– Arrêtons-nous pour souffler un peu, propose Itchoua.
Et ils lèvent leurs avirons, tout haletants, trempés de sueur et de pluie. Les voici de nouveau immobiles sous l’ondée froide qu’ils ne semblent pas sentir. On n’entend plus, dans le vaste silence, que le souffle peu à peu calmé des poitrines, la petite musique des gouttes d’eau qui tombent et leurs ruissellements légers.
Mais tout à coup, de cette barque qui était si tranquille et qui n’avait plus que l’importance d’une ombre à peine réelle au milieu de tant de nuit, un cri s’élève, suraigu, terrifiant ; il remplit le vide et s’en va déchirer les lointains… Il est parti de ces notes très hautes qui n’appartiennent d’ordinaire qu’aux femmes, mais avec quelque chose de rauque et de puissant qui indique plutôt le mâle sauvage ; il a le mordant de la voix des chacals et il garde quand même on ne sait quoi d’humain qui fait davantage frémir ; on attend avec une sorte d’angoisse qu’il finisse, et il est long, long, il oppresse par son inexplicable longueur… Il avait commencé comme un haut bramement d’agonie, et voici qu’il s’achève et s’éteint en une sorte de rire, sinistrement burlesque, comme le rire des fous…
Cependant, autour de l’homme qui vient de crier ainsi à l’avant de la barque, aucun des autres ne s’étonne ni ne bouge. Et après quelques secondes d’apaisement silencieux, un nouveau cri semblable part de l’arrière, répondant au premier et passant par les mêmes phases, – qui sont de tradition infiniment ancienne.
Et c’est simplement l’irrintzina, le grand cri basque, qui s’est transmis avec fidélité du fond de l’abîme des âges jusqu’aux hommes de nos jours, et qui constitue l’une des étrangetés de cette race aux origines enveloppées de mystère. Cela ressemble au cri d’appel de certaines tribus Peaux-Rouges dans les forêts des Amériques ; la nuit, cela donne la notion et l’insondable effroi des temps primitifs, quand, au milieu des solitudes du vieux monde, hurlaient des hommes au gosier de singe.
On pousse ce cri pendant les fêtes, ou bien pour s’appeler le soir dans la montagne, et surtout pour célébrer quelque joie, quelque aubaine imprévue, une chasse miraculeuse ou un coup de filet heureux dans l’eau des rivières.
Et ils s’amusent, les contrebandiers, à ce jeu des ancêtres ; ils donnent de la voix pour glorifier leur entreprise réussie, ils crient par besoin physique de se dédommager de leur silence de tout à l’heure.
Mais Ramuntcho reste muet et sans un sourire. Cette sauvagerie soudaine le glace, bien qu’elle lui soit depuis longtemps connue ; elle le plonge dans les rêves qui inquiètent et ne se démêlent pas.
Et puis, il a senti ce soir une fois de plus combien était incertain et changeant son seul appui au monde, l’appui de cet Arrochkoa sur qui il aurait pourtant besoin de pouvoir compter comme sur un frère ; ses audaces et ses succès au jeu de paume le lui rendront sans doute, mais une défaillance, un rien, peut à tout moment le lui faire perdre. Alors il lui semble que l’espoir de sa vie n’a plus de base, que tout s’évanouit comme une inconsistante chimère.
IX
C’était le soir de la Saint-Sylvestre.
Toute la journée, s’était maintenu ce ciel sombre qui est si souvent le ciel du pays basque – et qui va bien d’ailleurs avec les âpres montagnes, avec la mer bruissante mauvaise, en bas, au fond du golfe de Biscaye.
Au crépuscule de ce dernier jour de l’année, à l’heure où les feux de branches retiennent les hommes autour des foyers épars dans la campagne, à l’heure où le gîte est désirable et délicieux, Ramuntcho et sa mère allaient s’asseoir pour souper, quand on frappa discrètement à leur porte.
L’homme qui leur arrivait de la nuit du dehors, au premier aspect leur sembla inconnu ; quand il se fut nommé seulement (José Bidegarray, d’Hasparitz), ils se rappelèrent le matelot parti depuis des années pour naviguer aux Amériques.
– Voilà, dit-il après avoir accepté une chaise, voilà quelle commission l’on m’a chargé de vous faire. Une fois, à Rosario de l’Uruguay, comme je causais sur les docks avec d’autres Basques émigrés là-bas, un homme, qui pouvait avoir cinquante ans environ, s’est approché de moi, en m’entendant parler d’Etchézar.
« – Vous en êtes, vous, d’Etchézar ? m’a-t-il demandé.
« – Non, mais du bourg d’Hasparitz, qui n’en est guère éloigné.
« Alors il m’a fait des questions sur toute votre famille. J’ai dit : – Les vieux sont morts, le frère aîné a été tué à la contrebande, le second a disparu aux Amériques ; il ne reste plus que Franchita avec son fils Ramuntcho, un beau jeune garçon qui peut avoir dans les dix-huit ans aujourd’hui.
« Il était tout songeur en m’écoutant parler.
« – Eh bien, m’a-t-il dit pour finir, puisque vous retournez là-bas, vous leur direz le bonjour de la part d’Ignacio.
« Et, après m’avoir offert un verre à boire, il s’en est allé…
Franchita s’était levée, tremblante et encore plus pâle que de coutume. Ignacio, le plus aventurier de toute la famille, son frère disparu depuis dix années sans donner de ses nouvelles !…
Comment était-il ? Quelle figure ? Habillé de quelle façon ?… Avait-il l’air heureux, au moins, ou la tenue d’un pauvre ?
– Oh ! répondit le matelot, il marquait bien encore, malgré ses cheveux gris ; pour le costume, il paraissait un homme à son aise, avec une belle chaîne d’or à sa ceinture.
Et c’était tout ce qu’il pouvait dire, par exemple, cela, avec ce naïf et rude bonjour dont il était porteur ; au sujet de l’exilé, il n’en savait pas davantage, et peut-être, jusqu’à la mort, Franchita n’apprendrait jamais rien de plus sur ce frère, presque inexistant comme un fantôme.
Puis, quand il eut vidé un verre de cidre, il reprit sa route, le messager étrange qui se rendait là-haut dans son village. Alors, ils se mirent à table sans se parler, la mère et le fils ; elle, la silencieuse Franchita, distraite, avec des larmes qui faisaient briller ses yeux ; lui, troublé aussi, mais d’une manière différente, par la pensée de cet oncle, courant là-bas la grande aventure.
Au sortir de l’enfance, quand Ramuntcho commençait à déserter l’école, à vouloir suivre les contrebandiers dans la montagne, Franchita avait coutume de lui dire en le grondant :
– D’ailleurs, tu tiens de ton oncle Ignacio, on ne fera jamais rien de toi !…
Et c’était vrai qu’il tenait de son oncle Ignacio, qu’il était fasciné par toutes les choses dangereuses, inconnues et lointaines…
Ce soir donc, si elle ne parlait pas à son fils du message qui venait de leur être transmis, c’est qu’elle devinait le sens de sa rêverie sur les Amériques et qu’elle avait peur de ses réponses. Du reste, chez les campagnards ou chez les gens du peuple, les petits drames profonds et intimes se jouent sans paroles, avec des malentendus jamais éclaircis, des phrases seulement devinées et d’obstinés silences.
Mais, comme ils finissaient leur repas, ils entendirent un chœur de voix jeunes et gaies, qui se rapprochait, accompagné d’un tambour : les garçons d’Etchézar, venant prendre Ramuntcho pour l’emmener avec eux faire en musique le tour du village, suivant la coutume des nuits de la Saint-Sylvestre, entrer dans chaque maison, y boire un verre de cidre et y donner une joyeuse sérénade sur un air du vieux temps.
Et Ramuntcho, oubliant l’Uruguay et l’oncle mystérieux, redevint enfant, dans son plaisir de les suivre et de chanter avec eux le long des chemins obscurs, ravi surtout de penser qu’on entrerait chez les Detcharry et qu’il reverrait un instant Gracieuse.
X
Le changeant mois de mars était arrivé, et avec lui l’enivrement du printemps, joyeux pour les jeunes, mélancolique pour ceux qui déclinent.
Et Gracieuse avait recommencé de s’asseoir, au crépuscule des jours déjà allongés, sur le banc de pierre devant sa porte.
Oh ! les vieux bancs de pierre, autour des maisons, faits dans les temps passés, pour les rêveries des soirées douces et pour les causeries éternellement pareilles des amoureux !…
La maison de Gracieuse était très ancienne, comme la plupart des maisons de ce pays basque, où les années changent, moins qu’ailleurs, les choses… Elle avait deux étages ; un grand toit débordant, en pente rapide ; des murailles comme une forteresse, que l’on blanchissait à la chaux tous les étés ; de très petites fenêtres, avec des entourages de granit taillé et des contrevents verts. Au-dessus de la porte de façade, un linteau de granit portait une inscription en relief ; des mots compliqués et longs, qui, pour des yeux de Français, ne ressemblaient à rien de connu. Cela disait : « Que notre Sainte Vierge bénisse cette demeure, bâtie en l’an 1630 par Pierre Detcharry, bedeau, et sa femme Damasa Irribarne, du village d’Istaritz. » Un jardinet de deux mètres de large, entouré d’un mur bas pour permettre de voir passer le monde, séparait la maison du chemin ; il y avait là un beau laurier-rose de pleine terre, étendant son feuillage méridional au-dessus du banc des soirs, et puis des yuccas, un palmier, et des touffes énormes de ces hortensias, qui deviennent géants ici, dans ce pays d’ombre, sous ce tiède climat enveloppé si souvent de nuages. Par derrière ensuite, venait un verger mal clos, qui dévalait jusqu’à un chemin abandonné, favorable aux escalades d’amants.
Les rayonnants matins de lumière qu’il y eut ce printemps-là, et les tranquilles soirs roses !…
Après une semaine de pleine lune, qui maintenait jusqu’au jour les campagnes toutes bleues de rayons, et où les gens d’Itchoua ne travaillaient plus, – tant était clair leur domaine habituel, tant s’illuminaient leurs grands fonds vaporeux de Pyrénées et d’Espagne, – la fraude de frontière reprit de plus belle, dès que le croissant aminci fut redevenu discret et matinal.
Alors, par ces beaux temps recommencés, la contrebande des nuits fut exquise à faire ; métier de solitude et de rêve où l’âme des naïfs et très pardonnables fraudeurs grandissait inconsciemment en contemplation du ciel et des ténèbres animées d’étoiles, – comme il arrive pour l’âme des gens de mer veillant sur la marche nocturne des navires, et comme il arrivait jadis pour l’âme des pasteurs de l’antique Chaldée. ■ (À suivre)