Ramuntcho apprit là de sa petite fiancée une chose qu’il n’aurait jamais osé espérer : elle avait obtenu l’autorisation de sa mère pour venir aussi à cette fête d’Erribiague, assister à la partie de paume et visiter ce pays qu’elle ne connaissait pas ; c’était arrangé, qu’elle irait en voiture, avec Pantchika et madame Dargaignaratz ; et on se retrouverait là-bas ; peut-être même serait-il possible de combiner un retour tous ensemble.
Depuis tantôt deux semaines que leurs rendez-vous du soir étaient commencés, c’était la première fois qu’il avait l’occasion de lui parler ainsi dans le jour et devant les autres, – et leur manière s’en trouvait différente, plus cérémonieuse d’apparence, avec, en dessous, un très suave mystère. Il y avait longtemps aussi qu’il ne l’avait vue si bien et de si près au grand jour : or, elle embellissait encore beaucoup à ce printemps-là ; elle était jolie, mais jolie !… Sa poitrine devenait plus ronde et sa taille plus mince ; son allure gagnait chaque jour en souplesse élégante. Elle continuait de ressembler à son frère, les mêmes traits réguliers, le même ovale parfait ; mais la différence de leurs yeux allait s’accentuant : tandis que ceux d’Arrochkoa, d’une nuance bleu-vert qui semblait fuyante par elle-même, se dérobaient quand on les regardait, les siens au contraire, prunelles et cils noirs, se dilataient pour vous regarder fixement. Ramuntcho n’en connaissait de semblables à personne ; il en adorait la tendresse franche, et aussi l’interrogation anxieuse et profonde. Bien avant qu’il se fût fait homme et accessible aux duperies des sens, ces yeux-là s’étaient emparés de sa première petite âme d’enfant par tout ce qu’elle avait de meilleur et de plus pur. Et voici maintenant qu’autour de tels yeux, la grande Transformeuse énigmatique et souveraine avait mis toute une beauté de chair, qui appelait irrésistiblement sa chair à lui pour une communion suprême…
Ils étaient fort distraits, les joueurs, par le groupe des petites filles, des corsages blancs et des corsages roses, et ils riaient eux-mêmes de se voir jouer plus mal que de coutume. Au-dessus d’elles, qui n’occupaient qu’un petit coin du vieil amphithéâtre de granit, montaient des rangées de bancs vides un peu en ruines ; puis, les maisons d’Etchézar, si paisiblement isolées du reste du monde ; puis enfin la masse obscure, encombrante de la Gizune, emplissant le ciel et se mêlant à d’épais nuages qui dormaient contre ses flancs. Nuages immobiles, inoffensifs et sans menace de pluie ; nuages de renouveau, qui étaient d’une couleur tourterelle et qui semblaient tièdes comme l’air de cette soirée. Et, dans une déchirure, bien moins haut que la cime dominatrice de tout ce lieu, une lune ronde commençait de s’argenter à mesure que déclinait le jour.
Ils jouèrent, au beau crépuscule, jusqu’à l’heure des premières chauves-souris, jusqu’à l’heure où la pelote envolée ne se voyait vraiment plus assez dans l’air. Peut-être sentaient-ils inconsciemment tous que l’instant était rare et ne se retrouverait plus : alors, autant que possible, ils le prolongeaient…
Et, pour finir, on s’en alla tous ensemble porter à Itchoua ses sous d’Espagne. En deux parts, on les avait mis dans deux grosses serviettes rousses qu’un garçon et une fille tenaient à chaque bout, et on marchait en mesure, en chantant l’air de « la Fileuse de Lin ».
Comme ce crépuscule d’avril était long, clair et doux !… Il y avait déjà des roses et toutes sortes de fleurs, devant les murs des vénérables maisons blanches aux auvents bruns ou verts. Des jasmins, des chèvrefeuilles, des tilleuls embaumaient. Pour Gracieuse et Raymond, c’était l’une de ces heures exquises que plus tard, dans la tristesse angoissée des réveils, on se rappelle avec un regret à la fois déchirant et charmé…
Oh ! qui dira pourquoi il y a sur terre des soirs de printemps, et de si jolis yeux à regarder, et des sourires de jeunes filles, et des bouffées de parfums que les jardins vous envoient quand les nuits d’avril tombent, et tout cet enjôlement délicieux de la vie, puisque c’est pour aboutir ironiquement aux séparations, aux décrépitudes et à la mort…
XV
Le lendemain vendredi, le départ s’organise pour ce village où la fêle aura lieu le dimanche suivant. Il est situé très loin, dans une ombreuse région, au tournant d’une gorge profonde, au pied de très hautes cimes. Arrochkoa y est né et y a passé les premiers mois de sa vie, au temps où son père habitait là comme brigadier des douanes françaises ; mais il en est parti trop enfant pour en garder le moindre souvenir.
Dans la petite voiture des Detcharry, Gracieuse, Pantchika et, un long fouet à la main, madame Dargaignaratz, sa mère, qui doit conduire, partent ensemble à l’angélus de midi, pour se rendre directement là-bas par les routes de montagne.
Ramuntcho, Arrochkoa et Florentino, qui ont à régler des affaires de contrebande à Saint-Jean-de-Luz, prennent un grand détour pour arriver de nuit à Erribiague, par le petit chemin de fer qui relie Bayonne à Burguetta. Aujourd’hui, ils sont insouciants et heureux tous les trois ; jamais bonnets basques n’ont coiffé plus joyeuses figures.
La nuit tombe quand ils s’enfoncent, par ce petit train de Burguetta, dans le tranquille pays intérieur. Les wagons sont pleins d’une foule très gaie, foule des soirs de printemps qui s’en revient de quelque fête, jeunes filles coiffées sur la nuque d’un mouchoir de soie, jeunes garçons en bérets de laine ; tout ce monde chante, rit et s’embrasse. Malgré l’obscurité envahissante, on distingue encore les haies toutes blanches d’aubépines, les bois tout blancs de fleurs d’acacias ; dans les compartiments ouverts, pénètre une senteur à la fois violente et suave que la campagne exhale. Et sur toutes ces floraisons blanches d’avril, de plus en plus effacées par la nuit, le train qui passe jette, comme un sillage de joie, le refrain d’une vieille chanson navarraise, indéfiniment recommencée à pleine gorge, par ces filles et ces garçons, dans le fracas des roues et de la vapeur…
Erribiague ! Aux portières, on crie ce nom qui les fait tressaillir tous trois. La bande chanteuse était depuis quelque temps descendue, les laissant presque seuls dans ce train devenu silencieux. Des montagnes plus hautes sur le parcours avaient rendu la nuit très épaisse, – et ils dormaient presque.
Tout ahuris, ils sautent à terre, au milieu d’une obscurité où même leurs yeux de contrebandiers ne distinguent plus rien. C’est à peine si, tout en haut, brillent quelques étoiles, tant le ciel est encombré par les cimes surplombantes.
– Où est le village ? demandent-ils à un homme qui est là seul pour les recevoir.
– À un quart de lieue, de ce côté, sur la droite.
En effet, ils commencent à distinguer la traînée grise d’une route, tout de suite perdue au cœur de l’ombre. Et dans le grand silence, dans l’humide fraîcheur de ces vallées pleines de ténèbres, ils se mettent en marche sans parler, leur gaîté un peu éteinte par la majesté noire des cimes qui gardent ici la frontière.
Voici enfin un vieux pont courbe, sur un torrent ; puis, le village endormi que n’annonçait aucune lumière. Et l’auberge, où pourtant brille une lampe, est là tout près, adossée à la montagne, les pieds dans l’eau vive et bruissante.
D’abord, on les conduit à leurs petites chambres, qui ont l’air honnête, – et l’air propret malgré leur vétusté extrême : bien basses, bien écrasées par leurs énormes solives, et, sur toutes leurs murailles blanchies à la chaux, des images du Christ, de la Vierge et des saints.
Ensuite, ils redescendent s’attabler pour souper dans la salle d’entrée, où sont assis deux ou trois vieux en costume d’autrefois : large ceinture, blouse noire, très courte, à mille plis. Et Arrochkoa ne se tient pas de leur demander, vaniteux de son ascendance, s’ils n’ont pas connu Detcharry, qui fut ici brigadier de douane, il y aura tantôt dix-huit ans.
Un des vieux le dévisage, en avançant la tête, la main sur les yeux :
– Ah ! vous êtes son fils, vous, je parie, pour sûr ! Vous lui ressemblez trop !… Detcharry ! Si je m’en souviens, de Detcharry !… Il m’a pris dans les temps plus de deux cents ballots de marchandises, tel que vous me voyez !… Ça ne fait rien, tenez, touchez là tout de même si vous êtes son fils !
Et le vieux fraudeur, qui fut un grand chef de bande, sans rancune, avec effusion, serre les deux mains d’Arrochkoa.
C’est que ce Detcharry est resté fameux à Erribiague, pour ses ruses, ses embuscades, ses captures de marchandises de contrebande, avec lesquelles plus tard il s’est fait ces petites rentes, dont jouissent Dolorès et ses enfants.
Et Arrochkoa s’enorgueillit, tandis que Ramuntcho baisse la tête, se sentant d’une condition plus humble, lui qui n’a pas de père.
– Vous ne seriez pas aussi dans la douane, comme votre défunt père était, vous par hasard ? continue le vieux sur un ton de goguenardise.
– Oh ! non, pas précisément… Tout le contraire, même…
– Ah ! bien !… Compris !… Alors, touchez là encore une fois… Et ça me venge de Detcharry, tenez, de savoir que son fils s’est mis dans la contrebande comme nous autres !…
Ils font apporter du cidre et ils boivent ensemble, tandis que les vieillards redisent les exploits et les ruses de jadis, toutes les anciennes histoires des nuits de la montagne ; ils parlent un basque un peu différent de celui d’Etchézar, village où la langue se conserve plus nettement articulée, plus incisive, plus pure peut-être. Raymond et Arrochkoa s’étonnent de cet accent du haut pays, qui adoucit les mots et qui les chante ; ces conteurs à cheveux blancs leur semblent presque des étrangers, dont la causerie serait une suite de strophes monotones, indéfiniment répétées comme dans les antiques complaintes. Et, dès qu’ils se taisent, les bruits légers du sommeil de ces campagnes arrivent des paisibles et fraîches ténèbres extérieures. Les grillons chantent ; on entend, au pied de l’auberge, le torrent bouillonner et courir ; on entend là-haut s’égoutter les terribles cimes surplombantes, qui sont tapissées de feuillées épaisses et pleines de sources vives… Il dort, le tout petit village, écrasé et perdu dans son creux de ravin, et on a le sentiment que la nuit d’ici est une nuit plus noire qu’ailleurs et plus mystérieuse. ■ (À suivre)