Par François Bousquet.
Publié hier soir dans le JDD, alors que l’issue des législatives n’avait pas encore été dévoilée, cet article de François Bousquet ramène à quelques réalités et notamment aux limites de la stratégie de dédiabolision qui ne joue que quand l’adversaire y consent. Faire tout son possible pour ressembler aux autres perd en effet beaucoup de son efficacité dès lors que ces derniers commencent à crier à la supercherie et à organiser le barrage. C’est ce qu’ils ont fait et – pour l’instant – réussi, selon la pratique constante de notre République, hautement « conservatrice » d’elle-même et de son pouvoir. Comme l’ont toujours réalisé les hommes et les organisations constituant, avec sentiment d’exclusive propriété, le régime républicain. Volens nolens, le RN n’en fait pas partie. Voici donc la victoire du camp national renvoyée une fois de plus à demain. Le temps pour la France de descendre quelques marches supplémentaires de la courbe de son déclin. Par delà les facéties électorales et la fièvre parlementariste, par delà le retour des partis, il y a les problèmes réels posés au pays lancinants et graves, qui, eux, ne se règlent pas par palabres et combines, ni par l’arithmétique électorale.
On a beaucoup ironisé ces derniers temps sur le castor, infatigable bâtisseur de barrages, un peu moins sur le perroquet. Il aurait pourtant toute sa place dans la ménagerie politico-médiatique qui occupe le devant de la scène depuis les européennes, lui qui répète en boucle le même mantra : tout, sauf le RN ! Même les keffiehs palestiniens, même les fichés S, même les aboiements orduriers des rappeurs. Jusqu’à l’improbable retour de DSK.
Comme en 2002, le « Système » a ressorti avec une unanimité troublante sa botte secrète : elle a beau être éventée, elle n’en produit pas moins un effet de souffle toujours aussi puissant. Le « Système » apparaît dès lors pour ce qu’il est dans la grille de lecture du RN : l’expression plurivoque (journalistes, syndicalistes, magistrats, artistes, etc.) d’une pensée univoque, entraînant une polarisation extrême du champ politique. Il y a ceux qui sont dedans (les « insiders ») et ceux qui sont dehors (les « outsiders »). Entre les deux, aucun dialogue possible.
Bien avant le 7 octobre, le diable avait changé de domiciliation
Étonnamment, ce scénario n’était pourtant pas écrit d’avance. Bien avant le 7 octobre, le diable avait pour ainsi dire changé de domiciliation. Il se confondait avec Louis Boyard, Thomas Portes ou David Guiraud, en attendant la néo-passionaria et ex-fashionista Rima Hassan. De Grand Satan, le RN n’était guère plus qu’un Petit Satan, dont François Bayrou, après beaucoup d’autres, concédait qu’il n’était plus d’extrême droite. La « stratégie de la cravate » produisait ses effets. Au Palais-Bourbon, les parlementaires RN se démarquaient de leurs homologues dépenaillés de La France insoumise. Respectabilisation, crédibilisation, « opposition constructive », le RN semblait avoir fait sa mue et posé les jalons de son institutionnalisation, bien servi par les outrances de Mélenchon et conforté par des sondages d’où il ressortait que LFI était bien plus inquiétante que le RN.
Or, voilà que, par un coup de Trafalgar, le RN est redevenu en quelques jours ce qu’il avait cessé d’être pendant de longs mois : un parti infréquentable. À l’inverse des Insoumis, qui, quasi expulsés de l’arc républicain pour leurs outrances, se voyaient réhabilités, en dépit de quelques protestations de pure forme. Retournement spectaculaire.
La dédiabolisation du RN aurait-elle fait long feu ? À plus de 33 %, difficile d’en nier les bénéfices. Elle n’en reste pas moins problématique tant que la droite n’arrachera pas à la gauche son magistère moral. Ce qui fait de cette dernière le seul critère de vérité et lui permet de conserver le pouvoir alors qu’elle est minoritaire dans l’opinion, la diabolisation étant l’arme incapacitante de la gauche, celle qui paralyse les centres nerveux de la droite molle. Elle fonctionne comme un processus d’homologation des idées légitimes. Cela place la gauche en position non pas seulement de juge et d’arbitre, mais de législateur suprême. Car qu’est-ce que le pouvoir en dernière analyse ? C’est la production de la parole autorisée, du licite et de l’illicite. Celui qui en a le monopole contrôle la société. Or, c’est la gauche qui le possède.
« La gauche entretient le sentiment paranoïaque et délirant que nous sommes à la veille de 1933 »
Forte de ce magistère, elle peut entretenir le sentiment paranoïaque et délirant que nous sommes à la veille de 1933, Marine Le Pen en embuscade, avec Macron dans le rôle du maréchal Hindenburg s’apprêtant à confier les clés du pouvoir non pas à Adolf Hitler, mais à Eva Braun et à son Premier ministre. Quel être sensé peut croire à ces fables ? Et pourtant, le dispositif fonctionne, médiatiquement parlant, sans que l’on sache très bien qui y croit et qui fait semblant d’y croire.
Penser ainsi, c’est croire aux revenants, un peu comme les fantômes selon Mme du Deffand, très grande dame du XVIIIe siècle dont les traits d’esprit faisaient les délices de Cioran : « Je n’y crois pas, mais j’en ai peur », s’en piquait-elle. C’est à peu de choses près l’état d’esprit des vigilants face à l’épouvantail lepéniste. Qu’en sera-t-il des électeurs ? Pour au moins un tiers d’entre eux, cette stratégie de la diabolisation ne marche plus. Elle produit même l’effet inverse. C’est le retournement du stigmate. En attendant celui de l’opinion ? Ce soir ou en 2027 ? ■