Lui, s’assit à sa place accoutumée, pour manger la soupe et le plat fumant qu’elle lui servit sans parler. La salle, soigneusement peinte à la chaux, s’égayait à la lueur subite d’une flambée de branches, dans la cheminée haute et large, garnie d’un feston de calicot blanc. Dans des cadres, accrochés en bon ordre, il y avait les images de première communion de Ramuntcho, et différentes figures de saints ou de saintes, avec des légendes basques ; puis la Vierge du Pilar, la Vierge des angoisses, et des chapelets, des rameaux bénits. Les ustensiles du ménage luisaient, bien alignés sur des planches scellées aux murailles ; – chaque étagère toujours ornée d’un de ces volants en papier rose, découpés et ajourés, qui se fabriquent en Espagne et où sont invariablement imprimées des séries de personnages dansant avec des castagnettes, ou bien des scènes de la vie des toréadors. Dans cet intérieur blanc, devant cette cheminée joyeuse et claire, on éprouvait une impression de chez soi, un tranquille bien être, qu’augmentait encore la notion de la grande nuit mouillée d’alentour, du grand noir des vallées, des montagnes et des bois.
Franchita, comme chaque soir, regardait longuement son fils, le regardait embellir et croître, prendre de plus en plus un air de décision et de force, à mesure qu’une moustache brune se dessinait davantage au-dessus de ses lèvres fraîches.
Quand il eut soupé, mangé avec son appétit de jeune montagnard plusieurs tranches de pain et bu deux verres de cidre, il se leva, disant :
– Je m’en vais dormir, car nous avons du travail pour cette nuit.
– Ah ! demanda la mère, et à quelle heure dois-tu te réveiller ?
– À une heure, sitôt la lune couchée. On viendra siffler sous la fenêtre.
– Et qu’est-ce que c’est ?
– Des ballots de soie et des ballots de velours.
– Et avec qui vas-tu ?
– Les mêmes que d’habitude : Arrochkoa, Florentino et les frères Iragola. C’est comme l’autre nuit, pour le compte d’Itchoua, avec qui je viens de m’engager… Bonsoir, ma mère !… Oh ! nous ne serons pas tard dehors, et, sûr, je rentrerai avant l’heure de la messe…
Alors, Franchita pencha la tête sur l’épaule solide de son fils, avec une câlinerie presque enfantine, différente tout à coup de sa manière habituelle ; et, la joue contre la sienne, elle resta longuement et tendrement appuyée, comme pour dire, dans un confiant abandon de volonté : « Cela me trouble encore un peu, ces entreprises de nuit ; mais, réflexion faite, ce que tu veux est toujours bien ; je ne suis qu’une dépendance de toi, et toi, tu es tout… »
Sur l’épaule de l’étranger, jadis, elle avait coutume de s’appuyer et de s’abandonner ainsi, dans le temps où elle l’aimait.
Quand Ramuntcho fut monté dans sa petite chambre, elle demeura songeuse plus longtemps que de coutume avant de reprendre son travail d’aiguille… Ainsi, cela devenait décidément son métier, ces courses nocturnes où l’on risque de recevoir les balles des carabiniers d’Espagne !… D’abord il avait commencé par amusement, par bravade, comme font la plupart d’entre eux, et comme en ce moment débutait son ami Arrochkoa dans la même bande que lui ; ensuite, peu à peu, il s’était fait un besoin de cette continuelle aventure des nuits noires ; il désertait de plus en plus, pour ce métier rude, l’atelier en plein vent du charpentier, où elle l’avait mis en apprentissage, à tailler des solives dans des troncs de chênes.
Et voilà donc ce qu’il serait dans la vie, son petit Ramuntcho, autrefois si choyé en robe blanche et pour qui elle avait naïvement fait tant de rêves : contrebandier !… Contrebandier et joueur de pelote, – deux choses d’ailleurs qui vont bien ensemble et qui sont basques essentiellement.
Elle hésitait pourtant encore à lui laisser suivre cette voie imprévue. Non par dédain pour les contrebandiers, oh ! non, car son père, à elle, l’avait été ; ses deux frères aussi ; l’aîné tué d’une balle espagnole au front, une nuit qu’il traversait à la nage la Bidassoa, le second réfugié aux Amériques pour échapper à la prison de Bayonne ; l’un et l’autre respectés pour leur audace et leur force… Non, mais lui, Ramuntcho, le fils de l’étranger, lui, sans doute, aurait pu prétendre à l’existence moins dure des hommes de la ville, si, dans un mouvement irréfléchi et un peu sauvage, elle ne l’avait pas séparé de son père pour le ramener à la montagne basque… En somme, il n’était pas sans cœur, le père de Ramuntcho ; quand fatalement il s’était lassé d’elle, il avait fait quelques efforts pour ne pas le laisser voir et jamais il ne l’aurait abandonnée avec son enfant, si, d’elle-même, par fierté, elle n’était partie… Alors ce serait peut-être un devoir, aujourd’hui, de lui écrire, pour lui demander de s’occuper de ce fils…
Et maintenant l’image de Gracieuse se présentait tout naturellement à son esprit, comme chaque fois qu’elle songeait à l’avenir de Ramuntcho ; celle-là, c’était la petite fiancée que, depuis tantôt dix ans, elle souhaitait pour lui. (Dans les campagnes encore en arrière des façons actuelles, c’est l’usage de se marier tout jeune, souvent même de se connaître et de se choisir dès les premières années de la vie.) Une petite aux cheveux ébouriffés en nuage d’or, fille d’une amie d’enfance à elle, Franchita, d’une certaine Dolorès Detcharry, qui avait toujours été orgueilleuse – et qui était restée méprisante depuis l’époque de la grande faute…
Certes, l’intervention du père dans l’avenir de Ramuntcho serait un appoint décisif pour obtenir la main de cette petite – et permettrait même de la demander à Dolorès avec une certaine hauteur, après les rivalités anciennes… Mais Franchita sentait un grand trouble la pénétrer tout entière, à mesure que se précisait en elle la pensée de s’adresser à cet homme, de lui écrire demain, de le revoir peut-être, de remuer cette cendre… Et puis, elle retrouvait en souvenir le regard si souvent assombri de l’étranger, elle se rappelait ses vagues paroles de lassitude infinie, d’incompréhensible désespérance ; il avait l’air de voir toujours, au delà de son horizon à elle, des lointains de gouffres et de ténèbres, et, bien qu’il ne fût pas un insulteur des choses sacrées, jamais il ne priait, lui donnant ce surcroît de remords de s’être alliée à quelque païen pour qui le ciel resterait fermé. Ses amis, d’ailleurs, étaient pareils à lui, des raffinés aussi, sans foi, sans prière, échangeant entre eux, à demi-mots légers, des pensées d’abîme… Mon Dieu, si Ramuntcho à leur contact allait devenir comme eux tous ! – et déserter les églises, fuir les sacrements et la messe !… Alors, elle se remémorait les lettres de son vieux père, – aujourd’hui décomposé dans la terre profonde, sous une dalle de granit, contre les fondations de son église paroissiale, – ces lettres en langue euskarienne qu’il lui adressait là-bas, après les premiers mois d’indignation et de silence, dans la ville où elle avait traîné sa faute : « Au moins, ma pauvre Franchita, ma fille, es-tu dans un pays où les hommes sont pieux et vont régulièrement aux églises ?… » Oh ! non, ils n’étaient guère pieux, les hommes de la grande ville, pas plus les élégants dont le père de Ramuntcho faisait sa compagnie, que les plus humbles travailleurs du quartier de banlieue où elle vivait cachée ; tous, emportés par un même courant loin des dogmes héréditaires, loin des antiques symboles… Et Ramuntcho, dans de tels milieux, comment résisterait-il ?…
D’autres raisons encore, moindres peut-être, l’arrêtaient aussi. Sa dignité hautaine qui là-bas, dans cette ville, l’avait maintenue honnête et solitaire, se cabrait vraiment à l’idée qu’il faudrait reparaître en solliciteuse devant son amant d’autrefois. Puis, son bon sens supérieur, que rien n’avait jamais pu égarer ni éblouir, lui disait du reste qu’il était trop tard à présent pour tout changer ; que Ramuntcho, jusqu’ici ignorant et libre, ne saurait plus atteindre les dangereuses régions de vertige où s’était élevée l’intelligence de son père, mais plutôt qu’il languirait en dessous comme un déclassé. Et enfin un sentiment presque inavoué à elle-même gisait très puissant au fond de son cœur : la crainte angoissée de le perdre, ce fils, de ne plus le guider, de ne plus le tenir, de ne plus l’avoir… Alors, en cet instant des réflexions décisives, après avoir hésité durant des années, voici que de plus en plus elle inclinait à s’entêter pour jamais dans son silence vis-à-vis de l’étranger et à laisser couler humblement la vie de son Ramuntcho près d’elle, sous le regard protecteur de la Vierge, des saints et des saintes… Restait la question de Gracieuse Detcharry… Eh bien, mais, elle l’épouserait quand même, son fils, tout contrebandier et pauvre qu’il allait être ! Avec son instinct de mère un peu farouchement aimante, elle devinait que cette petite était déjà prise assez pour ne se déprendre jamais ; elle avait vu cela dans ses yeux noirs de quinze ans, obstinés et graves sous le nimbe doré des cheveux… Gracieuse épousant Ramuntcho pour son charme seul, envers et contre la volonté maternelle !… Ce qu’il y avait de rancuneux et de vindicatif dans l’âme de Franchita se réjouissait même tout à coup de ce plus grand triomphe sur la fierté de Dolorès…
Autour de la maison isolée où, sous le grand silence de minuit, elle décidait seule de l’avenir de son fils, l’Esprit des ancêtres basques flottait, sombre et jaloux aussi, dédaigneux de l’étranger, craintif des impiétés, des changements, des évolutions de races ; – l’Esprit des ancêtres basques, le vieil Esprit immuable qui maintient encore ce peuple les yeux tournés vers les âges antérieurs ; le mystérieux Esprit séculaire, par qui les enfants sont conduits à agir comme avant eux leurs pères avaient agi, au flanc des mêmes montagnes, dans les mêmes villages, autour des mêmes clochers…
Un bruit de pas maintenant dans le noir du dehors !… Quelqu’un marchant doucement en espadrilles sur l’épaisseur des feuilles de platane en jonchée par terre… Puis, un coup de sifflet d’appel…
Comment, déjà !… Déjà une heure du matin !…
Tout à fait résolue à présent, elle ouvrit la porte au chef contrebandier avec un sourire accueillant que celui-ci ne lui connaissait pas :
– Entrez, Itchoua, dit-elle, chauffez-vous… tandis que je vais moi-même réveiller le fils. ■ (À suivre)