Sitôt la nuit descendue, elle doit poindre de la côte d’Espagne, la barque de contrebande, rapportant le phosphore très prohibé. Et, sans qu’elle touche la rive, eux doivent aller chercher cette marchandise-là, en s’avançant à pied dans le lit de la rivière, avec de longs bâtons pointus à la main, pour se donner, s’ils étaient par hasard pris, des airs de gens qui pèchent innocemment des « platuches ».
L’eau de la Bidassoa est cette nuit un miroir immobile et clair, un peu plus lumineux que le ciel, où se reproduisent et se renversent toutes les constellations d’en haut, toute la montagne espagnole d’en face, découpée en silhouette si sombre dans l’atmosphère tranquille. L’été, l’été, on a de plus en plus conscience de son approche, tant la nuit s’annonce limpide et douce, tant il y a ce soir de langueur tiède épandue sur ce recoin du monde, où manœuvrent silencieusement les contrebandiers.
Mais cet estuaire, qui sépare les deux pays, semble en ce moment à Ramuntcho plus mélancolique que de coutume, plus fermé et plus muré devant lui par ces noires montagnes, au pied desquelles brillent à peine çà et là deux ou trois incertaines lumières. Et alors, il est repris par son désir de connaître ce qu’il y a au delà, et au delà encore… Oh ! s’en aller ailleurs !… Échapper, au moins pour un temps, à l’oppression de ce pays, – cependant si aimé ! – Avant la mort, échapper à l’oppression de cette existence toujours pareille et sans issue. Essayer d’autre chose, sortir d’ici, voyager, savoir !…
Puis, tout en surveillant les petits lointains terrestres où la barque doit poindre, il lève les yeux de temps à autre vers ce qui se passe au-dessus, dans l’infini, regarde la lune nouvelle, dont le croissant, mince autant qu’une ligne, s’abaisse et va disparaître ; regarde les étoiles, dont il a observé, comme tous les gens de son métier, pendant tant d’heures nocturnes, la marche lente et réglée ; s’inquiète au fond de lui-même des proportions et des éloignements inconcevables de ces choses…
Dans son village d’Etchézar, le vieux prêtre qui lui avait jadis appris son catéchisme, intéressé par sa jeune intelligence en éveil, lui a prêté des livres, a continué avec lui des causeries sur mille sujets, et, à propos des astres, lui a donné la notion des mouvements et des immensités, a entrouvert devant ses yeux les grands abîmes des espaces et des durées. Alors, dans son âme, les doutes innés, les effrois et les désespérances qui sommeillaient, tout ce que son père lui avait légué en sombre héritage, tout cela a pris forme noire et s’est dressé. Sous le grand ciel des nuits, sa foi de petit Basque a commencé de faiblir. Son âme n’est plus assez simple pour admettre aveuglément les dogmes et les observances, et, comme tout devient incohérence et désordre dans sa jeune tête si étrangement préparée, dont personne n’a pris la direction, il ne sait pas qu’il est sage de se soumettre, avec confiance quand même, aux formules vénérables et consacrées, derrière lesquelles se cache peut-être tout ce que nous pouvons entrevoir des vérités inconnaissables.
Donc, ces cloches de Pâques qui, l’année dernière encore, l’avaient rempli d’un sentiment religieux et doux, cette fois ne lui ont semblé qu’une musique quelconque, plutôt mélancolique et presque vaine. Et, à présent qu’elles viennent de se taire, il écoute, avec une tristesse indéfinie, venir de là-bas ce bruit puissant et sourd, presque incessant depuis les origines, que font les brisants de la mer de Biscaye et qui, par les soirs paisibles, s’entend au loin jusque derrière les montagnes.
Mais son rêve flottant change encore… C’est que, maintenant, l’estuaire qui achève de s’enténébrer, et où ne se voient plus les amas d’habitations humaines, lui semble peu à peu devenir différent ; puis, étrange tout à coup, comme si quelque mystère allait s’y accomplir ; il n’en perçoit plus que les grandes lignes abruptes, qui sont presque éternelles, et il s’étonne de penser confusément à des temps plus anciens, d’une antiquité imprécise et obscure… L’Esprit des vieux âges, qui parfois sort de terre durant les nuits calmes, aux heures où dorment les êtres perturbateurs de nos jours, l’Esprit des vieux âges commence sans doute de planer dans l’air autour de lui ; il ne définit pas bien cela car son sens d’artiste et de voyant, qu’aucune éducation n’a affiné, est demeuré rudimentaire ; mais il en a la notion et l’inquiétude… Dans sa tête, c’est encore et toujours un chaos, qui perpétuellement cherche à se démêler sans y parvenir jamais… Cependant, quand les deux cornes agrandies et rougies de la lune s’enfoncent lentement derrière la montagne toute noire, les aspects des choses prennent, pour un inappréciable instant, on ne sait quoi de farouche et de primitif ; alors, une mourante impression des époques originelles, qui était restée on ne sait où dans l’espace, se précise pour lui d’une façon soudaine, et il en est troublé jusqu’au frisson. Voici même qu’il songe sans le vouloir à ces hommes des forêts qui vivaient ici dans les temps, dans les temps incalculés et ténébreux, parce que tout à coup, d’un point éloigné de la rive, un long cri basque s’élève de l’obscurité en fausset lugubre, un irrintzina, la seule chose de son pays avec laquelle jamais il n’a pu se familiariser entièrement… Mais un grand bruit dissonant et moqueur se fait dans le lointain, des fracas de ferraille, des sifflets : un train de Paris à Madrid, qui passe là-bas, derrière eux, dans le noir de la rive française. Et l’Esprit des vieux temps replie ses ailes d’ombre et s’évanouit. Le silence a beau revenir : après le passage de cette chose bête et rapide, l’Esprit qui a fui ne reparaît plus…
Enfin, la barque que Raymond attendait avec Florentino se décide à poindre là-bas, à peine perceptible pour d’autres yeux que les leurs, petite forme grise qui laisse derrière elle des rides légères sur ce miroir couleur de ciel de nuit où les étoiles se reflètent renversées. C’est du reste l’heure bien choisie, l’heure où les douaniers veillent le plus mal ; l’heure aussi où l’on y voit le moins, quand les derniers reflets du soleil et ceux du croissant de lune viennent de s’éteindre, et que les yeux des hommes ne sont pas encore habitués à l’obscurité.
Alors, pour aller chercher ce phosphore prohibé, ils prennent leurs longs bâtons de pêche et entrent tous deux silencieusement dans l’eau…
XIV
Il y avait une grande partie de paume arrangée pour dimanche prochain à Erribiague, un village très éloigné, du côté des hautes montagnes. Ramuntcho, Arrochkoa et Florentino y joueraient contre trois célèbres d’Espagne ; ils devaient ce soir s’exercer, se délier les bras sur la place d’Etchézar, et Gracieuse, avec quelques autres petites filles de son âge, était venue s’asseoir sur les bancs de granit, pour les regarder faire. Jolies, toutes ; des airs élégants, avec leurs corsages de couleurs pâles, taillés d’après les plus récentes fantaisies de la saison. Et elles riaient, ces petites, elles riaient ! Elles riaient parce qu’elles avaient commencé de rire et sans savoir de quoi. Un rien, un demi-mot de leur vieille langue basque, dit sans le moindre à-propos par l’une d’elles, et les voilà toutes pâmées… Ce pays est vraiment un des coins du monde où le rire des filles éclate le mieux, sonnant le cristal clair, sonnant la jeunesse et les gorges fraîches.
Arrochkoa était là depuis longtemps, le gant d’osier au bras, lançant seul la pelote, que, de temps à autre, des enfants lui ramassaient. Mais Raymond, Florentino, à quoi donc pensaient-ils ? Comme ils étaient en retard !…
Ils arrivèrent enfin, la sueur au front, la démarche pesante et embarrassée. Et, comme les petites rieuses les interrogeaient, avec ce ton moqueur que les filles, lorsqu’elles sont en troupe, prennent d’ordinaire pour interpeller les garçons, ils sourirent, et chacun d’eux frappa sa propre poitrine qui rendit un son de métal… Par des sentiers de la Gizune, ils revenaient à pied d’Espagne, bardés et alourdis de monnaie de cuivre à l’effigie du gentil petit roi Alphonse XIII. Nouveau truc de contrebandiers : pour le compte d’Itchoua, ils avaient changé là-bas, à bénéfice, une grosse somme d’argent contre des pièces de billon, destinées à être ensuite écoulées au pair, pendant les foires prochaines, dans différents villages des Landes où les sous espagnols ont communément cours. À eux deux, ils rapportaient dans leurs poches, dans leur chemise, contre leur peau, une quarantaine de kilos de cuivre. Ils firent tomber tout cela en pluie, sur l’antique granit des bancs, aux pieds des petites très amusées, les chargeant de le leur garder et de le compter ; puis, après s’être essuyé le front, avoir soufflé un peu, ils commencèrent de jouer et de sauter, se trouvant tout légers à présent et plus lestes que de coutume, cette surcharge en moins.
À part trois ou quatre enfants de l’école qui couraient comme de jeunes chats après les pelotes égarées, il n’y avait qu’elles, les petites, assises en groupe perdu tout en bas de ces rangées de gradins déserts, dont les vieilles pierres rougeâtres avaient en ce moment leurs herbes et leurs fleurettes d’avril. Robes d’indienne, clairs corsages blancs ou roses, elles étaient toute la gaîté de ce lieu solennellement triste. À côté de Gracieuse, Pantchika Dargaignaratz, une autre blonde de quinze ans, qui était fiancée à son frère Arrochkoa et allait l’épouser sans tarder, car celui-ci, comme fils de veuve, ne devait pas de service à l’armée. Et, critiquant les joueurs, alignant sur le granit les rangées de sous empilés, elles riaient, elles chuchotaient, avec leur accent chanté, avec toujours leurs finales en rra ou en rrik, faisant rouler si alertement les r qu’on eût dit à chaque instant des bruits d’ailes de moineau dans leurs bouches.
Eux aussi, les garçons, s’en donnaient de rire, et venaient fréquemment, sous prétexte de repos, s’asseoir parmi elles. Pour jouer, elles les gênaient et les intimidaient trois fois plus que le public des grands jours, – si railleuses, toutes ! ■ (À suivre)