« Notre monde et notre pays n’ont plus beaucoup à voir avec ceux de 1981. Le changement promis par François Mitterrand lors de sa campagne a eu lieu au-delà de toute mesure. En deux générations, la France a cessé d’être ce qu’elle fut, changeant davantage que depuis la Révolution. »
TRIBUNE – Dans ce texte dense d’une grande hauteur de vue, Pierre Vermeren, universitaire* et essayiste tire les leçons historiques du premier tour des élections législatives 2024. Un scrutin qui, selon lui, prend des allures de pendant inversé du 10 mai 1981 et marque un changement d’ère.
Normalien, agrégé et docteur en histoire, Pierre Vermeren est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages remarqués, comme « La France qui déclasse. De la désindustrialisation à la crise sanitaire » (Tallandier, « Texto », 2020) et « L’Impasse de la métropolisation » (Gallimard, « Le Débat », 2021).
Le noyau dur des élites a pris ses dires pour des réalités, car c’est moins le réel qui leur importe qu’un récit rassurant auquel elles veulent croire.
À bien des égards, le vote des législatives du 7 juillet 2024 prend des allures de pendant inversé du 10 mai 1981, élection qui a porté François Mitterrand à la présidence française, il y a quarante-trois ans. Certaines franges de la droite avaient redouté l’arrivée des chars soviétiques à Paris. Cette fois, certaines franges de la gauche prédisent des « lynchages d’immigrés » par une extrême droite « décomplexée », tandis que le président de la République dit redouter la « guerre civile ».
Cette montée verbale aux extrêmes ne préjuge pas de ce qui adviendra, mais révèle une situation pressentie comme inédite, inconcevable et préoccupante pour nombre de citoyens, plus d’un Français sur deux se déclarant inquiet pour les semaines et mois à venir. Pour autant, si le vote du second tour confirme la vague qui a porté le Rassemblement national aux européennes et au premier tour des législatives de ce 30 juin, l’inquiétude des Français n’empêche pas un citoyen sur trois de porter en tête l’alliance qui effraye leurs concitoyens.
Régression
Notre monde et notre pays n’ont plus beaucoup à voir avec ceux de 1981. Le changement promis par François Mitterrand lors de sa campagne a eu lieu au-delà de toute mesure. En deux générations, la France a cessé d’être ce qu’elle fut, changeant davantage que depuis la Révolution. Sa population a été recomposée, son économie désindustrialisée, sa dépendance à l’extérieur considérablement accrue ; elle a cessé d’être la grande puissance souveraine qu’elle fut en Europe, la « gardienne » de l’Afrique et un acteur majeur au Moyen-Orient. Surtout, sa culture et sa civilisation ont considérablement mué. La France des arts et des sciences ne parle plus au monde, même si le luxe et la mode, en s’américanisant, ont gardé des atours. Les Français ont cessé de croire, en majorité, à la religion qui a forgé leur culture.
À parcourir les littératures populaires, savantes et enfantines du pays des Lettres, la richesse de leur langue a beaucoup régressé. Les Humanités ne trouvent plus preneurs chez les jeunes, et leur niveau scientifique s’est effondré. Nombre de Français ne savent plus vraiment qui ils sont, ni s’il faut croire en quelque chose, de sorte que le « présentisme » est leur religion. L’exhibitionnisme, la vulgarité, la crédulité et l’ignorance, poussés par les multimédias, se portent très bien, après avoir chassé les valeurs traditionnelles de la décence, de la modestie et de l’effort.
Leçon historique
Dit ainsi, il était utopique de penser que les Français de 2024 aient les mêmes tabous démocrates-chrétiens et les mêmes préventions « antifascistes » que ceux de 1981. Non seulement la culture politique et la connaissance de l’histoire, abandonnées jusque dans les IEP et les grandes écoles, ont régressé, mais l’horloge des générations a tourné. Tel est peut-être la première leçon de ces élections. Pour la première fois depuis 1981, la plus grande génération que la France a portée, les boomers, nés entre 1942 et 1962, cesse de désigner la représentation politique nationale. Jean-Luc Mélenchon, leur dernière figure politique de premier plan, est plus une butte-témoin que le leader de la nouvelle génération. Ces législatives consacrent la mise à l’écart de la génération qui a changé la France. Elle a porté avec passion l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, elle a cautionné tour à tour ses successeurs, avant de reconnaître en Emmanuel Macron – qui aurait pu être leur petit-fils – le révolutionnaire qu’il proclamait être, pour l’installer à l’Élysée en 2017. Mais, derrière Johnny, Birkin et Hardy, cette génération se retire.
La deuxième leçon historique de ces élections est que le rythme quarantenaire des cycles politiques – celui de deux générations, la première sur le mode majeur des fondateurs (1942-1962), la seconde sur le mode mineur des suiveurs (1963-1981) – scande toujours la vie politique française. Les radicaux ont porté l’histoire de France de 1870 à 1914, après avoir écarté des monarchistes ayant renoncé au pouvoir d’État. Les poilus vainqueurs de Verdun ont porté à son faîte la République avant de la faire sombrer (1914-1944). Puis les « résistants » réels ou présumés ont dominé la classe politique française jusqu’en 1981, avant que leurs enfants, les boumeurs, élevés sur les décombres moraux de la guerre civile européenne et de la décolonisation, n’accèdent au pouvoir guidés par François Mitterrand. Cette génération libertaire, socialiste puis libérale, fut la digne héritière de 1789. Elle s’est établie au pouvoir pour conduire l’État, son économie et son appareil idéologique (école, médias…), opérant une véritable « révolution culturelle ». Nicolas Sarkozy et François Hollande, enfants de leur époque nés en 1955, en ont incarné deux visages.
C’est un tournant de cette ampleur auquel est aujourd’hui confrontée la société française. Par imitation des États-Unis de Trump ou de l’Angleterre du Brexit, certains parlent de tournant populiste. En référence à l’histoire française ou européenne, d’autres parlent d’un tournant néonationaliste. C’est dire l’ampleur de la rupture en cours, et cela explique la violence et l’emphase des mots, alors que « le peuple », comme acteur politique, « l’État-nation » et « la patrie » avaient été décrétés morts par les boumeurs. Il est à ce stade difficile de savoir si la nouvelle génération et son idéologie vont s’emparer durablement de l’État et imprimer leur marque à la société, mais c’est à ce genre de prémisses auxquels nous pourrions avoir affaire.
Ignorer la souffrance
Le troisième enseignement historique de cette élection est que la marche de l’histoire s’accomplit à l’aveugle. Les hommes font l’histoire mais ne savent pas l’histoire qu’ils font. La violence du choc est d’autant plus forte, lors de chaque rupture générationnelle, que les générations antérieures sont incapables d’imaginer une alternative à leurs pratiques, à leur Weltanschauung (conception du monde), à leurs convictions de jeunesse, devenues certitudes puis préjugés : There is no alternative ! Le président Macron, dernier fondé de pouvoir des boumeurs et homme le mieux informé de la République, a cru audacieux de renvoyer son Parlement à la suite des européennes, dans l’espoir de retrouver une majorité à sa main. Mais les Français – contre son espoir – n’ont pas hésité à mettre en péril les Jeux olympiques qui ne sont pas « leur » problème.
Le sort de millions de vies quotidiennes, devenues âpres, difficiles et parfois sans issue, a été naïvement mis en équation avec les jeux mondiaux. Bienheureux riches et puissants pour lesquels la vie des pauvres est un « récit » dont il faut de temps en temps feindre de s’affecter, mais qui n’ont aucune aptitude à sym-pathiser (souffrir avec) au spectacle de leurs vies. C’est un travers des appareils de pouvoir que d’être gagnés par la cécité, suivant la célèbre formule « s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent des brioches » – actualisée lors des européennes par « s’ils ont du mal à rouler au diesel, qu’ils achètent une voiture électrique ».
On ne saurait accabler les seuls dirigeants du camp présidentiel, car ce syndrome frappe les deux bourgeoisies françaises, celle de gauche et celle de droite – soit près de 20 % de la population -, celle de l’État comme celle des affaires, etc. Comment, dans un pays qui a connu depuis 2018 une demi-douzaine d’insurrections d’ampleur nationale contre les politiques d’État, ignorer la souffrance et la radicalité croissante des classes populaires et moyennes appauvries, qui composent 80 % de l’électorat ? Les « gilets jaunes » ont donné le signal – la prise de l’Élysée ayant même été rendue possible l’espace d’un samedi jusqu’à faire envisager la fuite du président. Malgré leurs demandes, les Français sont interdits de référendum, un vote sur une question simple quand les élections générales abordent tous les sujets. Ce signal fut négligé.
Or, les sondages, dont nous sommes abreuvés, sont clairs. Pendant trois mois, les « gilets jaunes » ont été soutenus par plus de 70 % des Français. Depuis avril 2024, le rapport politique est stable en France : agitation politique, débats et programmes n’y ont rien changé. Les droites mêlées, radicalisées ou non, représentent 46 % à 49 % de l’électorat ; les gauches, radicales ou non, 28 % à 31 % ; et le centre macronien et ses alliés, 19 % à 22 %. Or, avec 32 % des voix au premier tour des législatives de 2017, le parti du président a obtenu la majorité absolue au Parlement. Avec 33 % des voix, le Rassemblement national est proche de cette épure, le président n’ayant pas tenu sa promesse d’instaurer la proportionnelle. En définitive, un refus assumé ou inconscient de voir la situation a prévalu.
Catholicisme résiduel
La quatrième leçon, c’est le fixisme des représentations. Dans une société chamboulée et révolutionnée par quarante ans de pilotage idéologique par les boumeurs des grands médias nationaux, et de leur corollaire, l’appareil publicitaire et de communication des grandes entreprises, il aurait été étrange que la capacité d’indignation et la réserve idéologique des citoyens soit immuable. Le cas de la Bretagne a ému les commentateurs : cette terre longtemps méfiante envers la République, devenue depuis 1945 tour à tour chrétienne-démocrate, socialiste et bayrouo-macroniste, vient d’ériger le Rassemblement national en troisième force politique régionale (27,76 %). Si, comme l’Alsace, la Vendée, le sud du Massif central, le Pays basque ou la Corse, ces régions ont caractérisé depuis la Révolution le vote catholique, tardivement hostile au Front national « nationaliste », la chute du catholicisme ouvrier, l’effondrement de la France agricole puis le repli de la bourgeoisie catholique dans les métropoles ont changé la donne.
Le catholicisme résiduel a logiquement conduit à la Bretagne à élire Macron ; mais l’affaissement progressif des boumeurs accélère la nationalisation du vote breton. Comme 93 % des communes françaises, les bretonnes ont placé Bardella en tête aux européennes. Il en va de même dans les DOM depuis 2022, ce qui laisse silencieux les commentateurs, face à l’impossible procès en racisme (près de 30 % à La Réunion). L’homogénéisation du vote nationaliste résulte de la déchristianisation poussée par la sphère médiatique depuis les années 1980. Comment aspirer à la fin de l’Église et en déplorer les effets politiques ? D’autant que la disparition du tabou catholique sur le vote envers les extrêmes – tabou prôné par le clergé depuis 1945 – s’accompagne du repli sur le noyau subsistant du catholicisme, suscitant un réflexe identitaire. Pour la première fois, les pratiquants ont voté au moins autant que les Français pour les formations nationalistes. C’est l’inverse de l’électorat islamique, poussé dans les bras de LFI.
Une dernière leçon à tirer de ce tournant historique est le déni des élites quant à la réalité des conditions de vie des Français. Elles n’ont pas anticipé ni ne semblent comprendre ce qui s’est joué à travers la désindustrialisation du pays. Or la smicardisation des classes moyennes et le chômage de masse des catégories populaires ont eu des conséquences redoutables. Conscients de la souffrance sociale de masse depuis les « gilets jaunes » (aggravée par l’inflation post-guerre en Ukraine) et de leur impuissance à y remédier, les pouvoirs publics ont construit à coups d’enquêtes, de biais statistiques et d’analystes complaisants le récit suivant : la réindustrialisation de la France est en marche depuis 2017 ; le plein-emploi est recouvré ; le pouvoir d’achat des Français est maintenu ; les comptes publics sont tenus. Une rapide analyse des faits établit que tout cela est très excessif, voire faux.
Or, le noyau dur des élites a pris ces dires pour des réalités, car c’est moins le réel qui leur importe qu’un récit rassurant auquel elles veulent croire. Comme souvent, la pensée dominante des classes aisées euphémise la situation, ce qu’aggrave en France l’ignorance des faits économiques. Les catégories populaires, souvent coupées des grands médias d’information, savent ce qu’il faut penser de leur situation économique et de celle de leurs proches. Ce scrutin révèle les conséquences électorales d’une forme d’insouciance des classes dominantes, parfois qualifiée de dissidence. La création de deux millions d’emplois précaires (SNCF, RATP, gares et aéroports…) peu payés (économie ubérisée et portage à domicile) ou de stages parkings ne peut se substituer à des centaines de milliers d’emplois industriels et agricoles disparus.
Le sort des travailleurs n’en est pas amélioré ni leur nombre accru. Un vieux principe bismarckien repris par la IIIe République établissait qu’il vaut mieux s’occuper des pauvres avant qu’ils ne s’occupent des affaires politiques. La mondialisation heureuse des élites le leur a fait oublier. Pour ces raisons structurelles, il est peu probable à ce jour qu’un dimanche en déjuge un autre. ■
Depuis qu’elle a accepté la république, la Bretagne est légaliste, sauf les Cotes du Nord improprement appelées Cotes d’Armor, ce qui implique pour le moins une méconnaissance de la langue bretonne; mais depuis qu’elle fut méprisée par le pouvoir elle avait viré socialiste, d’ailleurs le seul ministre breton dont on ai gardé le souvenir fut Le Pensec, socialiste. Comme elle fut de nouveau négligée voire méprisée, écotaxe de Ségolène, bonnets rouges, etc! elle a viré rebelle progressivement, hors le seul parti antisystème est le RN.
Merci pour votre analyse mais arrêtez d’employer l’expression « s’ils n’ont pas de pain qu’ils mangent de la brioche » qui est une construction de la propagande antiroyaliste, elle a même été attribuée à Marie-Antoinette.
Kenavo