Un homme grand et large, cet Itchoua, maigre avec une épaisse poitrine, entièrement rasé comme un prêtre, suivant la mode des Basques de vieille souche ; sous le béret qu’il n’ôtait jamais, une figure incolore, inexpressive, taillée comme à coups de serpe, et rappelant ces personnages imberbes, archaïquement dessinés sur les missels du XVe siècle. Au-dessous de ses joues creusées, la carrure des mâchoires, la saillie des muscles du cou donnaient la notion de son extrême force. Il avait le type basque accentué à l’excès ; des yeux trop rentrés sous l’arcade frontale ; des sourcils d’une rare longueur, dont les pointes, abaissées comme chez les madones pleureuses, rejoignaient presque les cheveux aux tempes. Entre trente ans ou cinquante ans, il était impossible de lui assigner un âge. Il s’appelait José-Maria Gorostéguy ; mais, d’après la coutume, n’était connu dans le pays que sous ce surnom d’Itchoua (l’aveugle) donné jadis par plaisanterie, à cause de sa vue perçante qui plongeait dans la nuit comme celle des chats. D’ailleurs, chrétien pratiquant, marguillier de sa paroisse et chantre à voix tonnante. Fameux aussi pour sa résistance aux fatigues, capable de gravir les pentes pyrénéennes durant des heures au pas de course avec de lourdes charges sur les reins.
Ramuntcho descendit bientôt, frottant ses paupières encore alourdies d’un jeune sommeil, et, à son aspect, le morne visage d’Itchoua fut illuminé d’un sourire. Continuel chercheur de garçons énergiques et forts pour les enrôler dans sa bande, sachant les y retenir, malgré des salaires minimes, par une sorte de point d’honneur spécial, il s’y connaissait en jarrets, en épaules, aussi bien qu’en caractères, et il faisait grand cas de sa recrue nouvelle.
Franchita, avant de les laisser partir, appuya encore la tête un peu longuement contre le cou de son fils ; puis, elle accompagna les deux hommes jusqu’au seuil de sa porte, ouverte sur le noir immense, – et récita pieusement le Pater pour eux, tandis qu’ils s’éloignaient dans l’épaisse nuit, dans la pluie, dans le chaos des montagnes, vers la ténébreuse frontière…
II
Quelques heures plus tard, à la pointe incertaine de l’aube, à l’instant où s’éveillent les bergers et les pêcheurs.
Ils s’en revenaient joyeusement, les contrebandiers, leur entreprise terminée.
Partis à pied, avec des précautions infinies de silence, par des ravins, par des bois, par de dangereux gués de rivière, ils s’en revenaient comme des gens n’ayant jamais rien eu à cacher à personne, en traversant la Bidassoa, au matin pur, dans une barque de Fontarabie louée sous la barbe des douaniers d’Espagne.
Tout l’amas de montagnes et de nuages, tout le sombre chaos de la précédente nuit s’était démêlé presque subitement, comme au coup d’une baguette magicienne. Les Pyrénées, rendues à leurs proportions réelles, n’étaient plus que de moyennes montagnes, aux replis baignés d’une ombre encore nocturne, mais aux crêtes nettement coupées dans un ciel qui déjà s’éclaircissait. L’air s’était fait tiède, suave, exquis à respirer, comme si tout à coup on eût changé de climat ou de saison, – et c’était le vent de sud qui commençait à souffler, le délicieux vent de sud spécial au pays basque, qui chasse devant lui le froid, les nuages et les brumes, qui avive les nuances de toutes choses, bleuit le ciel, prolonge à l’infini les horizons, donne, même en plein hiver, des illusions d’été.
Le batelier qui ramenait en France les contrebandiers poussait du fond avec sa perche longue, et la barque se traînait, à demi échouée. En ce moment, cette Bidassoa, par qui les deux pays sont séparés, semblait tarie, et son lit vide, d’une excessive largeur, avait l’étendue plate d’un petit désert.
Le jour allait décidément se lever, tranquille et un peu rose. On était au 1er du mois de novembre ; sur la rive espagnole, là-bas, très loin, dans un couvent de moines, une cloche de l’extrême matin sonnait clair, annonçant la solennité religieuse de chaque automne. Et Ramuntcho, bien assis dans la barque, doucement bercé et reposé après les fatigues de la nuit, humait ce vent nouveau avec un bien-être de tous ses sens ; avec une joie enfantine, il voyait s’assurer un temps radieux pour cette journée de Toussaint, qui allait lui apporter tout ce qu’il connaissait des fêtes de ce monde : la grand’messe chantée, la partie de pelote devant le village assemblé, puis enfin la danse du soir avec Gracieuse, le fandango au clair de lune sur la place de l’église.
Il perdait peu à peu conscience de sa vie physique, Ramuntcho, après sa nuit de veille ; une sorte de torpeur, bienfaisante sous les souffles du matin vierge, engourdissait son jeune corps, laissant son esprit en demi-rêve. Il connaissait bien d’ailleurs ces impressions et ces sensations-là, car les retours à pointe d’aube, en sécurité dans une barque où l’on s’endort, sont la suite habituelle des courses de contrebande.
Et tous les détails aussi de cet estuaire de la Bidassoa lui étaient familiers, tous ses aspects, qui changent suivant l’heure, suivant la marée monotone et régulière… Deux fois par jour le flot marin revient emplir ce lit plat ; alors, entre la France et l’Espagne, on dirait un lac, une charmante petite mer où courent de minuscules vagues bleues, – et les barques flottent, les barques vont vite ; les bateliers chantent leurs airs des vieux temps, qu’accompagnent le grincement et les heurts des avirons cadencés. Mais quand les eaux se sont retirées, comme en ce moment-ci, il ne reste plus entre les deux pays qu’une sorte de région basse, incertaine et de changeante couleur, où marchent des hommes aux jambes nues, où des barques se traînent en rampant.
Ils étaient maintenant au milieu de cette région-là, Ramuntcho et sa bande, moitié sommeillant sous la lumière à peine naissante. Les couleurs des choses commençaient à s’indiquer, au sortir des grisailles de la nuit. Ils glissaient, ils avançaient par à-coups légers, tantôt parmi des velours jaunes qui étaient des sables, tantôt à travers des choses brunes, striées régulièrement et dangereuses aux marcheurs, qui étaient des vases. Et des milliers de petites flaques d’eau, laissées par le flot de la veille, reflétaient le jour naissant, brillaient sur l’étendue molle comme des écailles de nacre. Dans le petit désert jaune et brun, leur batelier suivait le cours d’un mince filet d’argent qui représentait la Bidassoa à l’étale de basse mer. De temps à autre, quelque pêcheur croisait leur route, passait tout près d’eux en silence, sans chanter comme les jours où l’on rame, trop affairé à pousser du fond, debout dans sa barque et manœuvrant sa perche avec de beaux gestes plastiques.
En rêvant, ils approchaient de la rive française, les contrebandiers. Et là-bas, de l’autre côté de la zone étrange sur laquelle ils voyageaient comme en traîneau, cette silhouette de vieille ville qui les fuyait lentement, c’était Fontarabie ; ces hautes terres qui montaient dans le ciel avec des physionomies si âpres, c’étaient les Pyrénées espagnoles. Tout cela était l’Espagne, la montagneuse Espagne, éternellement dressée là en face et sans cesse préoccupant leur esprit : pays qu’il faut atteindre en silence par les nuits noires, par les nuits sans lune, sous les pluies d’hiver ; pays qui est le perpétuel but des courses dangereuses ; pays qui, pour les hommes du village de Ramuntcho, semble toujours fermer l’horizon du sud-ouest, tout en changeant d’apparence suivant les nuages et les heures ; pays qui s’éclaire le premier au pâle soleil des matins et masque ensuite, comme un sombre écran, le soleil rouge des soirs…
Il adorait sa terre basque, Ramuntcho, – et ce matin-là était une des fois où cet amour entrait plus profondément en lui-même. Dans la suite de son existence, pendant les exils, le souvenir de ces retours délicieux à l’aube, après les nuits de contrebande, devait lui causer d’indéfinissables et très angoissantes nostalgies. Mais son amour pour le sol héréditaire n’était pas aussi simple que celui de ses compagnons d’aventure. Comme à tous ses sentiments, comme à toutes ses sensations, il s’y mêlait des éléments très divers. D’abord l’attachement instinctif et non analysé des ancêtres maternels au terroir natal, puis quelque chose de plus raffiné provenant de son père, un reflet inconscient de cette admiration d’artiste qui avait retenu ici l’étranger pendant quelques saisons et lui avait donné le caprice de s’allier avec une fille de ces montagnes pour en obtenir une descendance basque…
III
Onze heures maintenant, les cloches de France et d’Espagne sonnant à toute volée et mêlant par-dessus la frontière leurs vibrations des religieuses fêtes.
Baigné, reposé et en toilette, Ramuntcho se rendait avec sa mère à la grand’messe de la Toussaint. Par le chemin jonché de feuilles rousses, ils descendaient tous deux vers leur paroisse, sous un chaud soleil qui donnait l’illusion de l’été.
Lui, vêtu d’une façon presque élégante et comme un garçon de la ville, sauf le traditionnel béret basque, qu’il portait de côté, en visière sur ses yeux d’enfant. Elle, droite et fière, la tête haute, l’allure distinguée, dans une robe d’une forme très nouvelle ; l’air d’une femme du monde, sauf la mantille de drap noir qui couvrait ses cheveux et ses épaules : dans la grande ville jadis, elle avait appris à s’habiller – et du reste, au pays basque où cependant tant de traditions anciennes sont conservées, les femmes et les filles des moindres villages ont toutes pris l’habitude de se costumer au goût du jour, avec une élégance inconnue aux paysannes des autres provinces françaises.
Ils se séparèrent, ainsi que l’étiquette le commande, en arrivant dans le préau de l’église, où des cyprès immenses sentaient le midi et l’orient. D’ailleurs, elle ressemblait du dehors à une mosquée, leur paroisse, avec ses grands vieux murs farouches, percés tout en haut seulement de minuscules fenêtres, avec sa chaude couleur de vétusté, de poussière et de soleil.
Tandis que Franchita entrait par une des portes du rez-de-chaussée, Ramuntcho prenait un vénérable escalier de pierre qui montait le long de la muraille extérieure et conduisait dans les hautes tribunes réservées aux hommes. ■ (À suivre)