Entretien par Victoire Lemoigne.
Cet entretien est paru dans Le Figaro d’hier dimanche. Son actualité est évidente. Et nos lecteurs connaissent bien, soit pour l’avoir écouté, rencontré, soit pour l’avoir entendu grâce à des vidéos diffusées largement ici et ailleurs. Frédéric Rouvillois est de nos amis. Nous n’alourdirons pas son propos par un commentaire non utile !
ENTRETIEN – Pour Frédéric Rouvillois, historien des idées, la politesse comme le Politique permettent à la société de faire commun. Inversement, dépolitisation et décivilisation sont étroitement liées.
« Au fond de la vraie politesse vous trouverez toujours un sentiment, qui est l’amour de l’égalité», s’adresse ainsi Henri Bergson aux élèves du lycée Henri IV lors d’une distribution de prix. C’est pourtant au nom de cette égalité que le populisme de gauche, par simulacre, détournement ou transgression, se joue des normes établies. «Il semble donc que la politesse sous toutes ses formes, politesse de l’esprit, politesse des manières et politesse du cœur, nous introduise dans une république idéale, véritable cité des esprits» continuait le philosophe, qui considérait justement l’égalité comme «un partage équitable de la considération ».
La politesse, loin d’être une question annexe, vise une même finalité que le Politique, comme le rappelle Frédéric Rouvillois. Écrivain, professeur de droit public à l’Université Paris Cité, il est l’auteur de plusieurs ouvrages remarqués, dont «Politesse et Politique» (éditions du Cerf).
« On se contente de parler d’incivilité, voire de décivilisation, mais il s’agit en réalité de la pire forme de barbarie. »
LE FIGARO. – Vous dites que l’un des traits saillants du populisme comme «style politique» est de transgresser la politesse établie. Le populisme de droite diffère-t-il du populisme de gauche ?
Frédéric ROUVILLOIS. – Faire usage de l’impolitesse vise à démontrer que l’on est «comme le peuple», que l’on se comporte comme lui, pour susciter son adhésion. Mais entre le «populisme de gauche» et le «populisme de droite» se dresse une manière opposée de concevoir ce qu’est le peuple. En fonction de la manière dont ils l’imaginent, les comportements langagiers, vestimentaires ou gestuels diffèrent. La transgression des codes est donc susceptible d’adopter des formes variées en fonction de ce qu’on suppose être le désir de ce qu’on imagine être le peuple.
Le populisme de droite s’imagine que le «peuple» est content d’avoir des dirigeants qui ont visiblement réussi, quitte à faire un peu nouveau riche : «bling-bling», Rolex et Fouquet’s. Le populisme de gauche préfère l’idée qu’il faut effacer au maximum les différences entre les représentants et les représentés, rompre avec les codes de «l’élite» pour ressembler le plus possible au «peuple» qu’il imagine. D’où chez la France Insoumise par exemple, un registre plus familier, un habillement plus négligé avec le refus de se soumettre au port de la cravate, qu’ils considèrent comme un symbole de la soumission au pouvoir bourgeois. Le populisme de gauche récuse tout ce que l’on entend par bonnes manières, récuse la politesse du langage.
La Révolution française, comme toujours, nous donne à ce propos quelques spécimens choisis particulièrement intéressants, comme Jean-Paul Marat, qui pour «faire peuple» s’habillait de manière très négligée, presque en haillons. On peut également citer Hébert, qui pour «plaire au peuple», affectait un costume presque luxueux, mais s’exprimait de façon volontairement vulgaire, ordurière et obscène dans les pages de son journal, Le Père Duchène.
La Bruyère définissait la politesse comme «une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières, les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes» . D’où une incompatibilité manifeste avec la politique…
Les passions et les enjeux du combat politique empêchent un rapport courtois avec autrui. Il semble y avoir une incompatibilité manifeste au vu de leurs définitions mêmes. Qu’est-ce que la politesse? Fluidifier les rapports afin qu’ils soient les plus aisés possibles. L’essence de la politique, si l’on suit les grands théoriciens que sont Carl Schmitt ou Julien Freund, c’est un rapport de force où l’on désigne ses amis et ses ennemis. Si les rapports sont trop polis dans le contexte de ce combat politique, cela cache généralement quelque chose. Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron ont pu détourner la politesse de manière parfois sournoise. J’ai repris le terme de « polirudesse », qui montre bien comment la politesse peut être détournée pour aiguiser les conflits.
Pourtant, si l’on revient au sens que les Anciens donnaient de la politique, elle vise la même chose que la politesse…
On pourrait en effet distinguer le Politique et la politique. Dans «la» politique, au sens du combat politique, l’impolitesse est absolument inévitable, lui est presque consubstantielle. Mais si on parle «du» Politique, défini par Aristote puis les philosophes médiévaux comme le souci du bien commun, la politesse devient un instrument privilégié. La politesse comme le Politique visent alors la même chose, à savoir la pérennité et la stabilité de la cité. Plus il y a de politique, plus il y a de politesse, et inversement. Au fond lorsqu’il n’y a pas d’autorité légitime véritable, la politesse est toujours très mal en point. Et quand l’impolitesse explose, la politique a plus de mal à faire respecter ses lois et ses principes.
Vous dites que dépolitisation et décivilisation sont liées… Quelles en sont les causes ?
L’une et l’autre ont des finalités identiques, avec des moyens différents. Elles visent à faire en sorte qu’un commun puisse être maintenu, sans être menacé par des conflits. La politesse s’essaie à maintenir le groupe social à un niveau plus basique, et la politique au niveau supérieur. Or l’individualisme radical, se définissant comme le fait de placer le «moi» et ses droits avant toute chose, et évacuant par là même l’idée du «Nous» est ce qu’elle implique, menace aussi directement, et aussi violemment, la politesse que la politique. Ce mouvement est convergent et très inquiétant. On se désaffilie de la société, de la famille, de ces groupements anciens et naturels.
On pourrait dire que la politique disparaît, que la politesse se déplace, et l’on se retrouve finalement isolé, tout ensemble sans protection et sans limites, au même titre que l’homme dans l’état de nature de Hobbes, qui estime avoir un droit naturel sur toute chose, mais dont les biens, la personne et la vie, sont irrémédiablement menacés à chaque instant. On se contente de parler d’incivilité, voire de décivilisation, mais il s’agit en réalité de la pire forme de barbarie.
La parole publique s’est-elle réellement détériorée? Les débats de l’Assemblée nationale ont souvent été très virulents…
Depuis le début du XXIe siècle, on a franchi un cap vertigineux. Au XIXe siècle, lorsqu’on faisait une campagne électorale, on écrivait sur des affiches des dizaines de lignes pour expliquer son programme. Quelques décennies auparavant, c’était même des brochures entières ou même de petits livres que l’on distribuait. On est passé progressivement à une affiche de texte, puis à un tract au format plus réduit. La nouveauté, ce sont aujourd’hui ces tweets ou ces réels sur Instagram ou TikTok, où l’on voit un candidat muet évoluer quelques secondes sur une musique à la mode. On se persuade pourtant d’être plus cultivé et intelligent qu’hier. Mais autrefois, avant d’aller voter, on lisait entièrement les programmes, on prenait du temps pour réfléchir.
Aujourd’hui, c’est l’ère du slogan, voire du «réel», dont on pourrait dire en souriant qu’il est l’ultime ruse du pays légal ! D’où, en tout cas, un appauvrissement, presque un abâtardissement de la parole politique, parfois entrecoupés par les discours invraisemblablement longs, lisses, précieux et narcissiques que l’on nous assène depuis l’Élysée : le choix, en somme, entre entendre des «riens» et ne rien écouter. Avec, dans les deux cas, le sentiment angoissant que tout échange serait impossible, que tout débat est vain, que les jeux sont déjà faits et qu’ils ne sont pas en notre faveur. ■
Si les français moyens ne jouent pas aux cons, ils verront à la télé la démission du macronatre suivi de son arrestation puis, mise aux fers dans une prison pour haute trahison. Nous pourront remercier le Ciel d’avoir échappé encore aux illusions de son livre Révolution .