PREMIÈRE PARTIE
I
Les tristes courlis, annonciateurs de l’automne, venaient d’apparaître en masse dans une bourrasque grise, fuyant la haute mer sous la menace des tourmentes prochaines. À l’embouchure des rivières méridionales, de l’Adour, de la Nivelle, de la Bidassoa qui longe l’Espagne, ils erraient au-dessus des eaux déjà froidies, volant bas, rasant de leurs ailes le miroir des surfaces. Et leurs cris, à la tombée de la nuit d’octobre, semblaient sonner la demi-mort annuelle des plantes épuisées.
Sur les campagnes pyrénéennes, toutes de broussailles ou de grands bois, les mélancolies des soirs pluvieux d’arrière-saison descendaient lentement, enveloppantes comme des suaires, tandis que Ramuntcho1 cheminait par le sentier de mousse, sans bruit, chaussé de semelles de cordes, souple et silencieux dans sa marche de montagnard.
Ramuntcho arrivait à pied de très loin, remontait des régions qui avoisinent la mer de Biscaye, vers sa maison isolée, qui était là-haut, dans beaucoup d’ombre, près de la frontière espagnole.
Autour du jeune passant solitaire, qui montait si vite sans peine et dont la marche en espadrilles ne s’entendait pas, des lointains, toujours plus profonds, se creusaient de tous côtés, très estompés de crépuscule et de brume.
L’automne, l’automne s’indiquait partout. Les maïs, herbages des lieux bas, si magnifiquement verts au printemps, étalaient des nuances de paille morte au fond des vallées, et, sur tous les sommets, des hêtres et des chênes s’effeuillaient. L’air était presque froid ; une humidité odorante sortait de la terre moussue, et, de temps à autre, il tombait d’en haut quelque ondée légère. On la sentait proche et angoissante, cette saison des nuages et des longues pluies, qui revient chaque fois avec son même air d’amener l’épuisement définitif des sèves et l’irrémédiable mort, – mais qui passe comme toutes choses et qu’on oublie, au suivant renouveau.
Partout, dans la mouillure des feuilles jonchant la terre, dans la mouillure des herbes longues et couchées, il y avait des tristesses de fin, de muettes résignations aux décompositions fécondes.
Mais l’automne, lorsqu’il vient finir les plantes, n’apporte qu’une sorte d’avertissement lointain à l’homme un peu plus durable, qui résiste, lui, à plusieurs hivers et se laisse plusieurs fois leurrer au charme des printemps. L’homme, par les soirs pluvieux d’octobre et de novembre, éprouve surtout l’instinctif désir de s’abriter au gîte, d’aller se réchauffer devant l’âtre, sous le toit que tant de millénaires amoncelés lui ont progressivement appris à construire. – Et Ramuntcho sentait s’éveiller au fond de soi-même les vieilles aspirations ancestrales vers le foyer basque des campagnes, le foyer isolé, sans contact avec les foyers voisins ; il se hâtait davantage vers le primitif logis, où l’attendait sa mère.
Çà et là, on les apercevait au loin, indécises dans le crépuscule, les maisonnettes basques, très distantes les unes des autres, points blancs ou grisâtres, tantôt au fond de quelque gorge enténébrée, tantôt sur quelque contrefort des montagnes aux sommets perdus dans le ciel obscur ; presque négligeables, ces habitations humaines, dans l’ensemble immense et de plus en plus confus des choses ; négligeables et s’annihilant même tout à fait, à cette heure, devant la majesté des solitudes et de l’éternelle nature forestière.
Ramuntcho s’élevait rapidement, leste, hardi et jeune, enfant encore, capable de jouer en route, comme s’amusent les petits montagnards, avec un caillou, un roseau, ou une branche que l’on taille en marchant. L’air se faisait plus vif, les alentours plus âpres, et déjà ne s’entendaient plus les cris des courlis, leurs cris de poulie rouillée, sur les rivières d’en bas. Mais Ramuntcho chantait l’une de ces plaintives chansons des vieux temps, qui se transmettent encore au fond des campagnes perdues, et sa naïve voix s’en allait dans la brume ou la pluie, parmi les branches mouillées des chênes, sous le grand suaire toujours plus sombre de l’isolement, de l’automne et du soir.
Pour regarder passer, très loin au-dessous de lui, un char à bœufs, il s’arrêta un instant, pensif. Le bouvier qui menait le lent attelage chantait aussi ; par un sentier rocailleux et mauvais, cela descendait dans un ravin baigné d’une ombre déjà nocturne.
Et bientôt cela disparut à un tournant, masqué tout à coup par des arbres, et comme évanoui dans un gouffre. Alors Ramuntcho sentit l’étreinte d’une mélancolie subite, inexpliquée comme la plupart de ses impressions complexes, et, par un geste habituel, tout en reprenant sa marche moins alerte, il ramena en visière, sur ses yeux gris très vifs et très doux, le rebord de son béret de laine.
Pourquoi ?… Qu’est-ce que cela pouvait lui faire, ce chariot, ce bouvier chanteur qu’il ne connaissait même pas ?… Évidemment rien… Cependant, de les avoir vus ainsi disparaître pour aller se gîter, comme sans doute chaque nuit, en quelque métairie isolée dans un bas-fond, la compréhension lui était venue, plus exacte, de ces humbles existences de paysan, attachées à la terre et au champ natal, de ces vies humaines aussi dépourvues de joies que celles des bêtes de labour, mais avec des déclins plus prolongés et plus lamentables. Et en même temps, dans son esprit avait passé l’intuitive inquiétude des ailleurs, des mille choses autres que l’on peut voir ou faire en ce monde et dont on peut jouir ; un chaos de demi-pensées troublantes, de ressouvenirs ataviques et de fantômes venait furtivement de s’indiquer, aux tréfonds de son âme d’enfant sauvage…
C’est qu’il était, lui, Ramuntcho, un mélange de deux races très différentes et de deux êtres que séparaient l’un de l’autre, si l’on peut dire, un abîme de plusieurs générations. Créé par la fantaisie triste d’un des raffinés de nos temps de vertige, il avait été inscrit à sa naissance comme « fils de père inconnu » et ne portait d’autre nom que celui de sa mère. Aussi ne se sentait-il pas entièrement pareil à ses compagnons de jeux ou de saines fatigues.
Silencieux pour un moment, il marchait moins vite vers son logis, par les sentiers déserts serpentant sur les hauteurs. En lui, le chaos des choses autres, des ailleurs lumineux, des splendeurs ou des épouvantes étrangères à sa propre vie, s’agitait confusément, cherchant à se démêler… Mais non, tout cela, qui était l’insaisissable et l’incompréhensible, restait sans lien, sans suite et sans forme, dans des ténèbres…
À la fin, n’y pensant plus, il recommença de chanter sa chanson : elle disait, par couplets monotones, les plaintes d’une fileuse de lin dont l’amant, parti pour une guerre éloignée, tardait à revenir ; elle était en cette mystérieuse langue euskarienne dont l’âge semble incalculable et dont l’origine demeure inconnue. Et peu à peu, sous l’influence de la mélodie ancienne, du vent et de la solitude, Ramuntcho se retrouva ce qu’il était au début de sa course, un simple montagnard basque de seize à dix-sept ans, formé comme un homme, mais gardant des ignorances et des candeurs de tout petit garçon.
Bientôt il aperçut Etchézar, sa paroisse, son clocher massif comme un donjon de forteresse ; auprès de l’église, quelques maisons étaient groupées ; les autres, plus nombreuses, avaient préféré se disséminer aux environs ; parmi des arbres, dans des ravins ou sur des escarpements. La nuit tombait tout à fait, hâtive ce soir, à cause des voiles sombres accrochés aux grandes cimes.
Autour de ce village, en haut ou bien dans les vallées d’en dessous, le pays basque apparaissait en ce moment comme une confusion de gigantesques masses obscures. De longues nuées dérangeaient les perspectives ; toutes les distances, toutes les profondeurs étaient devenues inappréciables, les changeantes montagnes semblaient avoir grandi dans la nébuleuse fantasmagorie du soir. L’heure, on ne sait pourquoi, se faisait étrangement solennelle, comme si l’ombre des siècles passés allait sortir de la terre. Sur ce vaste soulèvement qui s’appelle Pyrénées, on sentait planer quelque chose qui était peut-être l’âme finissante de cette race, dont les débris se sont là conservés et à laquelle Ramuntcho appartenait par sa mère…
Et l’enfant, composé de deux essences si diverses, qui cheminait seul vers son logis, à travers la nuit et la pluie, recommençait à éprouver, au fond de son être double, l’inquiétude des inexplicables ressouvenirs.
Enfin il arriva devant sa maison, – qui était très élevée, à la mode basque, avec de vieux balcons en bois sous d’étroites fenêtres, et dont les vitres jetaient dans la nuit du dehors une lueur de lampe. Près d’entrer, le bruit léger de sa marche s’atténua encore dans l’épaisseur des feuilles mortes : les feuilles de ces platanes taillés en voûte qui, suivant l’usage du pays, forment une sorte d’atrium devant chaque demeure.
Elle reconnaissait de loin le pas de son fils, la sérieuse Franchita, pâle et droite dans ses vêtements noirs, – celle qui jadis avait aimé et suivi l’étranger ; puis, qui, sentant l’abandon prochain, était courageusement revenue au village pour habiter seule la maison délabrée de ses parents morts. Plutôt que de rester dans la grande ville là-bas, et d’y être gênante et quémandeuse, elle avait vite résolu de partir, de renoncer à tout, de faire un simple paysan basque de ce petit Ramuntcho qui, à son entrée dans la vie, avait porté des robes brodées de soie blanche.
Il y avait quinze ans de cela, quinze ans qu’elle était revenue, clandestinement, à une tombée de nuit pareille à celle-ci. Dans les premiers temps de ce retour, muette et hautaine avec ses compagnes d’autrefois par crainte de leurs dédains, elle ne sortait que pour aller à l’église, la mantille de drap noir abaissée sur les yeux. Puis, à la longue, les curiosités apaisées, elle avait repris ses habitudes d’avant, si vaillante d’ailleurs et si irréprochable que tous l’avaient pardonnée.
Pour accueillir et embrasser son fils, elle sourit de joie et de tendresse ; mais, silencieux par nature, renfermés tous deux, ils ne se disaient guère que ce qu’il était utile de se dire. ■ (À suivre)
1 Raymond, Ramon, Ramuntcho : le même nom.