Par Aristide Ankou.
« Il est des idées tellement absurdes que seuls des intellectuels peuvent y croire. » George Orwell.
Il est bien connu (ou il devrait l’être) que les mots, qui devraient nous servir à décrire la réalité, servent trop souvent à nous la cacher, et même à cacher des évidences.
Nous vivons sous l’emprise de métaphores que nous prenons pour la réalité, comme les prisonniers de la caverne de Platon (oui, c’est une métaphore).
Ainsi, par exemple, l’expression « front républicain ». Vous savez ? Le fameux « front républicain » qui aurait empêché le Rassemblement National d’obtenir la majorité, même relative, dans l’Assemblée Nationale élue ce dimanche.
Bien sûr, le scrutin de dimanche a confirmé que, pour un très grand nombre d’électeurs, la perspective d’être gouvernés par le RN n’est pas acceptable.
Mais attribuer cela à un « front républicain » tend à masquer la pluralité des motifs qui aboutissent à ce rejet. C’est accréditer l’idée que, si le Rassemblement National n’est pas considéré comme une option acceptable, c’est parce qu’il serait « anti-républicain ». Parce que son arrivée au pouvoir signifierait la fin de la démocratie et l’ouverture de camps d’extermination où s’entasseraient pêle-mêle les « immigrés », les homosexuels, les femmes qui refusent de rester au foyer et d’avoir 12 enfants, les courageux journalistes qui combattent le fascisme dans chacun de leurs articles, les animateurs de France-Inter et les intermittents du spectacle. Entre autres.
Certes, je n’ai pas de doute sur le fait que cette conception ait cours dans une partie de la population, et particulièrement chez les intellectuels puisque, comme le faisait remarquer Orwell, il est des idées tellement absurdes que seuls des intellectuels peuvent y croire.
Mais, à mon sens, le nombre de ceux qui chérissent cette fantaisie (qui donne sens et piment à leur existence) va plutôt en diminuant, alors qu’il existe un tout autre plafond de verre que le RN n’a absolument pas percé.
Le parti de Marine le Pen n’inspire pas confiance, tout simplement. C’est-à-dire qu’il ne parvient pas à convaincre un nombre suffisant d’électeurs, et de Français plus généralement, que lui confier la direction du pays serait une idée pas trop déraisonnable. Je ne dis même pas une bonne idée, je dis juste une idée sensée, en ce sens qu’il pourrait peut-être en résulter une amélioration de la situation globale du pays mais surtout que le risque de catastrophe parait minime.
Par exemple, laisser votre épouse prendre le volant de votre voiture n’est pas une idée déraisonnable, même si, bien sûr, vous estimez qu’elle conduit moins bien que vous. En revanche confier le volant à votre fils de neuf ans, ou bien à votre tonton alcoolique qui n’est jamais en dessous de deux grammes n’est pas une idée sensée (oui, c’est encore une métaphore).
Et pourquoi, à votre avis, le RN ne parvient-il pas à apparaitre comme une idée sensée ? On incriminera bien sûr les fluctuations de son programme, le caractère fantaisiste de certains chiffres ou de certaines propositions qu’il avance, les candidats, disons, baroques, qu’il présente parfois. Toutes choses vraies et qui jouent certainement, mais que l’on retrouve aussi, à des degrés divers, dans les autres partis politiques.
Alors qu’il y a quelque chose de tellement plus évident. Qui donc le RN présentait-il comme futur premier ministrable s’il devait obtenir la majorité à l’Assemblée nationale ? Jordan Bardella, soit un jeune homme de 28 ans qui ne peut se prévaloir d’aucune expérience professionnelle, d’aucune expérience du maniement des affaires publiques ni d’aucune expérience à un poste de direction quelconque, en dehors de sa formation politique. Quelqu’un qui, disons les choses franchement, n’a jamais rien réalisé de sa vie, pas même de modestes études supérieures, n’a mené à bien aucun projet difficile, n’a connu aucun échec sévère et n’a jamais, depuis qu’il est adulte, fréquenté d’autre milieu que celui de sa formation politique. Son seul titre de gloire apparent, et celui qui semble lui avoir valu son ascension fulgurante, c’est sa capacité à briller sur les plateaux de télévision et aussi à avoir presque deux millions d’abonnés sur Tik-tok.
Si vraiment vous pensez qu’il est sensé de confier le gouvernement d’une grande nation à un profil pareil, c’est que vous êtes prêt à croire n’importe quoi.
Mon sentiment est qu’un grand nombre de Français ne sont pas encore prêts à ce saut de la foi, et je ne saurais les en blâmer.
Peut-être Jordan Bardella possède-t-il d’immenses qualités d’homme d’Etat en réserve au fond de lui-même, mais le fait est que pour le moment il n’a strictement rien prouvé à ce sujet. Et il est raisonnable de ne pas vouloir acheter chat en poche.
Le fait que le RN accepte de présenter quelqu’un comme lui comme candidat aux plus hautes fonctions de l’Etat ne peut signifier que deux choses : soit le RN (c’est-à-dire, en fait, Marine le Pen) ne comprend absolument pas ce que signifie diriger un pays comme la France, soit ses rangs sont totalement dépourvus de personnalités présentant les garanties minimum nécessaires.
Dans un cas comme dans l’autre le résultat est le même. C’est celui de dimanche et ce sera celui des prochains scrutins décisifs (à la différence, par exemple, du scrutin européen, dont chacun sait bien qu’il n’emporte aucune conséquence pour le pays).
Il y a un pendant au « front républicain », c’est la « dédiabolisation », c’est-à-dire l’idée que le rejet du RN est profondément irrationnel et n’existe qu’à cause d’une sorte de complot médiatique. Si seulement les Français pouvaient voir le RN tel qu’il est, ils le porteraient au pouvoir.
Bien sûr, cette idée comporte une part de vérité, mais une part seulement. Et cette part masque cette autre vérité désagréable : il y a aussi de bonnes raisons, au moment décisif, de ne pas vouloir mettre un bulletin RN dans l’urne.
De trois choses l’une : soit le RN fait face à cette vérité désagréable et il admet alors qu’il lui reste beaucoup de travail avant de pouvoir prétendre légitimement franchir la dernière marche ; soit il ne voit pas où est le problème et considère que le scrutin de dimanche (comme ceux de 2017 et 2022) est une grande victoire qui en présage d’autres plus grandes encore ; soit il voit où est le problème mais il croit en sa bonne étoile et que les Français, dans un moment d’inattention ou de suprême exaspération (les deux sont souvent les mêmes), finiront par lui confier leur pays.
J’ai mon avis sur la question, mais je vous laisse vous faire le vôtre. ■ ARISTIDE ANKOU
* Précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur, (le 7 juillet 2024).
Aristide Ankou
Saines et pertinentes réflexions. Pourraient être étendues aux Attal, Séjourné, Rousseau, Loiseau, qui sais-je encore… et peut-être M. lui-même. L’oligarchie, par media interposés, nous impose cette télé-irréalité et les Français ne se révoltent que faiblement. Dites-nous encore, cher Ankou, ce qui peut rester dans le cerveau de gens qui, jours après jours, années après années, se vautrent des heures durant face à ces écrans géants, soleils de leur vie domestique. Des « patates sur canapé » selon l’expression US, ou des Poltrons de Sofas ?
L’échec du RN à capitaliser le premier tour lors du second est du à un puissant imaginaire collectif national dont l’effet a été les désistements systématiques et un barrage républicain qui demeure même affaibli.
Excellent analyse. Les Français ne sont pas dupes. Le RN n’est pas crédible à cause de son amateurisme. Cela n’est pas nouveau. Et tous ceux qui ont voulu corriger ce gros défaut ont pris la porte un moment ou un autre. Sur le terrain il n’y a pas de travail entre deux élections. Trop souvent aux abonnés absents. Les responsables locaux sont souvent choisis parce qu’ils ne feront pas d’ombre à l’Etat-major. La pratique des parachutages est désastreuse. Les gens vont et viennent et repartent et on ne les voit plus. Tout cela n’est pas nouveau et Marine Le Pen n’a pas corrigé ces défauts. Voilà la vraie raison de l’échec du RN.