Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« … Et nous, nous disons que toutes les guerres européennes pour l’équilibre et contre la suprématie d’une puissance auxquelles l’Angleterre a été mêlée se sont étendues sur une durée considérable. »
L’Angleterre s’est décidée : ce n’est pas sans que nous ayons passé vingt-quatre heures d’anxiété mortelle. Lundi, au Parlement, sir Edward Grey (Photo de droite) n’avait pas été très catégorique. On sentait une hésitation chez les ministres, une résistance dans la majorité radicale des Communes, une indifférence dans l’opinion. La violation de la neutralité belge a tout emporté en donnant à l’Angleterre le plus puissant des motifs pour déclarer la guerre à l’Allemagne. Car l’Angleterre sera la seule des puissances de la Triple Entente qui ait envoyé un ultimatum à l’Allemagne, tandis que la Russie et la France en ont reçu chacune un…
Le propre de cette guerre, c’est qu’elle sera soutenue, du côté anglais et du côté français, par des gouvernements non seulement pacifiques, mais pacifistes, c’est-à-dire doctrinalement persuadés que la phase guerrière était close dans l’histoire de l’humanité. Du côté ennemi, c’est un état militaire dont toutes les forces sont tendues vers la préparation de la guerre. Comment les conséquences d’un conflit éclatant entre deux conceptions, deux mécanismes politiques aussi différents, n’alarmerait-il pas ceux qui observent, ceux qui réfléchissent, ceux qui savent ? Et nous, nous disons que toutes les guerres européennes pour l’équilibre et contre la suprématie d’une puissance auxquelles l’Angleterre a été mêlée se sont étendues sur une durée considérable. Moins l’Angleterre est préparée à frapper un coup décisif, plus le conflit menace de durer, et de durer à nos dépens : car, en France, tout le monde sert. La France n’a pas pour se protéger contre l’invasion le « ruban d’argent », le magique anneau des mers qui protège le Royaume Uni…
En France, tout est pour le mieux et le patriotisme a surgi de toutes parts… Le gouvernement a une attitude honorable. Il se tient aussi bien que possible. Le message de Poincaré n’a pas paru tout à fait assez chaleureux. L’expression en est terne.
Le public attendait des paroles qui fussent à l’unisson de son bel enthousiasme. Mais ce sont des jurisconsultes, des hommes de bureau qui lui parlent, et au nom de quoi élèveraient-ils le ton ?… Nos homme d’Etat s’efforcent d’imiter le flegme et la tenue du parlementarisme à l’anglaise. Combien de temps cela durera-t-il ? Hier, à la Chambre (anniversaire de la nuit du 4 août), il y a eu réconciliation enthousiaste, communion de tous les partis. Mais, dans les coulisses, les partisans s’agitent, prononcent l’exclusive contre tels et tels. C’est ainsi que la reconstitution d’un grand ministère avec Delcassé, Léon Bourgeois, Briand, etc a échoué. Peut-être cela est-il meilleur : ces grands chefs se fussent dévorés entre eux…
Au ministère de la Marine, la nomination d’Augagneur produit le plus mauvais effet. « Est-ce une plaisanterie ? » a demandé à pleine voix à travers le téléphone un haut fonctionnaire de la rue Royale à qui on apprenait le nom du nouveau ministre…
Tout ce qui n’est pas mobilisé cherche à s’engager, à se rendre utile pour la durée de la guerre. Qui n’est pas soldat a le sentiment d’une diminution, d’une sorte de honte. Du reste, il n’y a rien à faire pour la moment. Aux plus impatients, on offre de renforcer la police de la banlieue. Il faut laisser la mobilisation se faire sans trouble. Elle s’annonce bien, et le déchet (insoumis, déserteurs) est inférieur à toutes les prévisions : 6 pour cent au lieu de 20 pour cent régulièrement prévus, annonce-t-on. Les hommes ne manquent pas.
J’ai rencontré X…, qui, malgré ses cheveux blancs et les années, a gardé l’élégance et la politesse d’un homme du monde qui a vu le second Empire. Ce vieux Parisien tient à rester à Paris quoi qu’il arrive. Son héroïsme à lui, ce sera de ne pas quitter sa ville. ■ JACQUES BAINVILLE
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source.
Je trouve remarquable la Vision de Bainville, qui dés le départ sent que la guerre sera longue, et qu’elle sera difficile, et mesure bien notre degré d’impréparation, autant politique que militaire.
De fait, il s’en est fallu de peu que nous ne soyons balayés. Le succès de la Marne peut être attribué à la Vista du général Galliéni, où comme le disent certains à l’intervention de la très sainte vierge…N’oublions pas d’ailleurs le général Castelnau qui a empêché le débordement Allemand par l’est, sur la trouée de Charmes.
D’ailleurs après la bataille de Verdun où celui-ci joue un rôle décisif, il prépare la contre offensive de la Somme, qui aurait pu terminer la guerre dés 1916, si Foch et Joffre, n’avaient pas interrompu leur attaque au sud, pour des raison incompréhensibles… Cette fois ci, le général de Castelnau ne pouvait pas intervenir, alors qu’il avait minutieusement préparé cette possible contre offensive, car il avait éloigné du front, sans doute par méfiance. Les cathos, n’est-ce pas…N’épiloguons pas, mais on ne peut que saluer Bainville, une fois encore…
Merci de ces intéressantes réflexions.