surprendra personne. Surtout, cet usage quelque peu abusif des commémorations du Débarquement pour justifier une option politique huit décennies plus tard confirme la centration exclusive de la conscience historique occidentale sur la Seconde Guerre mondiale, comme si elle représentait la seule référence disponible pour éclairer les temps présents, comme si le passé utile pour les hommes de 2024 s’y concentrait.
On sait pourtant depuis les années 1980 que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale peut nous conduire sur une fausse piste. N’était-ce pas déjà visible lorsqu’elle fut mobilisée pour fasciser et nazifier les mouvements nationaux alors émergents qui entendaient stopper l’immigration massive, alors qu’il en était encore temps ? N’est-ce pas cette censure qui a permis, par la succession des vagues migratoires, l’importation d’un antisémitisme venu d’ailleurs, alors que l’Europe était parvenue à éradiquer celui qui lui était propre ?
On aime dire que l’Europe contemporaine s’est refondée sur la mystique antifasciste. C’est partiellement vrai. Assurément, la victoire contre la barbarie hitlérienne est fondatrice de la construction européenne, mais l’extension de la définition du fascisme, au cours des dernières décennies, nous entraînerait très certainement à lui assimiler des forces qui autrefois, le combattirent. L’antifascisme sans fascisme qui la conduit toujours à chercher les traces d’un fantôme depuis longtemps chassé et à réduire la civilisation européenne à une forme de progressisme procédural et idéologique qu’on nomme abusivement État de droit.
La Libération de l’Europe
En fait, il se pourrait que la mémoire écrasante de la Seconde Guerre mondiale nous détourne de comparaisons plus fructueuses, qui permettraient de jeter un regard neuf sur la situation de l’Europe. Michel De Jaeghere le suggérait déjà il y a quelques années dans La Compagnie des ombres, en rappelant que l’histoire est un réservoir d’exemples mettant en scène chaque fois l’humaine nature, et pouvant chaque fois ainsi éclairer les contemporains.
La première analogie est la chute de Rome, que le monde occidental semble aujourd’hui reproduire à sa manière, avec les grandes migrations et l’apparition d’une nouvelle religion, le wokisme, qui s’en prend au système immunitaire de notre civilisation. Une autre mettrait en relation l’évolution et la décomposition progressive de l’URSS pendant les années 1970 et 1980 avec l’Union européenne d’aujourd’hui, qui semble empêtrée dans ses contradictions. Une dernière, nous conduirait à penser les années présentes à la lumière de l’Europe de 1914, prise dans un système d’alliances la conduisant à l’engrenage infernal que l’on sait.
À ces quelques réflexions sur le bon usage de la mémoire pour éclairer le présent, on peut ajouter un rappel historique : la Libération de l’Europe s’est faite en deux temps. Ceux qui se désolaient de l’absence de représentants de la Russie jeudi ne devraient pas oublier que si l’URSS a fait un sacrifice immense pour faire tomber le IIIe Reich, elle infligea ensuite sa domination aux peuples d’Europe de l’Est qu’elle « libéra ». L’antinazisme de l’URSS n’était pas un antitotalitarisme.
Les peuples d’Europe de l’Est ne furent vraiment libérés qu’à partir de 1989, avec la chute du mur de Berlin, puis avec l’effondrement de l’URSS. Ils résistèrent à cette dernière en se cramponnant à leur identité, à leur culture, dans le rêve d’une indépendance restaurée et en tirent certaines conclusions politiques que l’Europe de l’Ouest ne veut pas comprendre. Cette mémoire hémiplégique du totalitarisme n’est pas pour rien dans certains aveuglements contemporains. ■
Mathieu Bock-Côté